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Quelques questions que pose à l’historien son métier d’historien

LES CHRÉTIENS, LES MUSULMANS ET L’HISTOIRE

         « Nous entrons dans l’avenir à reculons » (Paul Valéry)

          L’Histoire est un enjeu politique majeur.

On s’en est aperçu quand l’idéologie s’est emparée du débat historique : c’était en France, au XIX° siècle, avec l’interprétation de la Révolution française. La polémique débute avec Michelet, et inaugure une ère nouvelle, celle de l’Histoire comme instrument de l’idéologie totalitaire.

C’est ainsi que le pouvoir soviétique va tenter de donner un sens nouveau à l’histoire de l’humanité, qui devient une lutte pour l’accomplissement messianique, le « grand soir » de la victoire du prolétariat sur toutes les classes. Au nom de cette vision, tous les crimes, toutes les atrocités commises par Staline et les siens seront occultés, niés parles journalistes et les historiens jusqu’à la fin des années 1960.

C’est ainsi que le pouvoir nazi s’empare de l’Histoire pour anéantir quelques races « inférieures ». La liste est longue des bloquages ou des détournements historiques en Europe (guerre civile espagnole, guerre d’Algérie), en Asie (génocide arménien, « révolution culturelle » chinoise, génocide cambodgien), en Afrique (génocides en Éthiopie, au Rwanda), en Amérique (interprétation douteuse du 11 septembre 2001).

Le crime de lèse-histoire est-il un mal des temps modernes ?

Que non : il forme la base de l’histoire des religions chrétiennes et musulmanes.

Car l’une et l’autre prétendent se fonder sur une série d’événements historiques, qui alimentent une saga fondatrice. D’un côté Jésus-Christ, Dieu fait homme descendu sur terre pour y apporter le Salut. De l’autre Muhammad, fidèle secrétaire d’une révélation divine à lui transmise par l’ange Gabriel.

Après avoir étudié attentivement le Coran, je mets la dernière main à un essai, à paraître en mars 2008, sur Jésus et ses héritiers. Dans l’un et l’autre cas, la manipulation de l’Histoire est manifeste.

Dans l’un et l’autre cas, le procédé est le même : il y a des faits, intangibles. La vie publique de Jésus, le rabbi itinérant juif. L’apparition, à la fin du VII° siècle, du Coran qui servira d’étendard à l’islam conquérant.

Ensuite, tout est affaire d’interprétation. En fonction de l’importance de l’enjeu – prendre le pouvoir – l’Histoire des origines est présentée relativement au contexte dans lequel l’historien opère. S’il se penche sur les faits du passé, c’est toujours sous la pression du moment présent :

« Celui qui contrôle le passé, contôle le futur.

             Celui qui contrôle le présent, contôle le passé »

(George Orwell)

Pour réécrire l’Histoire, les historiens au service de leurs pouvoirs de tutelle n’hésitent pas à faire disparaître des témoins, ou des témoignages. Car « La réécriture de l’Histoire consiste aussi à éliminer ceux qui ont eu à la connaître » (1).

Ce fut le cas, par exemple, pour le « treizième apôtre » des évangiles.

Prendre le contre-pied de l’Histoire fondatrice d’une civilisation – de ses mensonges fondateurs – est une entreprise vouée à l’impopularité, j’en sais quelque chose. Il est difficile de ne pas céder à l’auto-censure.

Il le faut pourtant : car derrière les maquillages dont l’Histoire les a recouverts, se cachent par fois des hommes – comme Jésus le nazôréen – dont l’héritage reste pour nous une promesse à accomplir.

                                          M.B., 11 nov. 2007

(1) Thierry Wolton, L’histoire interdite, JC Lattès 1998, p. 131.

 

 

QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?

Un lecteur m’envoie son commentaire sur Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités. J’y réponds rapidement ici.

Vérité ?

