PASSION ÉCRIVAIN : quelques réflexions sur un métier déraisonnable.

             (Conférence au Rotary-club)

          Vous m’avez demandé de vous entretenir du métier qui est maintenant le mien. Pour commencer, je ferai une distinction entre les écrivains, et ceux qui écrivent afin de gagner des sous ou de faire parler d’eux.

          Je ne m’intéresse qu’aux premiers.

           Pour comprendre ce qu’est un écrivain, j’emprunte ces quelques lignes aux Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke :

           « Vous me demandez si vos vers sont bons, vous l’avez déjà demandé à d’autres. Hé bien, je vous prie de renoncer à tout cela. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’est qu’un seul moyen : rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire. Reconnaissez-le face à vous-même : vous faudrait-il mourir s’il vous était interdit d’écrire ?

          Ceci surtout : demandez-vous, à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : dois-je écrire ? Et si cette réponse devait être affirmative, si c’est un fort et simple « je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité »

           Un écrivain (je ne parle pas des autres) mène un combat pour sa vérité intérieure. Il sait que ce n’est pas toute la vérité, mais c’est la sienne, et il pense qu’elle vient d’assez loin au profond de lui pour pouvoir – pour devoir – être communiquée.

           L’acte d’écrire naît donc d’abord d’une passion – et le mot passion, puis-je vous le rappeler, vient du verbe latin pati, qui signifie souffrir.

          Cette passion d’écrire peut être égotique, à la limite de la psychose : peu importe, si elle est forte, si elle commande la vie de l’écrivain. De son déséquilibre, Rimbaud a su tirer une œuvre qui traverse le temps et l’espace. Depuis sa folie, le marquis de Sade mène une exploration du Mal qui n’a jamais été surpassée.

           Pour écrire, il faut avoir lu. Il n’est pas nécessaire d’avoir tout lu, mais il faut avoir bien lu. Avoir été enchanté par d’autres vrais écrivains, avoir vibré à leur style, à leurs images, leurs silences, à la force qui émane de leurs écrits. Il faut avoir des souvenirs d’émotions littéraires, pour puiser en eux – souvent de façon inconsciente – le vocabulaire de ses propres émotions.

           Ayant beaucoup lu et pas mal oublié, ce qui demeure c’est la musique intérieure de ces maîtres du passé ou du présent, à l’aide de quoi on construit peu à peu sa propre musique.

          Car on ne transmet pas, à un vaste public, des idées. Les grands philosophes, les grands idéologues qui ont changé la face du monde en alignant des mots, ont toujours été de grands émotifs, ou bien ont été relayés par des tribuns : sans Lénine, Karl Marx serait resté un sociologue. Sans Danton et Robespierre, les Lumières seraient restées un mouvement philosophique.

          On ne transmet pas des idées, mais d’abord des émotions : une musique intérieure. Et les idées (quand il y en a) passent à travers les émotions. Elles ne passent même qu’à travers elles.

          Des émotions, c’est-à-dire des images et non pas des concepts.

           Ces images émotionnelles, l’écrivain les tire de sa propre expérience. Il doit avoir souffert, plongé au profond de sa nuit solitaire, lutté pour conquérir sa paix ou sa joie, émergé d’un noir océan. Alors seulement il peut nous parler, nous toucher, ajouter sa propre pierre à l’édifice de nos vies en construction.

           C’est ainsi que beaucoup écrivent, mais peu sont écrivains.

          Parmi tant d’autres, je pense à Blaise Pascal. Grand mathématicien, philosophe, polémiste contre les jésuites, de ses Pensées surnage une phrase, que tout français éduqué connaît : « Joie ! Pleurs de joie ! », au cours d’une nuit fameuse d’émotion portée à son paroxysme.

           C’est pourquoi le roman est la forme privilégiée de la littérature, et de loin la plus populaire. Un roman, ce n’est pas une idée ou une thèse à défendre. Un roman, ce sont d’abord des personnages, qui doivent prendre chair non pas sous la plume de l’auteur, mais de sa propre chair et de son cœur.

