CINQUANTE ANS APRÉS VATICAN II : le chant du cygne ?

          Ils étaient tous là, ce 11 octobre 1962.

          Tous assis en rangs d’oignons, le crâne rasé, le visage fatigué et les yeux cernés par l’observance monastique. « Mes frères ! », me suis-je dit en les regardant !

          Deux jours auparavant, j’avais tout quitté pour entrer au noviciat de cette abbaye bénédictine.

           Tous assis, fascinés par cette petite boîte (prêtée pour l’occasion) dans laquelle défilaient des images somptueuses. Ciel ! une télé, à l’intérieur des murs de l’abbaye ! C’était la première fois depuis sa fondation, une télé pour voir le pape marcher vers l’autel dans la nef de St Pierre de Rome.

          La deuxième fois, ce serait en juillet 1969, pour voir un autre homme marcher sur la lune.

          Avec le Vatican et la lune, les moines avaient fait le tour de l’univers : plus jamais une télé ne franchirait le seuil de l’abbaye.

           Quand le pape Jean XXIII, agenouillé devant le maître-autel, s’est levé pour ouvrir solennellement le Concile Vatican II, en l’abbaye lointaine les moines se sont dressés, d’un seul bloc. Et c’est debout, figés d’émotion, qu’ils ont entendu les premier mots du pape : « Ego, papa Johannes… »

          Je les entends encore, comme si c’était hier.

           Dans mon milieu de bourgeoisie athée, on ne parlait pas du Concile : mais sur la planète, son annonce avait suscité une curiosité et un espoir immenses. En m’accueillant le 9 octobre, le Père Abbé (mon supérieur) m’avait seulement dit : « Mon frère, un concile va s’ouvrir dans deux jours, beaucoup de choses vont changer. En attendant, vous vivrez ici comme un mérovingien. »

          Je devins donc un mérovingien en attente de mutations.

           La Curie romaine avait annoncé que le Concile durerait trois semaines : il a duré quatre ans. Deux mille évêques au chevet de l’Église et du monde pendant quatre ans.

          La première session fut un round d’observation, qui commença par le rejet des Pères conciliaires de tous les textes préparés par la Curie, et qu’elle voulait leur faire voter tels quels pour se débarrasser au plus vite de cette assemblée dont elle se méfiait.

           Ầ juste titre : les évêques avaient bien l’intention de se faire entendre.

           Jean XXIII mourut peu après la fin de cette première session. Il y en eût trois autres, qui suscitèrent dans l’Église catholique et dans le monde une fermentation incroyable, dont devaient en partie sortir les révoltes de mai 68 : un monde nouveau allait naître ! Enfin, la voix du Jésus de l’évangile allait se faire entendre, par-dessus et au-delà de l’épaisse carapace des traditions et des dogmes !

           Des textes furent votés, qui ouvraient en effet les perspectives d’un aggiornamento, d’une mise à jour de l’Église. Parmi eux :

           1. Un texte sur la liturgie, qui introduisait la langue et les coutumes de chaque peuple dans la prière officielle de l’Église. Symbole parlant, visible, de sa volonté de s’adapter à un monde qui avait changé depuis la Renaissance.

            2. Un deuxième sur l’œcuménisme, qui aurait rendu possible l’union de tous les chrétiens. Dans les couloirs de l’abbaye, on avait placardé une grande affiche : une église catholique avec son clocher, une orthodoxe avec son bulbe et un temple protestant, qui n’étaient plus séparés que par les ruines de murs écroulés.

          La légende : « Les murs de la séparation ne montent pas jusqu’au ciel ! »

           3. Un troisième sur l’ouverture de l’Église au monde contemporain, qui n’était plus considéré comme un terrain de jeu occupé par les forces du Mal, mais l’espace dans lequel les hommes et les femmes trouveraient le chemin du salut, grâce à une Église accueillante.