          Le lecteur met en question le propos même de ce livre :
          « Me référant à « alèthèia » (écrit-il), qu’on traduit par « vérité », je me mets de plus en plus en retrait par rapport à toute présentation d’une quelconque « vérité ». L’alpha privatif de « alèthèia » m’incite à beaucoup de réserves. Il y a probablement, à mon sens, quelque part, quelque point qui a été « oublié », pour qu’on soit autorisé à affirmer que ceci ou cela est vrai »

          Y a-t-il une vérité ? La question est aussi ancienne que l’humanité. Je m’en tiens à la réponse d’Aristote, reprise par Thomas d’Aquin : « Toute chose existante possède sa vérité. La vérité est une qualité intrinsèque de l’être ».
          Un exemple, pour comprendre : la gravitation est une loi universelle. Tout objet est attiré par un autre, selon le rapport des masses. Sur notre terre, nous observons qu’une pomme mûre tombe de l’arbre. Mais si l’observateur quitte la branche du pommier en même temps que la pomme et tombe à côté d’elle, il a l’impression que la pomme ne tombe plus !
          La « vérité » d’une pomme mûre, c’est de tomber. Mais cette vérité ne peut être perçue que si l’observateur se place dans les bonnes conditions d’observation.
          Nous savons maintenant que cette loi de la relativité s’applique même aux sciences dites exactes. Pour nous, deux plus deux font quatre. Mais pour un mathématicien, parvenu à un certain degré d’abstraction, cette vérité élémentaire ne colle plus à la réalité qu’il observe à ce niveau-là : et deux plus deux se mettent à faire quatre… « plus ou moins ».
          Il y a donc des degrés de vérité, selon le point de vue (ou l’outil d’observation) qu’on adopte. Ce qui est vrai à nos yeux ne l’est plus aux yeux du chercheur. Quand Einstein publie en 1905 son équation E=MC2, c’est une hypothèse. Quand la bombe d’Alamogordo explose en août 1945, cette hypothèse devient réalité : non seulement la matière est composée d’atomes (dont nous ne percevons pas la vérité), mais ces atomes sont fissiles, et leur fission dégage une énorme quantité d’énergie.

Les degrés de la vérité

          Jusqu’à une époque récente, la métaphysique était la seule science qui prétendait aboutir à une vérité autre que celle de l’observation ordinaire. Parce qu’elle s’appuyait sur l’être et ce qu’on appelait ses « catégories » (ses composants universels), cette vérité pouvait prétendre être unique, et elle y prétendait avec succès, faute d’adversaire.
          L’existence d’une vérité était admise comme évidente.
          Mais à partir du XVII° siècle, des métaphysiciens eux-mêmes ont commencé à remettre en question, au nom de la métaphysique, cette certitude que La Vérité était unique. Ils se sont heurtés à une opposition farouche des chrétiens, pour qui l’existence d’une seule vérité était un dogme absolu, nécessaire à leur survie – puisqu’ils prétendaient la posséder, et eux seuls, dans sa totalité englobante.
          La physique, puis l’astrophysique et enfin la biologie moléculaire ont apporté leurs preuves aux intuitions de ces métaphysiciens : nous savons maintenant qu’il y a des degrés de vérité. Et donc des approches diverses de la vérité, qui ne parviennent pas nécessairement à la même conclusion sur les mêmes objets de réflexion.
          La vérité n’est pas une, elle est multiple : et seule l’expérience (l’expérimentation), quand elle est possible, permet de trancher définitivement entre tel ou tel aspect de la vérité, d’aboutir à une vérité unique – provisoirement – sur une question.

Vérité-monument ou vérité-mouvement ?