          Chaque personnage est enfanté dans une longue et parfois douloureuse gestation. Une fois qu’il est né, il mène sa vie. Un personnage est bon (et un roman est réussi) quand l’auteur ne peut plus lui faire faire n’importe quoi : quand il devient en quelque sorte autonome, et qu’il échappe – comme tout enfant – à celui qui l’a mis au monde.

           En écrivant Le secret du 13° apôtre (cliquez), pour corser l’intrigue j’ai pensé un moment faire de Rembert Leeland, le moine américain, un agent double du Vatican : vaine tentative, je n’y suis pas parvenu ! Il avait son passé à lui, c’était un homme profondément droit, un idéaliste qui ne pouvait pas trahir son camp. En lui prêtant finalement des pulsions homosexuelles, j’ai trouvé sa faille. Je me suis inspiré des déboires de l’Église catholique, où tant d’hommes généreux sont étouffés par l’interdit de l’amour : Leeland ne pouvait pas être un traître, mais il était la victime d’un système idéologique.

          Cette évidence qu’il m’a imposée lui a donné toute sa profondeur, conférant à l’intrigue une richesse supplémentaire et la rendant cohérente. La thèse que je défendais – « l’amour ne connaît aucune frontière, il est divin quelle que soit son expression » – venait alors d’elle-même. Elle n’était pas exposée par des considérations théoriques, mais à travers la lutte de cet homme pour la fidélité à ce qu’il y avait en lui de meilleur.

           Une fois les passions cernées, le roman naît des étincelles de leurs chocs. Pour les décrire, l’écrivain ne peut pas ne pas les ressentir comme si elles étaient siennes. Il doit s’identifier à chacun de ses personnages. Cheminement chaotique, car il lui faut aller chercher au plus profond de lui-même des pulsions contraires : il se découvre alors des noirceurs dont il ne se croyait pas capable, dont il ne se sent aucunement complice, qui l’étonnent ou le terrifient. Mais c’est le prix à payer.

          Dans toute écriture il y a donc une part de psychanalyse, de la souffrance et du dégoût de soi. Mais aussi un chemin de rédemption, puisqu’à travers ses personnages l’écrivain mène sa propre quête de lumière et de paix.

           L’intrigue d’un roman ! Aux yeux du lecteur elle semble couler de source, suivre sa course de rebondissements et de moments apaisés. Mais où donc, dans la conscience de l’écrivain, prend-elle naissance ? Une « bonne idée » de départ ? Cela ne suffit pas, nous l’avons vu. Il faut qu’il ait quelque chose à dire. Quelque chose d’encore informulé, mais qui va mobiliser toutes ses passions.

          Lorsqu’elle écrit Bonjour tristesse, Françoise Sagan est habitée par un immense mal-être. Son intrigue est affreusement banale, la même situation rabâchée à l’infini depuis La Princesse de Clèves : deux femmes, et un homme. Ce qui fait de son petit livre un chef d’œuvre (et peut-être le dernier roman d’une certaine tradition française), c’est la flamme ténébreuse qui le parcourt dès les premières lignes. Dans laquelle elle s’investit tout entière. « Le roman part d’un blanc, du blanc qu’on arrache au silence. » (1)

           Ce n’est donc pas l’auteur qui invente l’intrigue : c’est une histoire, qui trouve son écrivain.

           Tout ce travail d’approfondissement s’effectue dans le silence, dans une inaction apparente et très pénible. Je pense à cette phrase de Marguerite Yourcenar, alors qu’elle possédait déjà en elle les Mémoires d’Hadrien mais était (temporairement) incapable de les formuler : « Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas. »

          C’est que le fruit n’était pas mûr, le temps d’écrire n’était pas encore venu.

