SPLENDIDE SOLITUDE

I. Aux origines : une tribu

Lorsque la tribu issue d’Abraham s’établit en Égypte, elle forme un groupe extrêmement soudé autour de sa descendance, les douze frères. Le sentiment de persécution, le travail forcé imposé par les Égyptiens, renforce encore ce sentiment d’appartenance des individus à un groupe. Il faut faire front pour survivre : la cohésion est surtout d’ordre politique et social, secondairement d’ordre idéologique et religieux.
          Après leur fuite d’Égypte, errant dans le désert, les juifs n’ont plus d’oppresseurs contre qui se liguer : ce qui les fédère alors, c’est l’angoisse du lendemain. Dévorés d’angoisse, ils s’opposent à Moïse et le forcent à une solitude exemplaire : il doit planter sa tente en-dehors du campement communautaire, puisque ses « frères » refusent la confiance qu’il accorde, et lui seul, à Yahwé.
          Pour la première fois dans la Bible, un homme connaît la solitude comme conséquence de sa vision intérieure, celle d’un monde auquel lui a accès, mais pas ceux qui ont formé jusque là sa communauté, ses réseaux de relations et de solidarités.
          Angoisse et rejet de la nouveauté : les deux ingrédients permanents de l’exclusion, par un groupe, de l’un des siens.
          Sources de toutes les solitudes imposées.

II. Solitude de Jésus

Rarement soulignée par les commentateurs, la solitude de Jésus est un élément fondateur de son expérience spirituelle.
           Il semble en être le seul artisan : c’est lui qui s’éloigne de sa famille, puis qui la rejette (Mc 3,33). C’est lui qui ne sacrifie jamais au Temple, et condamne les sacrifices – culte fédérateur de la communauté juive. C’est lui qui insulte les autorités religieuses de son pays. Lui qui proclame que la Loi ancienne – celle qui avait fait de la tribu informe un Peuple structuré – n’est plus valable, puisqu’elle doit être « accomplie » : c’est-à-dire dépassée, et par lui. C’est lui enfin qui choisit de n’avoir pas une pierre où reposer sa tête, devenant vagabond et mendiant, marginal.
          Ayant perdu famille, enracinement religieux et social, méprisé puis pourchassé, Jésus est un homme seul. Très seul dans un monde juif où nul ne peut être une île.
          Il a souffert de cette solitude, qu’il a pourtant choisie. Il tente alors de s’entourer de douze disciples, chiffre hautement symbolique auquel il attache une grande importance. Mais ces Douze, communauté de substitution, ne comprennent rien à la nouveauté qu’il apporte et ne pensent qu’à leur propre avenir politique, la première place qu’ils convoitent ouvertement. Jésus le comprend vite : dès lors, il marche « devant eux », seul.
          Tragiquement seul.
          Reste son Dieu. Tant qu’un juif n’a pas perdu Dieu, il n’a pas tout perdu. Son cri sur la croix, « Éloï, pourquoi m’as-tu abandonné ? », est une citation du Ps 21. Comme tous les juifs, Jésus exprimait le fond de son âme par une citation de l’Écriture. Cette parole est l’une des « sept paroles en croix » qui résiste le mieux à l’analyse : elle a toutes chances d’être authentique.
          Abandonné du Dieu de son éducation juive, de l’Éloï qui fédère sa communauté dans la foi et le culte, Jésus est devenu une île. Il est totalement, absolument seul.