          La vérité dogmatique est comme un monument : elle est immuable, et on ne peut pas la déplacer ni même la sonder sans qu’elle s’écroule. Le cardinal Newman a défendu, au début du XX° siècle, l’idée d’une évolution des dogmes : mais d’abord il ne faisait que déplacer le problème, et ensuite (et surtout) l’Église n’a jamais admis cette façon de voir, qui ouvrait une piste de réflexion vite refermée. Et totalement verrouillée, semble-t-il, par le théologien Ratzinger devenu pape. Pour l’Église catholique, envers et contre tout, il n’y a qu’une seule vérité – la sienne, bien sûr.
          Or Jésus n’a jamais énoncé, ni même proposé, un dogme quelconque. Ou une vérité de nature dogmatique, c’est-à-dire existant en elle-même – et donc métaphysiquement immuable, puisque possédant les caractéristiques de l’être.
          Quand on lui pose la question (de façon détournée, mais il ne s’y trompe pas !), il répond au questionneur : « Suis-moi ».
          Autrement dit, pour Jésus il y a bien une vérité ultime : mais elle réside dans une personne humaine, la sienne.
          Et une personne humaine, ça n’est pas figé. Cela évolue, grandit, apprend, se développe, hésite, cherche, se trompe parfois, tombe et se relève. Comprend d’abord partiellement, puis de mieux en mieux, et parfois quelques minutes avant de mourir.
          Une personne humaine, c’est en mouvement. C’est un mouvement perpétuel, de la naissance à la mort.
          La vérité de Jésus est une vérité-mouvement, non pas une vérité-monument.
          Etre disciple de Jésus, c’est aller vers la vérité, ce n’est pas la posséder. Et sur les chemins hasardeux de la certitude (des certitudes), c’est avoir pour guide, pour boussole, pour rampe d’escalier, cette personne vivante dans son évolution vivante.
          Avoir Jésus pour vérité, ce n’est pas n’avoir aucune vérité stable : c’est se stabiliser dans le mouvement vers la vérité, main dans la main avec cet homme, affrontant les défis du quotidien comme il les a affrontés : l’un après l’autre, en progression constante.
          C’est pourquoi l’Église a enseigné que Jésus possédait la « science infuse » : il savait tout à la naissance, il avait réponse à tout, il n’a rien appris, sa conscience était celle de Dieu, universelle et totale. Il n’était que le prétexte à une vérité, qui subsistait déjà en-dehors de lui.

La vérité historique

          Mon lecteur cite ensuite cette phrase de Maurice GOGUEL : » L’histoire a pour seule fonction de constater les faits et de chercher à découvrir les liaisons qu’il y a entre eux. Elle n’a pas compétence pour en donner une explication dernière … ».
          Goguel ignorait-il donc qu’il n’y a pas de faits en Histoire, il n’y a que des faits historiques ? L’événement du passé nous échappe à tout jamais. Nous ne pouvons en avoir qu’une connaissance historique : d’où la nécessité absolue d’une méthode rigoureuse dans la lecture des textes et des résultats archéologiques.
          Mais la méthode, en science cela évolue. Et la science historique évolue comme les autres. Ce qui était historiquement vrai hier peut ne l’être plus aujourd’hui. Parce qu’elle est science d’humains, l’histoire n’est pas dogmatique – enfin… ne devrait pas l’être. Il n’existe qu’une histoire-mouvement. Seuls les monuments sont historiques…
          Quant à « l’explication dernière » des faits, elle est du domaine de la métaphysique ou des dogmes : elle n’est aucunement du ressort de l’Histoire.
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          C’est pourquoi j’ai sous-titré mon livre, Jésus et ses héritiers, par deux mots au pluriel : mensonges et vérités. Non pas Vérité, mais vérités, au pluriel, car la vérité historique est plurielle, comme l’humain à laquelle elle s’attache.
          Ce petit « s » vous avait peut-être échappé, cher lecteur. Mais il fait toute la différence entre le dogmaticien, plus ou moins sectaire, et l’historien scrupuleux.

                                       M.B.,  sept. 2008

COMMENT DISCRÉDITER UN HISTORIEN MAL-PENSANT ?

          Lorsqu’un historien ou un exégète propose une thèse iconoclaste – c-à-dire qui remet en cause la « vérité » imposée par la pensée unique d’une idéologie dominante, l’autorité concernée concerné utilise 4 méthodes pour le réduire au silence (1)

 1) L’analogie

     On fait croire que l’auteur est tellement obsédé par sa thèse qu’il a perdu toute capacité de discernement. Plus précisément, il se fonde sur un seul cas pour généraliser indûment, et appliquer son raisonnement pervers à un ensemble de personnes ou à une famille de pensée.

 2) L’amalgame

     On prête à l’auteur des intentions malveillantes ou odieuses, condamnées par la bienséance, le sens commun ou la morale. Accusé d’être aveuglé par ses passions, il est constamment obligé de se justifier, de faire valoir sa bonne foi. Ce qui écarte aux yeux du public le débat de fond qu’il souhaitait instaurer.

     Habituellement, cette méthose utilise des citations hors contexte de l’auteur visé.

 3) La méthodologie

     Les détenteurs du Magistère donnent à l’auteur des leçons de méthode :

– On décrète son travail inacceptable parce qu’il n’a pas été consacré par la formation et les titres exclusivement délivrés par le Magistère ou le sérail bien-pensant : on l’accuse d’incompétence.