           Vous remarquez sans doute que je n’ai jamais encore employé le terme galvaudé d’inspiration. On dit d’un auteur qu’il est inspiré, ou bien qu’il a manqué d’inspiration – comme si « quelque chose » de divin devait tomber sur lui, à l’égal du Saint Esprit sur les apôtres !

          Je crois plus volontiers ceux qui disent que l’inspiration est faite de 90 % de transpiration. Les 10 % restant, c’est cette émotion passionnelle qui traîne quelque part dans l’inconscient de l’écrivain, et va le pousser un jour à élaborer un projet littéraire. En l’absence de cette passion, dit Milan Kundera, « Le roman n’est plus une envie, mais un geste d’actualité sans lendemain.»

           Quand s’achève enfin cette période de gestation – qui peut durer des années – l’œuvre vient au jour presque d’une seule traite. C’est alors que l’écrivain retrouve son équilibre, qui est celui d’un artisan devant l’établi. Il lui faut traduire les passions en mots et en phrases, scier, ajuster, raboter, poncer. Travail qui fait penser à celui de l’ébéniste, qui jointoye les pièces jusqu’à ce qu’elles s’assemblent pour devenir le meuble dont il a eu la prémonition avant de commencer.

           Écrire à la main, ou sur un ordinateur ? Mon premier livre, Prisonnier de Dieu (cliquez) , a été rédigé à la main, puis tapé à la machine. Pour les suivants je me suis procuré un de ces petits boitiers, odieux et indispensables, alimenté par l’électricité atomique et muni d’un traitement de texte. J’ai remarqué que cela avait transformé mon style.

          Avant d’être couchés à la main sur papier, la phrase ou le paragraphe doivent être entièrement formés dans la tête de l’écrivain, avec leurs mots justes, leur rythme et leur coloration verbale. Le contact de la plume sur le papier oblige à une certaine lenteur : écrire, c’est dessiner, et chaque mot possède son esthétique propre, visuelle.

          Tandis qu’avec le traitement de textes on peut commencer une phrase sans savoir comment elle se terminera, lancer une esquisse, la modeler comme une motte de terre glaise, ajouter, corriger, couper, faire appel au dictionnaire des synonymes pour éviter toute répétition. Le texte y gagne en nervosité et en sveltesse, mais risque de perdre l’ampleur, le tempo de l’expression et même de la pensée.

           La mise par écrit, c’est le temps du dialogue avec soi-même par l’intermédiaire des mots et des phrases.

          Exercice solitaire et quasi pathologique : car si j’écris, c’est avec l’ambition d’être lu. Mais mon public est insaisissable, je ne l’ai pas sous les yeux et j’ignore même s’il y aura jamais – pour ce livre en voie d’écriture – un quelconque public. Personne, pas même l’éditeur, ne peut prédire avec certitude si tel texte trouvera ses lecteurs. Le succès d’un livre ne garantit pas le succès du suivant, à chaque fois c’est le frisson de l’inconnu. Peut-être tout ce labeur aura-t-il été pour rien, peut-être ira-t-il finir dans un de ces tiroirs où les écrivains enfouissent leurs espoirs déçus ?

          Croire que ce qu’on tire de soi et qu’on s’efforce de dire avec justesse pourrait un jour intéresser d’autres que moi, des gens que je ne connais pas, dont j’ignore tout, c’est bien un acte pathologique : l’égo des écrivains doit nécessairement être massif et hypertrophié, s’ils veulent puiser en eux la force de poursuivre en aveugle leur labeur aléatoire.

           Vient ce moment redoutable où l’écrivain, estimant que le meuble qu’il façonne si amoureusement et depuis si longtemps, tient sur ses quatre pieds et ressemble à ce dont il rêvait en se mettant à l’établi. Il se résout enfin à envoyer son manuscrit à un éditeur. Il le jette dans une boîte aux lettres, qui pourrait bien se transformer pour lui en irrémédiable poubelle.

