LE TEMPS DES PROPHÉTES (II.) : Bultmann, L’Histoire et la foi..

          « Nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes en notre possession, très fragmentaires et envahies par la légende, ne font manifestement preuve d’aucun intérêt sur ce point, et parce qu’il n’existe aucune autre source sur Jésus« 
          Ainsi écrivait Rudolf Bultmann en 1965 (1). A tel point qu’on a pu dire que Jésus n’était plus pour lui qu’un « nom de code », enfoui à tout jamais sous le kérygme, la prédication des apôtres.
          Peu importe alors pour Bultmann que la résurrection soit un événement physique : ce n’est pas un fait de l’Histoire, mais un acte de foi. C’est la foi des croyants qui confère leur réalité signifiante aux événements marquants de la vie de Jésus.
          Le kérygme des apôtres joue donc le rôle d’un rideau : il nous est impossible de le franchir pour atteindre, en amont de leur prédication, l’homme Jésus dans sa réalité historique.

          Ce présupposé, qui retire aux Évangiles toute pertinence historique, repose sur l’évidence qu’ils ont été écrits après la résurrection de Jésus, et à sa lumière. La résurrection est en même temps un produit de la foi, et un événement fondateur de cette foi. Le Christ ne peut être « confessé » (c’est-à-dire à la fois reconnu et atteint) que par ceux qui possèdent l’indispensable clé d’interprétation de sa résurrection. Le Jésus d’avant la résurrection, le Jésus pré-pascal, est désormais hors de notre portée : les évangélistes n’ont témoigné que du Christ ressuscité.
          Bultmann prolonge la position de Paul, qui rejetait fortement tout lien avec le Jésus historique : « Le Christ est ressuscité pour [nous] : aussi, si nous avons connu le Christ selon la chair, désormais nous ne le connaissons plus ainsi » (2 Co 5,16).
          Autrement dit, si « nous » (la communauté de Jérusalem) avons connu le Jésus historique, « nous autres » (les Églises fondées par Paul) nous ne connaissons plus que le Christ de la foi. Remarquez qu’ici, Paul ne se « divise » pas de ceux qui ont connu Jésus selon la chair : il les anéantit, en les absorbant. La division, l’haïresis, ne deviendra la norme de l’Église triomphante qu’une génération plus tard.

          Pour Bultmann les récits évangéliques ne sont, à quelques exceptions près (le baptême par Jean, la mort sur la croix), que des mythes. Et tout ce que nous pouvons faire c’est de les démythifier, d’où le titre de son ouvrage-clé : Jésus, Mythologie et démythologisation.
          Après les protestants, cette position radicale s’est largement répandue dans les milieux catholiques. Marcel Légaut, entre autres, en a été imprégné au point de s’engager dans une impasse, dont il n’est jamais vraiment sorti. (Cliquez sur Légaut)

          Bultmann formulait en termes modernes une tension qui s’est exprimée dès les premiers temps du christianisme : l’opposition entre « christologie d’en bas » et « christologie d’en-haut ».
          Christologie d’en bas : Jésus est un prophète (les Ébionites niaient sa conception virginale, sa divinité et sa préexistence). Ou bien il a été adopté par Dieu (pour Arius il était une créature de Dieu, devenue Dieu par adoption). Ou encore il n’est pas Verbe fait chair (Nestorius voyait en lui une distance irrémédiable entre Dieu et l’humain).
          Christologie d’en-haut : Jésus est un être céleste « tombé » dans la chair (les Gnostiques). Ou bien il n’y a pas en lui d’âme humaine, mais seulement divine (Apollinaire). Ou encore il n’y a en lui qu’une seule nature, divine (Eutychès). Et donc il sait tout, il a la science infuse (le Moyen âge). Chacune de ces théories était l’expression de l’une ou l’autre des philosophies ambiantes de l’époque.
          Le contexte philosophique de Bultmann, c’était Heidegger et l’existentialisme allemand : pour lui, il revient au croyant de décider, par un acte personnel (« existentiel »), de la vérité du message évangélique.

          Depuis sa mort (1976), on assiste à une immense recherche autour de Jésus. Les exégètes parviennent non seulement à remonter en amont du témoignage apostolique (à franchir le rideau des apôtres), mais à discerner quelques grands traits de la personnalité de Jésus, et à distinguer son enseignement (ce qu’il a dit) de celui des apôtres (ce qu’on lui a fait dire). Ce travail de démaquillage de l’homme Jésus est aussi délicat qu’une fouille archéologique, ou que la restauration d’un retable d’autel recouvert par la fumée des cierges. Pour m’y être attelé, je sais combien le scalpel, ou le pinceau, doivent être maniés avec délicatesse. Mais on avance.


          Nous savons maintenant que le kérygme n’est pas un bloc monolithique, homogène, comme s’il était brusquement né, tout constitué, dans l’Église primitive. Le rideau derrière lequel se cacherait un Jésus inaccessible est un leurre, il se fendille de partout.
          Contrairement à ce que pensait Bultmann il y a donc bien, dans les Évangiles, des éléments pré-pascals : en amont du Christ de la foi, il est possible d’accéder au Jésus de l’Histoire.
          Les théologiens reconnaissent cette tension entre le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire : mais, obnubilés par le dogme, ils refusent d’y voir une alternative contraignante, et qu’il faille choisir entre l’un ou l’autre.
          Après Bultmann, le choix est inévitable : une ligne de démarcation est tracée. D’un côté ceux qui défendent une idéologie (le Christ ressuscité), parce qu’elle est le roc sur lequel s’élève le dogme des Églises. De l’autre, ceux qui cherchent à renouveler complètement l’antique foi chrétienne, en revenant à la réalité du juif Jésus.

          Par la radicalité de sa position, Bultmann nous a rendu l’immense service de poser la question de façon claire, en sorte que nul ne peut plus y échapper : qu’est-ce que croire ?
          Quelle réalité la foi atteint-elle ? La réalité de la foi des apôtres – c’est-à-dire ce que, eux, ils ont cru, avec leurs limites et leurs éventuelles intentions cachées ? Ou bien la réalité du rabbi itinérant juif, ce qu’il a voulu transmettre par sa vie et son enseignement ?

          Est-ce que croire, c’est donner aveuglément son assentiment aux convictions d’autrui, fussent-ils apôtres ? Est-ce adopter en bloc leurs idées et celles de leur époque, leurs formulations, leurs constructions mentales et théologiques ?
          Ou bien est-ce se mettre à l’écoute d’un homme, dont la vie et la mort fut une parole, et la parole (lentement redécouverte derrière le rideau apostolique) un tremplin vers « Dieu » ?

                      M.B., 7 nov. 2008

(1) Rudolf Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, Paris, Le Seuil, 1968, p. 35.

A suivre dans ce blog :
« Le temps des prophètes : (III) Les historiens à la recherche de Jésus »

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