– On nie l’authenticité des documents qu’il cite ou utilise.

– L’auteur étant incompétent, on rejette la façon dont il emploie les critères d’interprétation communément admis par sa communauté scientifique (les historiens).

– On souligne quelques erreurs sur un point de détail afin de discréditer l’ensemble de son travail : « qui s’est trompé une fois, s’est trompé partout ». Le débat de fond est détourné au profit de broutilles.

     Cette critique méthodologique étant affaire de spécialistes, elle est particulièrement efficace auprès d’un public qui respecte l’autorité des experts « reconnus » ou du Magistère.

4) La banalisation

     On souligne que l’auteur n’apporte rien de nouveau, que sa thèse (ou certains aspects de sa thèse) est acceptée depuis belle lurette. La banalisation efface l’anormalité d’un fait historique, qui mettrait en pièces une construction idéologique donnée. Elle ramène cette anormalité à l’interprétation correcte de la pensée unique.

      Les Églises (mitres ou à turbans), les dictatures, les politiciens, utilisent toutes ces méthodes conjointement.

     Presque toujours, elles s’accompagnent d’attaques personnelles et d’insultes. La diffamation des opposants idéologiques est une pratique courante des Magistères. Qu’on pense à Paul de Tarse (sans doute un précurseur en ce domaine !) et à ses insultes de l’épître aux Galates. A Irénée (II°s.), à Épiphane (III°s.) qui accusent les gnostiques de pratiques sexuelles ignobles. A la propagande Nazie qui avilit les juifs, à la propagande staliniennes qui dégrade l’image des opposants…

         Eppur, si muove !

                                        M.B., 31 oct 2007

(1) J’utilise ici en le résumant l’exposé de Thierry WOLTON, l’Histoire interdite, JC Lattès, 1998, pp. 139 et suiv.

L’HISTOIRE, UN ENJEU POLITIQUE ?

          Mémoire, Histoire et politique : un ménage à trois détonnant !
         
           Les oiseaux, les fourmis ou les loups vivent en sociétés très structurées : ce sont des animaux politiques (du grec πολις, « l’être-ensemble »). Si chacune des espèces animales possède sa propre Histoire, elles ne le savent pas. Nous aussi, nous sommes des animaux politiques, mais en plus, nous sommes des animaux HISTORIQUES : nous savons que nous faisons partie d’une Histoire, et à son tour cette Histoire fait partie de nous, au point qu’elle détermine nos comportements. C’est pourquoi, vous le constatez chaque jour, la relecture et la compréhension du passé font constamment irruption dans notre actualité politique : de plus en plus, on demande à l’historien d’être guide, et conseiller de nos sociétés.

       I.    Dans la haute antiquité, il n’y avait pas encore d’Histoire mais des mythes, et des mythologies. Pour le romain Salluste : « Le mythe est la relation d’un événement qui n’a jamais eu lieu, à propos d’une chose qui existe depuis toujours » Ces mythes retraçaient l’histoire de héros, moitié hommes et moitié dieux. De bouche à oreille, on se transmettait les récits de leurs exploits. Des peuplades se reconnaissaient dans l’Histoire mythique à laquelle elles s’identifiaient, et qui les transformait en peuples.
          Le mythe des origines est « vrai », parce que la communauté l’a répété pour continuer à vivre. Le mythe d’identité est « vrai », parce que la communauté a existé par lui : le mythe prouve sa vérité par son efficacité. Ainsi du passage de la mer Rouge, qui transforma des tribus informes d’hébreux en peuple juif. Ainsi de la naissance de Romulus & Remus, qui fut en même temps l’acte de naissance de l’Empire romain. Ou encore la pierre d’Abraham à la Ka’aba, qui fonda l’islam : le mythe est fondateur. Il fournit, à des peuples qui n’en ont pas, une mémoire toute prête, déjà organisée, à laquelle ils se réfèrent et qui les situe dans l’univers.
          De tous temps, les mythes se sont transformés en mémoire collective. Ils ont été la mémoire des peuples, qu’ils ont façonnés à leur image.