          La relation auteur/éditeur a été merveilleusement décrite par Mme Claire Delannoy, qui est mon éditrice chez Albin Michel (1). « Tout éditeur, écrit-elle, est à la recherche d’un absolu, du manuscrit dans lequel se repère immédiatement le génie. C’est-à-dire ce style particulier, cette évidence de point de vue, les sons et les couleurs d’un monde en soi, cette souveraineté-là. » Et tout auteur, poursuit-elle, se trouve devant son éditeur comme devant un confesseur, un médecin, un avocat : il a peur de celui ou celle qui possède le redoutable pouvoir de donner à son texte la vie, comme de la lui refuser.

           Pourtant, les éditeurs ont besoin des auteurs, sans lesquels ils fermeraient boutique ! Mais l’auteur, charbon de la locomotive éditoriale, se sent en position inférieure devant son mécano d’éditeur. D’autant plus que la grande époque, où la passion d’un éditeur (je pense à Gaston Gallimard) rencontrait celle de ses auteurs et passait avant les impératifs du marché, cette époque-là semble tirer vers sa fin. Voyez les tables de vos librairies : le livre est devenu un objet commercial comme un autre. Le Buzz (c’est-à-dire le boucan créé autour d’un livre) a remplacé la passion, et si passion il y a, elle doit être immédiatement rentable : rien de tel par exemple qu’un moment agité de la vie politique, un auteur pipol qui sait se mettre en valeur, un bon scandale sulfureux…

          Quand Mme Catherine Millet (2) décrit avec complaisance le bruit produit par le frottement des parties génitales dans un acte pourtant réputé intime, c’est l’indignation, le concert des protestations, le succès médiatique : on en vend 700.000 exemplaires. L’éditeur s’est enrichi comme l’auteur, mais je me demande ce que la planète des mots y a gagné.

           Il reste pourtant quelques éditeurs qui n’ont pas perdu le sens de l’œuvre en train de s’écrire dans le temps long de la création littéraire, et qui prennent encore le risque de gonfler leurs voiles ailleurs qu’à des courants d’air.

          Ils savent détecter les possibilités d’un texte dès ses premières lignes : « Tout est là, écrit Mme Delannoy. Dans la première phrase d’un roman, courte ou longue, directe ou sinueuse, le ton est donné.» (1) Elle voit dans son travail d’éditeur « La part de la sage-femme qui aide à la naissance » : alors s’établit, entre le parturient et son accoucheur, une merveilleuse collaboration faite de respect et d’ambition pour l’œuvre à naître. L’éditeur suggère, propose des corrections, du travail de réécriture : il est « le gardien secret du texte » (1) .

          Collaboration qui fait penser à ces corridas miraculeuses, où le taureau et son torero cessent de se faire face pour créer ensemble un moment d’art pur et magique. D’autant plus précieux qu’il est éphémère, celui-là. Tandis que l’écrit, quand il a atteint son point d’équilibre, peut ambitionner à une vie longue. La passion mise en mots traverse alors les modes et les temps. Elle finira par nourrir des inconnus, qui n’étaient même pas nés le jour où l’écrivain saisissait sa plume (ou allumait son ordinateur) pour lui donner naissance dans la succession, banale et immuable, d’un sujet, du verbe et de leurs compléments.

           Timeo Danaos et dona ferentes, disait Virgile : « Je crains les Danéens et leurs dons empoisonnés ». Je crains ceux qui croient qu’il suffit d’aligner des lignes pour avoir fait acte d’écriture. Qui confondent démangeaison et passion – ou plutôt, qui n’ont pas assez fait couler la lave de leurs passions enfouies pour la purifier ensuite au creuset de l’artisanat des mots.

                M.B.  30 mars 2011

 (1) Claire DELANNOY, Lettre à un jeune écrivain, Panama, 2005, 72 pages.

(2) Catherine MILLET, La vie sexuelle de Catherine M., Seuil 2001.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>