           Après des discussions épiques, un dernier texte ne fut pas voté : celui qui transformait le gouvernement de l’Église en instituant la collégialité épiscopale. Une majorité d’évêques voulaient abolir la monarchie papale absolue, les décisions étant prises par le pape et par les évêques.

          Devant les menaces de la minorité conservatrice, le pape Paul VI céda et ‘’se réserva la question’’.

           En octobre 1967, un an après la clôture du Concile, j’arrivai à Rome, petit étudiant perdu dans la Ville éternelle.

          J’ai assisté à la rencontre historique entre le Patriarche Athénagoras et Paul VI, à St Paul-hors-les-murs. Après la cérémonie, Athénagoras a voulu recevoir les moines un à un : quand je me suis agenouillé devant lui, il a pris ma tête dans ses mains fines et a embrassé mon crâne rasé : sur ma tête, l’Orient venait de rencontrer l’Occident.

           C’était un sommet, après lequel il n’y eût plus que glissades et abandons du formidable élan – et de l’immense espoir – suscités par le Concile.

          Arrivé au pouvoir en septembre 1978, Jean-Paul II s’employa à revenir en arrière, aidé efficacement par un certain Joseph Ratzinger.

           1. Sur la liturgie, les conservateurs faisaient une fixation à cause de sa visibilité. Jean-Paul II tint bon, mais son successeur officialisa le retour aux rites de la Renaissance.

           2. Sur l’œcuménisme, des conversations, discrètes, avaient été entamées entre Paul VI et l’archevêque de Westminster. On était sur le point de reconnaître la validité des ordinations anglicanes, réintégrant ainsi dans l’Église catholique non seulement l’Église anglicane (présente partout dans le Commonwealth) mais les Méthodistes américains.

          Dès l’arrivée de Jean-Paul II, un coup d’arrêt définitif fut donné à ces conversations : les murs de la séparation montaient bien jusqu’au ciel.

           3. L’ouverture au monde : le polonais fit une fixation sur la sexualité, et remplaça l’ouverture au monde par des voyages dans le monde, ce qui n’était pas la même chose.

           Enfin, Paul VI avait mis en œuvre un timide essai de collégialité épiscopale : Jean-Paul II y mit brutalement fin. On lira dans ce blog le témoignage de Mgr Rembert Weakland (cliquez), avec lequel j’ai vécu pendant quatre ans, sur la brutalité de la reprise en mains de l’autorité monarchique de l’Église.

            On dit que les cygnes, avant de mourir, déploient leurs ailes pour lancer un dernier chant. Un demi-siècle plus tard, on constate que Vatican II a été le chant du cygne de l’Église catholique. L’occasion qui s’offrait à elle – redevenir ce qu’elle prétend être, un ferment qui fait lever la pâte – a été manquée.

          Une occasion qui ne se représentera pas.

           Avant de mourir le 31 août dernier à l’âge de 85 ans, le cardinal Martini rédigea son testament, dont voici un extrait (1) :

           L’Eglise est fatiguée, dans l’Europe du bien-être et en Amérique. Notre culture a vieilli, nos églises sont grandes, nos maisons religieuses sont vides et l’appareil bureaucratique de l’Eglise gonfle, nos rites et nos habits sont pompeux. Ces choses expriment-elles ce que nous sommes aujourd’hui ? Nous nous trouvons là comme le jeune homme riche, qui s’en va triste, lorsque Jésus l’appelle à devenir son disciple. Où sont chez nous les héros desquels s’inspirer ?

          L’Eglise est en retard de 200 ans. Comment se fait-il qu’elle ne se réveille pas ?

           Il semble qu’il soit trop tard : la planète s’est aperçue qu’elle n’avait plus rien à attendre de cette Église qui ne vit plus que de ses souvenirs.

          Trop tard pour se réveiller : le réveil a sonné le 11 octobre 1962, il a sonné longuement pendant quatre ans.

          L’Église l’a réduit au silence, et s’est retournée sur elle-même pour se rendormir.

                           M.B., 9 octobre / 11 octobre 2012

(1) Le Corriere della Sera du 1 septembre 2012.

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