       II.    Cela a duré jusqu’au V° siècle avant J.C., avec Hérodote que Cicéron appelle « le Père de l’Histoire ». L’unique œuvre de lui qui nous soit parvenue commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε ». Hérodote a donc mené une enquête (historié) sur les Guerres Médiques. Il continue :  » … une enquête, afin que le temps n’abolisse pas la mémoire des actions des hommes, et que les grands exploits guerriers accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ».
          Hérodote cherchait-il seulement à effacer la distance du temps, en fixant la mémoire ? Il voulait qu’on se souvienne « des exploits des Grecs, comme de ceux des barbares » : a-t-il tenu parole ? Il semble que non. Aristote le traite de mythologue, créateur de mythes. Aulu-Gelle, d’homo fabulator  – créateur de fables. Pourquoi cela ? C’est Plutarque qui nous l’apprend, dans son traité De la mauvaise foi d’Hérodote : « Il a abusé ses lecteurs malgré son apparente limpidité. Il était philobarbaros, il aimait trop les barbares. Plusieurs volumes me seraient nécessaires pour passer en revue tous ses mensonges« .
          Alors : Mythes, ou fables ? Histoire, ou mensonges ? Il y a pourtant eu des faits, des batailles gagnées par les Grecs. Ils ont écrasé les barbares : mais ce qu’on reproche à Hérodote, c’est de n’avoir pas suffisamment écrasé leur mémoire. 

–  Orgueil national, impérialisme et racisme : première utilisation politique de l’Histoire.

          Par la suite, tous les historiens de l’Antiquité ont été soumis aux façons de penser, et à l’ordre social en vigueur dans leur Cité. Les peuples ne s’identifiaient plus à des héros mythiques, mais à des Grands Hommes. Les historiens se mettaient au service du Prince – et à travers lui du pouvoir, en même temps que de l’identité nationale. Leur marge de manœuvre était très étroite : mais tous n’étaient pas dupes, ainsi Suétone. Au moment où il écrit sa biographie du Divin Jules, il est secrétaire particulier de l’Empereur Hadrien : divinisé, son Jules César est paré de toutes les vertus qu’Hadrien prétendait posséder. Et quand Suétone glisse, au détour d’une phrase, que « César fut le mari de toutes les femmes de Rome, et la femme de tous les maris », cette critique (si toutefois c’en est une) était bien la seule qu’il pouvait se permettre.

        III.   Après eux, et pendant plus de mille ans, l’Histoire va être écrite par des gens d’Église. Ce sont des hagiographes : ils exaltent les figures de saints, de prélats ou d’abbés mitrés, qu’ils proposent en exemple au peuple chrétien. Ces historiens appliquent la doctrine de saint Augustin dans La Cité de Dieu : l’Histoire n’est qu’une résultante de l’action divine – comme chacun peut le vérifier, puisque l’Église catholique s’étend jusqu’aux confins de la terre.
          Les Annales du Moyen âge sont un mélange de propagande et d’endoctrinement : cette fois-ci, l’historien se met au service d’une idéologie religieuse, qui se trouve être à la base d’une civilisation conquérante. Non plus l’identité d’une seule nation, mais celle d’un ensemble multinational, la chrétienté. La frontière n’est plus celle du Limes, dressée contre les Barbares : c’est une frontière culturelle, et les nouveaux barbares sont les incroyants.
On cherche à conquérir en convertissant, on protège son identité en excommuniant.

– Orgueil culturel, fanatisme religieux, et exclusion : deuxième utilisation politique de l’Histoire.

          C’est pourtant à un moine catholique, Dom Mabillon, qu’on doit la première révolution de la science historique moderne : c’est la diplomatique, discipline qui distingue dans les documents anciens (ou diplômes), ceux qui sont authentiques de ceux qui sont faux, ou apocryphes. Comment les lire, les transcrire, les confronter – bref, les utiliser ?
           Mabillon a été l’inventeur de l’archéologie des textes anciens.

          Jusque là, l’Histoire était une construction de l’esprit humain, qui ne s’éloignait jamais vraiment du mythe. Mythe national, mythe princier, mythe religieux : le baptême de Clovis, qui fonda la chrétienté, rassemble en un seul ces trois formes du mythe.
          Pas de politique (c’est-à-dire d’organisation de la Cité) sans mythes fondateurs.

