POST-CHRÉTIENTÉ : UN ESPOIR ? (M. Maffesoli)

          Les conférences du professeur Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly ouvrent de larges portes. Après La crise de l’autorité en février 2008 (cliquez) ,nous l’avons entendu hier sur Post-modernité : le retour des idoles.
          Il commençait ainsi : « La vraie pensée est une pensée questionnante« .
          Mon propos n’est pas de résumer sa conférence, mais ce que j’en ai retenu au regard de ma problématique, la Post-chrétienté. « On n’a jamais qu’une idée, autour de laquelle on tourne », disait hier M.M. Après l’effondrement constaté du christianisme, quelles perspectives, quel avenir ?

I. LA POST-MODERNITÉ

          Maffesoli souligne d’abord que la crise actuelle de l’Occident n’est pas seulement économico-sociale (crise de ce qui est institué), c’est une lame de fond sociétale (crise de ce qui est instituant). Depuis 3000 ans, on a vu se produire périodiquement des moments de saturation sociétale. Les valeurs, les critères, les certitudes d’une société pourtant établie dans la longue durée se mettent brusquement à saturer : l’ordre en vigueur ne disparaît pas d’un coup, il se montre tout simplement incapable de répondre aux aspirations juvéniles.
          « Tout fout le camp », disent les vieux, « les jeunes n’ont plus de valeurs » : c’est faux. Ils ont leurs valeurs, et elles sont fortes – mais elles sont autres.
          Les corps institués se cramponnent alors à celles qui furent leurs valeurs pendant si longtemps. Ils parlent d’abandon, de décadence : ces mots sont justes (il y a bien dé-cadence), mais ils servent à masquer l’urgence d’une transformation structurelle.
          Qu’est-ce qui caractérisait la « modernité », née au début du XIX° siècle ?

          1- La rationalisation généralisée de l’existence, incarnée dans le contrat social qui définissait un être-ensemble rationnel. La « valeur travail » (Karl Marx) donnait son sens à la société, elle faisait de nous des producteurs, et des reproducteurs. Surtout en France, on se méfiait de l’imaginaire.

          2- La notion de temps finalisé : nous allions quelque part, et nous savions où nous allions. C’était le « progrès », linéaire et qui menait au bonheur.

          3- L’action iconoclaste : Nous avons cassé l’ancienne image d’un monde qui était magique, qui faisait peur par son mystère mais qu’on respectait. Le monde ne fait plus peur : on ne le respecte plus, on l’épuise. Devenu objet banal, il est une ressource à exploiter.

          Maffesoli voit dans la crise, d’abord, une faillite du temps finalisé : à l’horizon de nos efforts, il n’y a plus désormais de projet mobilisateur : on ne se pro-jette plus dans l’avenir, on ne sait plus où on va, mais on y va.

          En même temps, c’est la fin de la « valeur travail » : on ne veut plus travailler pour vivre, mais vivre en travaillant. Ce n’est pas l’abandon du travail, mais la découverte de ses limites : accomplir des tâches ne suffit plus, il faut le recul nécessaire pour inventer un projet nouveau, qui corresponde à un monde épuisable, et épuisé.
          La valeur créativité remplace la valeur travail.

          On passe enfin d’un monde structuré par le rationnel, à un univers où le sensuel a repris toute sa place : le corps n’est plus seulement producteur / reproducteur, il est voulu pour lui-même, il devient LE projet à accomplir.
          Retour du sensuel, du tactile, mais aussi du spirituel. La mystique du travail a bien failli nous anéantir, nous avions opposé matérialistes et mystiques : les mystiques reviennent en force – avec l’appétit du divin, la curiosité pour l’au-delà des apparences. Ce qu’il fallait voir pour pouvoir le faire, s’efface devant ce qu’on doit ressentir, pour pouvoir l’accomplir et s’accomplir.
         
          Cela s’accompagne du retour à la petite communauté, à la chaleur du cocon, aux amitiés partagées, aux sensations ressenties ensemble. Finie la dictature – sociale, politique, ecclésiastique – des masses : bienvenue à la cellule limitée, informelle, au groupe charismatique, au comité de quartier, à la vie associative. On y rentre, et on en sort, d’autant plus librement qu’il n’y a aucun rite d’admission, aucun projet d’adhésion à très long terme.

          Groupements informels, mais qui ne peuvent exister qu’autour d’un totem, une personnalité forte qui incarne l’intuition du groupe, son projet. Pape, Dalaï-Lama, Président : on a besoin d’une locomotive, à condition cependant qu’elle soit proche des wagons, ou plutôt comme eux. Sur les trônes, nous n’acceptons plus de couronner que des people. On ne leur offre un culte que si l’on peut aussi adorer leur humanité, qui doit être semblable à la nôtre. La base ne supporte plus le sommet que si elle peut s’identifier à lui.

          Retour du rêve, de l’imaginaire, du ludique. L’Homo sapiens est mort, vive l’Homo ludens. Le plaisir est premier. L’avenir n’existe plus, vive le présent. Nous vivions dans nos têtes, existons dans nos corps. Nous étions citoyens du monde, soyons voisins de nos voisins. Vous pensiez ? Eh bien, ressentez maintenant !

II. LA POST-CHRÉTIENTÉ

          Que Michel Maffesoli me pardonne si je le pille, pour revenir à l’objet de mes travaux : sur les ruines de la chrétienté, il faudra bien un jour reconstruire.