III. Abandon de Dieu et solitude

Un autre homme, dans la Bible, a connu une expérience semblable : c’est Job.
          Il perd simultanément tous ses biens, et tous ses enfants. Sa femme le méprise, le raille et le rejette. Son corps le trahit. Malade, il s’établit sur un tas de fumier, et attend.
          Viennent le visiter trois amis. Des amis, enfin ! Un lien quelconque avec la communauté des hommes ! Que non. Ses amis lui démontrent, avec l’implacable suavité des ecclésiastiques de tous les temps, qu’il est seul responsable de sa solitude. Elle est voulue par Dieu. Job doit se soumettre à la volonté de ce Dieu qui l’a séparé de tout, et de tous.
          Job ne se révolte pas – pas très longtemps, en tout cas – contre ce Dieu qui lui voudrait du mal. Dans la nuit obscure de son âme, il consent. Il n’accuse pas Dieu. Il n’accuse personne, il ploie sous le consentement.
          Ce consentement, Nietzche le refuse : il tue Dieu, et le remplace par danse du Gai Savoir, celui des Hommes enfin libérés de toute tutelle, enfin grands par eux-mêmes. Les super-hommes d’un monde sans Dieu.
          Donatien, marquis de Sade, est le seul à avoir été plus loin que Job, plus loin que Nietzche : il ne tue pas Dieu, il l’écrase de son mépris, le poursuit de ses hurlements, l’évacue comme un animal malfaisant. Mais dans les décombres de Dieu, il écrase aussi l’homme, l’enfant et la femme qui ne sont plus qu’objets de jouissance. Triste Savoir : il n’y a que jouissance, recherche de la jouissance au prix du foutre épandu, du sang versé.
           L’Homme n’existe plus, pas plus que Dieu : personne n’est allé aussi loin que Sade dans la solitude qui fut la sienne, enfermé dans un appétit de jouissance que Dieu ne peut combler, et que les êtres humains ne comblent qu’au prix de leur destruction, lentement accomplie sous les yeux et par les mains du jouisseur.

IV. Solitude du disciple de Jésus

De son vivant, tentant d’échapper à la solitude qui le cernait, Jésus n’a donc pas réussi à former une communauté, un nid de chaleur et de partage humains.
          Ceux qui viennent à lui, il ne leur dit pas : « Rejoins-nous« . Il leur dit : « Suis-moi« .
          Cette solitude qui est la mienne, assume-la, fais-la tienne. Désormais tu seras séparé de tous, comme je l’ai été. Et je serai ta seule porte d’entrée dans le Royaume.
          C’est peut-être cela que signifiait dans sa bouche l’image de la « porte étroite » : étroite, parce qu’elle est limitée à lui seul. Quitter la communauté, pour ne passer que par lui.
          Porte étroite ? Peut-être. Mais une porte n’est jamais qu’un lieu de passage, fait pour être franchi. Ouvrant sur quelque chose.
          Et ce sur quoi Jésus ouvre, c’est sa « Loi du cœur », qui mène à la découverte de la tendresse de Dieu. Non pas l’Éloï qui abandonne Jésus sur la croix, mais Abba, océan de tendresse, infini d’un amour nouveau : avait-on jamais décrit « Dieu » comme le père inquiet, qui attend chaque jour devant la route poudreuse l’enfant perdu ? Comme la femme, prête à tout bouleverser dans sa maison (l’Église ?) pour retrouver une seule pièce perdue ? Comme le berger, abandonnant la communauté pour aller, dans la solitude rocailleuse, chercher une seule brebis qui vagabonde dans la solitude ?

          Pendant les siècles de sa splendeur, l’Église catholique a offert à ses fidèles la solidité de ses dogmes, un rempart contre l’étrange et sa nouveauté, la chaleur du regroupement.
          C’est pourquoi sans doute ceux qui mesurent l’inanité des dogmes, ceux que la nouveauté n’effraient pas plus que la vie, ceux qui expérimentent la froideur d’une communauté devenue factice, ceux-là qui cherchent ont pourtant du mal à franchir le pas : tout quitter – et d’abord les racines de leur enfance- pour suivre le solitaire de Galilée.
          Quitter la sécurité communautaire, laisser tomber le manteau protecteur des dogmes, peut apparaître comme une entrée en solitude – qui fait peur, à laquelle on ne se résout pas. On reste « un pied dedans, un pied dehors ».
          Franchir la porte, faire confiance à l’homme Jésus. Sa « Loi du cœur » est une révolution, exigeante ? Sans doute. Elle mène à l’Abba qu’il n’a cessé de prier, et dont il a si peu parlé dans son enseignement. Mais dont la proximité, seule, explique que la solitude de Jésus, si elle fut réelle, fut aussi un chemin d’initiation.
          « Je suis la porte » : aller vers elle, la franchir, c’est réduire la solitude à néant.

                    M.B., 9 juillet 2008

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