       IV.   Après le séisme de la Révolution française, les historiens se sont voulus ouvertement engagés : il fallait choisir son camp. Collègue de Michelet, Augustin Thierry écrit : « En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à rechercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques ».
          Mais le goût du travail minutieux et érudit a vite repris avec la fondation de l’École des Chartes (1821), qui anima un gigantesque travail d’archivage et de publications. Ce retour en grâce des textes anciens va donner naissance à l’Histoire positiviste. Le mythe est mort : désormais, le passé peut être connu dans sa réalité objective, sans interprétation, grâce à l’usage raisonné de documents positifs. L’historien devient un simple instrument, sorte d’appareil enregistreur qui n’a plus qu’à reproduire son objet – le passé – avec une fidélité mécanique.
          Pour les positivistes, l’Histoire n’est plus à construire : elle est à retrouver.

           Nous venons de dégager les deux extrêmes entre lesquels balance l’Histoire : d’un côté, la construction du passé, guettée par le mythe intemporel. De l’autre, la simple nomenclature des faits, guettée par l’oubli de la texture humaine des événements historiques.

        V.   Après celle de Mabillon, la deuxième révolution de l’Histoire a été l’irruption de l’archéologie, à la fin du XIX° siècle. Désormais, l’historien ne disposait plus seulement de textes, mais de sites, d’habitats, d’objets. Ces traces objectives de l’activité humaine, il pouvait les confronter aux traces écrites. On n’écrit plus l’Histoire des Grands Hommes, mais celle des peuples. On construit l’Histoire transversale des courants sociaux (Histoire des ouvriers, des femmes, de l’habillement, etc.), ou de microsociétés comme le petit village occitan de Montaillou (Le Roy Ladurie)…
          Enfin, dans les années 1980, apparaît la Nouvelle Histoire (Pierre Nora) qui est celle des mentalités, c’est-à-dire des représentations collectives et des structures mentales des sociétés.
          Cette Nouvelle Histoire s’affranchit des idéologies, politique, sociale ou religieuse. Non seulement elle se détourne des héros mythologiques et des Grands Hommes, mais – grâce à la sociologie et à la psychologie – elle prétend atteindre enfin le but que s’était fixé l’Histoire positiviste : les comportements sociaux, les évolutions mentales des peuples, sont décrits de manière scientifique. L’historien appartient au peuple dont il retrace l’Histoire : affranchi de l’esclavage du mythe ou du Prince, il proclame haut et fort qu’il est enfin libre – c’est-à-dire, par nature, révisionniste.

          Hélas, cette liberté revendiquée par l’Histoire moderne apparaît comme un vœu pieux. Vous devinez qu’en s’attachant à la reconstruction d’un passé collectif, l’historien va faire de la mémoire elle-même l’objet de son étude. Quand le positiviste Michelet voulait « montrer purement et simplement comment les choses se sont produites », il se situait au niveau des faits, non pas de la mémoire – qui, elle, se trouve en amont de la connaissance historique. En cherchant à reconstituer des mouvements d’idées, ou à ressusciter la vie quotidienne d’une commune rurale, l’historien va dépendre étroitement de sa propre histoire familiale et individuelle, de son milieu, de son éducation, de ses attirances et de ses rejets politiques. Déjà, en 1954, H.I. Marrou avait dû rappeler que l’Histoire est inséparable de l’historien.

          Rien ne semble donc avoir changé depuis Hérodote : l’Histoire d’aujourd’hui est toujours politique, elle reste un enjeu politique. C’est ainsi que nous avons eu droit au passé revisité par les communistes, ou par les Résistants. Par les anciens colonialistes, ou ceux qu’ils avaient colonisés. Par les croisés, ou par les Arabes. Par les bourreaux, ou leurs victimes. Enfin, nous avons eu droit au négationnisme des génocides, arménien ou juif.
Et tout récemment, nous avons eu droit aux lois mémorielles.

