LA MONDIALISATION, JÉSUS, LE CHRISTIANISME… et nous.

          Si Jésus vivait aujourd’hui, que dirait-il de la mondialisation que nous connaissons ? Il y a des réponses à cette question, mais elles ne peuvent être qu’obliques.

 I. Mondialisation

           Transformation de la planète en un vaste village transnational, où les biens et les personnes s’échangent à peu près librement en fonction d’une seule loi : celle du profit.

 -a- Elle s’accompagne de ce qu’Élie Cohen appelle une tribalisation : les états, identifiés jusque là par des réglementations issues de leur culture propre, sont remplacés par des tribus, associations d’individus motivées par le même appétit pour l’argent et le pouvoir qui l’accompagne. Les mafias sont l’une des formes prises par ces tribus.

           Historiquement, la mafia est née en Italie. Les anciens Romains avaient mis en place le système de la clientèle, personnes de rang inférieur qui dépendaient économiquement et socialement d’un patron. Chacun avait ses clients, à qui il rendait des services de tous ordres en échange de leur soutien et de leur allégeance.

          Lorsque (bien plus tard) les Bourbons occupèrent le sud de la péninsule, ils ignoraient tout des mentalités locales et se contentaient de prélever l’impôt. Un gouvernement parallèle, souterrain, s’est mis en place pour pallier aux carences de celui de l’occupant : la mafia était née. Elle organisait les échanges, instaura la première sécurité sociale et un système de retraites par solidarité entre le parrain et ses lieutenants, dont les familles n’étaient jamais laissées à l’abandon en cas d’accident de la vie. Elle fut donc bien acceptée par la population.

           Les tribus engendrées par la mondialisation ont reproduit ce système, mais à grande échelle : un réseau d’échanges parallèles, une forme de redistribution des richesses où le patron / parrain décide de tout, dirige tout, assure la sécurité de sa clientèle et se réserve la meilleure part des profits.

 -b- L’actuelle mondialisation s’accompagne d’une captation des gains de l’économie réelle au profit du système financier. Aux USA, 40 % du produit de l’activité économique sont captés par la finance, activité virtuelle où l’argent est devenu une matière première déconnectée de la production réelle. La crise de 2008 a mis en lumière la faillite et les dangers de cette financiarisation à outrance.

 II. Jésus et la mondialisation

           Ầ son époque, il existait déjà une forme de mondialisation : c’était l’Empire romain, qui monopolisait à son profit la production des pays conquis, les échanges de biens et de personnes. L’administration impériale recouvrait le monde connu d’alors, de l’Atlantique aux rives de l’Indus, de l’Écosse à la Somalie.

          Et l’on a dans l’évangile de Jean un exemple de clientèle avec Lazare, riche proprétaire qui reçoit ses clients à table ouverte (Jn 11 et 12).

          Certes, les États-vassaux conservaient une illusion d’autonomie : il y avait des rois, comme Hérode Antipas en Galilée, nommé et soutenu par Rome de qui il tenait son pouvoir. Des gouvernements fictifs, comme celui du grand prêtre de Jérusalem et de son Sanhédrin, dont les membres étaient cooptés parmi les grandes familles du pays. Mais de fait, la seule autonomie concédée à ces États était de nature religieuse (1). Avec beaucoup d’intelligence, Rome a compris qu’il fallait laisser aux peuples conquis leurs croyances – à une condition pourtant, accomplir publiquement, au moins une fois par an, les gestes rituels du culte rendu à l’empereur, c’est-à-dire au pouvoir romain.

          Tous les peuples conquis se pliaient volontiers à cette exigence minimale, se contentant d’ajouter l’empereur à leurs dieux locaux – sauf le peuple juif, ce qui irritait vivement Rome.