          Tout le monde sait maintenant que le christianisme a été inventé, une génération après la mort de Jésus, par ceux qui l’ont coulé dans une rationalité qui préfigurait celle dont nos sociétés sont en train de sortir.
          Qu’est-ce que la théologie, sinon une mise en forme rationnelle de la religiosité ? Les Père fondateurs du christianisme disposaient d’un outil remarquable, la pensée grecque : de Paul de Tarse (ce rabbin grec) à Thomas d’Aquin, ils ont construit une cathédrale de la pensée dont nul par la suite, pas même les idéologues des Lumières, n’a pu éviter d’être paroissien assidu. Ce fut la chrétienté, symbiose parfaite entre une théologie rationnelle et des sociétés de raison.
          L’une est morte, les autres vacillent. Sœur Anne, vois-tu venir quelque chose ?

          Oui, la « quête du Jésus historique«  (cliquez  I,  II, III,) . Elle renouvelle entièrement, à la fois notre appréciation du christianisme, et la question posée ici.
         
          Jésus fut un charismatique itinérant, un Wanderer. Il vivait dans une société fortement rationnalisée : à la rationalité juive, rabbinique, s’ajoutait une rationalité gréco-romaine qui imprégnait déjà la société juive de son temps. Les comportements, les discours, étaient convenus, fixés, déterminés. Il y avait un langage, des attitudes, des formes de vie sociale politiquement corrects. S’en distinguer, s’en extraire, c’était se mettre au ban d’un monde dans lequel le marginal n’avait aucune place. Dire autre chose que ce qui était dit, faire autre chose que ce qu’on faisait – parler autrement, être autrement – c’était se condamner à mort.

          Or c’est exactement ce qu’a fait Jésus. Il quitte sa famille – qui le juge « fou » -, son milieu, son travail. Il devient sans domicile fixe, non-productif, et se donne en exemple. Il méprise l’argent, et réduit sa consommation à très peu – ce qui ne l’empêche pas, quand il est invité, d’être un bon convive qui apprécie le boire, le manger, et même les parfums de luxe. 
         
          Dans une société où la pratique religieuse est affaire d’identité nationale, où le clergé tient le pouvoir, il est non-pratiquant, et même ouvertement anti clérical. Il critique la Loi – qui est à la fois religieuse et sociale : il ne dit pas qu’il veut l’abolir, mais l’accomplir – c’est-à-dire lui donner une dimension autre. Il imagine un autre monde, fondé sur d’autres valeurs.
          Lesquelles ? Il propose une « loi du cœur« , qui fait de chacun – du moment qu’il a purifié son cœur – le juge de la loi. « Transforme-toi intérieurement, et alors tu seras juge des Juges. Tu seras au-dessus des lois (mais non contre elles). César ? Le pouvoir établi, l’ordre ancien ? Laisse-les là où ils sont, ce sont des morts qui enterrent les morts. Ta vie est ailleurs. Ton projet aussi »

          Car Jésus a une finalité, qui fait paraître dépassés tous les projets sociopolitiques : il sait où il va, et il y va. Il appelle cela le « Royaume ». Il n’en donne aucune définition rationnelle, mais une image : celle d’un groupe restreint (mais ouvert à tous) réuni pour faire la fête, un repas convivial, un plaisir sensuel partagé.

          A chaque instant de sa courte vie, il a donné priorité à la rencontre personnelle, immédiate (sans médiation), tactile.
          Priorité au corps, sur les idées. Il laisse venir à lui tous ceux qui n’ont nulle part où aller, parce que la société pensante les rejette : les malades purulents, les femmes (mêmes adultères), les collabos, les étrangers (comme la syro-phénicienne), les occupants de son pays – même les enfants, qui n’existaient alors qu’à condition de devenir adultes.
          Tous ceux-là viennent à lui. Ils le touchent, et il les touche. Il réhabilite leur corps.

          Il n’est pas différent d’eux, il leur ressemble. Quand il fait soif, il bavarde familièrement avec une étrangère et lui demande à boire (à une femme !). Partout, à chaque instant, il se laisse inviter, questionner, aborder dans la rue. Il refuse d’être traité autrement que chacun, et chacun peut s’identifier à lui.

          Au sens où l’entend Maffesoli, Jésus était un sensuel, non pas un rationnel. Un imaginaire, non pas un penseur. La valeur travail ? Il ne travaille plus, mais il travaille sans cesse – autrement. L’amitié ? Il n’a cessé de la proposer à ses disciples, et ce n’est guère sa faute s’ils n’ont pas su la lui rendre.

          Dans le monde rigidifié socialement, politiquement, religieusement de son temps, Jésus a fait passer la créativité avant la raison.
          C’était un rebelle de l’imaginaire, et un juvénile : il a fait peur aux vieux.

          « La chrétienté fout le camp » ? Oui, c’est fait. Cette période-là est arrivée à saturation, comme tant d’autres avant elle.
          C’est la fin d’un monde, mais ce n’est pas la fin du monde.
          Pour être créatifs dans ce monde qui vient, saurons-nous redécouvrir la jeunesse d’un Jésus ? Aurons-nous envie de le prendre pour totem ? En aurons-nous les moyens, et surtout, l’audace, le courage, l’imagination ?

          Ceci est une autre question. Au moins, posons-la.


                             M.B., 15 février 2009.

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