          « Les choses », dont parlait Michelet, semblent définitivement hors d’atteinte.
          Et l’Histoire, comme approche de la vérité des faits, définitivement disqualifiée.
          D’où le mot de James Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont il faut se réveiller »

          Paradoxalement, c’est dans le petit milieu des érudits chrétiens que la question de la vérité historique a connu, depuis un siècle, ses avancées les plus significatives, et que l’Histoire a retrouvé un peu de son honneur. Pourquoi ?
Parce que, seul de son espèce, le judéo-christianisme est une religion historique. Ce n’est pas le fruit d’une métaphysique (Plotin), d’une haute morale (Confucius), d’une mystique (Védas hindous). Pour les judéo-chrétiens, Dieu s’est fait connaître à travers l’Histoire des hommes et de leurs tribus : La Révélation chrétienne n’est pas le fruit d’une illumination ou d’un éveil de la conscience. Au point de départ il y a non pas des idées, mais des faits humains triviaux, dont il faut découvrir la signification cachée.
           Saint Augustin avait développé la notion de théologie de l’Histoire : avec lui, l’Histoire devenait une proposition théologique. Histoire Sainte, les textes sacrés étaient une allégorie, que l’exégète interprétait pour construire à la fois le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. L’Histoire allégorisée mettait en place les mythes fondateurs de la chrétienté.
          A cause de la nature de leur religion, la question de la véracité des faits fondateurs s’est posée en termes nouveaux, de façon cruciale et urgente, à des exégètes protestants dès le milieu du XIX° siècle. Ils ont été rejoints par les catholiques au milieu du XX° siècle. Des savants allemands, français, et aujourd’hui surtout américains, ont fait faire à la science historique des progrès importants en tentant, avec opiniâtreté, de revenir aux faits, aux événements qui sont à l’origine du christianisme. C’est ce qu’on appelle l’exégèse historico-critique, qui s’oppose à l’exégèse allégorique. Elle a accompli des progrès considérables, et si je vous en parle, c’est parce qu’elle éclaire particulièrement bien la question que nous nous posons aujourd’hui : mémoire, mythe, ou Histoire ? Histoire, ou politique ?

          Dans leur recherche du vrai visage des héros fondateurs de leur religion, les exégètes chrétiens ont d’abord mis au point une boîte à outils performante. Une quinzaine de critères de lecture des textes anciens, très précis, beaucoup plus sophistiqués que la science diplomatique du vieux Mabillon. Ils ont pu ainsi explorer la notion de tradition orale : la façon dont la mémoire s’est transmise, pendant une longue période, de bouche à oreille. Puis d’histoire des formes littéraires : la façon dont les récits oraux ont été mis par écrit selon des schémas littéraires, communs à telle ou telle époque, à telle ou telle région de l’Antiquité. D’histoire des traditions écrites : la façon dont les écrits se sont influencé l’un l’autre, au moment même de leur élaboration, parce qu’ils voyageaient, et étaient lus hors de leur lieu d’écriture. D’histoire des communautés, porteuses des traditions orales, et lieux de mise par écrits de ces traditions. Enfin, d’histoire linguistique : le passage, par traductions successives, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre.

          Le fameux « objet » après lequel courait tant Michelet, c’était donc LE TEXTE ! Mais le texte non plus support d’allégorie, non plus vecteur de mythe : le texte, objet d’examen critique pluridisciplinaire.

          Chemin faisant, ces exégètes ont pu reprendre à l’école allemande sa distinction entre les événements de l’Histoire (Historich) et le fait historique (Geschichtlich). Je vous résume brièvement leurs conclusions :

1) Événement de l’Histoire : C’est le – ou les – événements initiaux, les paroles prononcées, les faits tels qu’ils se sont réellement produits, à un moment donné, autrefois. Que l’événement du passé soit éloigné de nous par un siècle, dix siècles ou dix minutes, c’est la même chose : une fois accomplie, une action est perdue pour nous à tout jamais. Une fois prononcée, une parole – son intonation, sa situation dans le temps et dans l’espace, sa portée sur l’auditoire – ne peut plus être redite. L’événement du passé appartient au passé : on ne peut plus, ni y revenir, ni l’atteindre à nouveau dans son jaillissement originel.