 -a- Jésus invente la laïcité (Mt 22,21) : rendre à César ce qui revient à César (l’impôt, l’économie et l’administration), à Dieu ce qui revient à Dieu. Cette deuxième injonction étant vague à souhait, et laissant ouverte la question du refus du culte dû à l’Empereur.

 -b- Il accepte et semble même encourager le capitalisme en vigueur dans tout l’Empire. Sa parabole des talents (qui est bien de lui) ne laisse aucun doute : il faut faire fructifier son avoir, et le faire en utilisant le système financier en place. « Pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque, demande le patron à son intendant ? Je l’aurais retrouvé avec un intérêt ! » (Lc 19,23). Laisser dormir son capital est quasiment un péché, en tout cas une attitude qu’il réprouve – alors qu’il loue les capitalistes qui doublent leur mise.

 -c- Mais il blâme le banquier qui refuse un délai de paiement : de même qu’un créancier lui a accordé, à lui, une facilité de crédit sur une grosse somme, de même il doit s’interdire « de prendre à la gorge et d’étrangler » ceux qui lui doivent une petite somme (Mt 18,28). Jésus introduit donc un critère de valeur humaine dans un capitalisme par ailleurs sauvage. Il s’agit d’abord de compassion, mais plus encore de justice transcendante : « De même que Dieu t’a donné la vie et pardonne tes erreurs, de même tu dois t’interdire de tuer économiquement tes débiteurs, et leur laisser une chance de s’amender ».

 -d- Il n’a pas un mot pour condamner le chômage, conséquence directe de la mondialisation dont il constate les ravages. Ainsi, il décrit sans commentaires un patron recrutant des ouvriers qui « se tiennent sur la place tout le jour, sans travail » (Mt 20,6). Puis qui accorde en fin de journée le même salaire à celui qui n’a travaillé qu’une seule heure, au lieu de douze – au mépris des lois, comme le lui reprochent à juste titre les autres ouvriers.

          C’est que l’ouvrier de la onzième heure, lui aussi, a une famille à nourrir. Jésus loue le patron qui distribue les salaires non pas en fonction de la productivité des travailleurs, mais en fonction des personnes et de leurs besoins. Et qui corrige, par son humanité, ce que le système social de l’époque pouvait avoir d’insupportable.

          Attitude paternaliste ? Certes, mais la « pointe » de la parabole veut mettre en évidence la liberté de Dieu, père des humains. Comme dans la parabole précédente, la justice de Jésus prend sa source dans la création divine.

           Jésus s’est donc délibérément situé dans une tribu, celle des refusniks de la mondialisation dans ce qu’elle a d’inhumain. Sa jurisprudence est en cohérence avec certains courants pharisiens de son époque, comme avec certaines tendances zélotes et même esséniennes. Mais il rejette vigoureusement l’appel à la révolution des zélotes, et le communisme intégral pratiqué par les sectaires de Qumrân. Son échelle de valeur est mesurée par la compassion individuelle, en même temps que par la conviction que les relations sociales doivent se calquer sur la justice divine.

          Démarche qui n’est ni politique, ni même communautaire, mais individuelle, voire individualiste. Car c’est aux individus, pris un à un, qu’il appartient de corriger, à leur niveau, les excès de la mondialisation. Jésus ne s’attaque pas à l’institution, mais à l’usage qu’en font les riches. Il ne condamne pas le système bancaire, mais exige son utilisation humanitaire. L’humain passe avant l’argent, mais jamais il ne proposera une révolte contre le système, comme en rêvait toute une frange de sa société. Sa révolution se situe au plan des individus, elle est presque intimiste : à chacun de se déterminer à l’intérieur d’un système injuste, de faire des choix, de refuser les conséquences inhumaines de la mondialisation là où il se trouve, à son niveau.

 -d- Mais en même temps, il a fait éclater le tribalisme juif. Ầ son époque le judaïsme était en principe mondialisé : l’enseignement des prophètes s’adressait à toute l’humanité. Mais dans la pratique, le frère d’un juif était un autre juif, à l’exclusion des païens (les non-juifs). En faisant de tout homme, de toute femme rencontrés en chemin, le prochain qu’il convient de traiter comme soi-même, Jésus a fait exploser le judaïsme.

          La véritable mondialisation pour lui, c’est celle du cœur, ouvert par la compassion à tout être humain, quelle que soit son origine ou sa position sociale.

 III. Le christianisme

           Dans un premier temps, l’Église naissante de Jérusalem a tourné le dos à Jésus en instaurant un communisme intégral, copié sur celui des esséniens. Ce fut une catastrophe économique et humaine – au point que Paul fut obligé d’organiser une quête dans tout l’Empire, pour venir en aide à la communauté de Jérusalem dont le communisme avait fait faillite.

          Et cette communauté était repliée sur elle-même, refusant d’admettre les non-juifs.

          Paul a immédiatement pris conscience de l’impasse : jamais l’Église dont il rêvait ne se développerait si les convertis devaient d’abord en passer par la circoncision, opération chirurgicale humiliante. Au terme de querelles d’une violence inouïe, il a imposé à l’Église de Jérusalem sa conception de la mondialisation : abandonner le judaïsme, et le remplacer par le pagano-christianisme.

          Lequel connaîtra le succès fulgurant que l’on sait. Mais en même temps Paul a tourné le dos au mondialisme du cœur prêché par Jésus, et à son attitude d’opposition prophétique.

          Le pouvoir en place ? Il faut le respecter, il vient de Dieu. Le patron ? Ses esclaves doivent se soumettre à lui. La décision de justice n’est plus individuelle, elle découle d’un ordre social dont les injustices sont sanctifiées. Car si ces injustices sont pour les individus causes de souffrance, c’est un bien pour eux : puisque par nos souffrances, nous ajoutons aux souffrances du Christ en croix.

          Et l’Église devient une tribu mondialisée : en dehors d’elle, point de salut.

 IV. Hier, et aujourd’hui

           Nous assistons, depuis environ 50 ans, à l’échec de cette mondialisation religieuse. L’Église n’est plus la Mater et Magistra, l’inspiratrice et la maîtresse du monde. En son sein, on assiste au retour des tribalismes, essentiellement fondamentalistes : repli sur soi de petits groupes frileux, enfermement dans un ghetto de certitudes indiscutables dont personne (ou presque) ne songe plus à faire le gouvernail des individus comme des sociétés.

           Deux mondialisations en parallèle, et deux échecs.

          La mondialisation économique et financière ? Nul ne sait où elle va, mais on peut craindre des conflits aux conséquences incalculables.

          La mondialisation religieuse ? On ne voit pas comment le christianisme serait en mesure de reprendre en Occident le rôle de leader qui fut le sien pendant 17 siècles.

          L’une (la mondialisation religieuse du christianisme) a longtemps accompagné l’autre, la mondialisation capitaliste. Elles ont été tellement liées, qu’il n’est pas étonnant que l’écroulement de l’une accompagne celui de l’autre.

           Dans ce contexte, la voix du prophète Jésus, tellement originale, ne semble guère pouvoir se faire entendre. Ce qui manque à ses amis et disciples, c’est l’espoir d’une révolution du coeur.

           Encore une fois : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ».

                            M.B., 2 juillet 2010

 (1) Au passage : l’occupant romain laissait aux administrations locales le pouvoir de sanctionner les fautes commises contre la religion du pays. Ainsi, le Sanhédrin pouvait condamner à mort pour adultère (Jn 8) ou blasphème. L’exécution de la peine était la lapidation immédiate. Mais en cas de crime de nature politique, Rome se réservait le jugement et l’exécution de la peine capitale, qui était la crucifixion. Caïphe n’ayant pas réussi à établir pour Jésus le crime de blasphème (il a refusé de se dire d’origine divine), il l’envoie à Pilate.

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