2) Fait Historique : ce sont les faits ou les paroles, tels que l’historien tente de les établir, après enquête (Hérodote). L’enquête doit être rigoureuse, la boîte à outils efficace, chaque outil (chacun des critères de lecture) doit être utilisé selon sa fonctionnalité propre. Aucun critère ne doit être négligé. La version des faits proposée par l’historien résultera d’un choix entre plusieurs pistes, plusieurs hypothèses possibles : car si l’événement de l’Histoire est unique, le fait historique n’est jamais simple, indiscutable, certain. L’historien doit prendre sa décision finale au vu d’un dossier le plus souvent contradictoire.
          Le fait historique peut-il retrouver intacte la mémoire du fait de l’Histoire ? Non, et pour deux raisons : d’abord parce que la mémoire des témoins eux-mêmes était entachée par leurs opinions, leurs préjugés, leurs ambitions, leurs choix ou leurs refus. Ensuite, parce que l’historien vit dans un milieu donné, à une époque donnée. Qu’il le veuille ou non, il est tributaire de ce qu’il peut comprendre du passé. Mais aussi, à cause de la pression sociopolitique qu’il subit à son insu, l’historien sait le plus souvent ce qu’il peut dire, ce qu’il doit dire, et surtout ce qu’il ne peut absolument pas dire.
          Sur les origines d’un ensemble d’événements devenus fondateurs de civilisation – c’est-dire transformés en mythes – l’historien, même s’il sait beaucoup de choses, ne peut pas tout dire. Il faut des années, parfois des générations, avant que la vérité historique d’un génocide, ou d’une guerre coloniale, ou des origines d’une religion, puisse être présentée, dans son état actuel d’élaboration, à la conscience du grand public.

          De ce survol rapide, retenons quatre conclusions :

1- L’Histoire ne peut pas, ne doit pas prétendre à une vérité absolue. L’historien est lui aussi un animal politique et historique. La vérité historique n’est pas la vérité de l’Histoire : c’est la moins mauvaise interprétation possible des faits du passé. Le travail de l’historien consiste à affiner des hypothèses successives.

2- En Histoire comme en exégèse, il n’y a pas de vérité définitive. Que des pièces nouvelles soient découvertes (documents, archéologie), ou qu’un historien reprenne un vieux dossier avec un regard neuf et inventif, et soudain une nouvelle vérité historique peut surgir.
          Parce qu’elle bouleverse la façon dont notre mémoire collective s’est construite en Histoire fondatrice, parce qu’elle bouleverse notre « vision du monde », cette nouvelle vérité va rencontrer l’opposition de tous, jusqu’à ce qu’elle finisse, lentement, par s’imposer à tous.

3- Pas de vérité historique définitive, mais quand même, des sédiments qui se déposent au fil des ans ou des siècles. Parce qu’ils rencontrent un consensus à la fois des historiens et de leurs sociétés, on parle d’acquis de l’Histoire. Ce n’est pas faux, notre connaissance historique progresse réellement. Mais il ne faut jamais oublier quelle est la fragilité de la vérité historique.

4- Enfin, l’historien peut finir par en savoir plus, sur un événement du passé, que ceux-là même qui ont vécu cet événement. Quand le passé était encore du présent, il était – comme ce que nous vivons en ce moment même – quelque chose de pulvérulent, de confus, de multiforme : un ensemble touffu de sentiments, de sensations qui se heurtent en nous, de causes et d’effets, dont nous peinions à saisir sur le vif la signification, et plus encore les répercussions.
Avec un peu de chance et beaucoup de perspicacité laborieuse, l’historien parvient à mettre en lumière des intentions, des préjugés, des désirs obscurs ou des volontés cachées qui étaient enfouis dans l’inconscient des acteurs de l’Histoire. Au moment des faits, eux-mêmes ne pouvaient pas en être conscients. Il leur manquait deux choses : le recul du temps, et un champ de vision qui dépasse leur horizon limité. Parce qu’il dispose de l’un et de l’autre, l’historien est capable, aujourd’hui, d’en apprendre à Jules César, sur lui-même, plus qu’il n’en savait lui-même.

Le résultat de tout cela, ce sont les innombrables livres d’Histoire qui encombrent les étagères de votre bibliothèque. J’espère que vous prenez, à les lire, autant de plaisir que moi.

                   M.B., Conférence donnée le 14 mars 2009

Voir aussi Comment discréditer un historien mal-pensant ?

« LOUIS XVI » de J.C. Petitfils

          Échaudé par le Jésus de Jean-Christian Petitfils j’hésitais avant d’ouvrir son Louis XVI (Perrin, 2005). Allais-je me trouver devant un plaidoyer mettant la mauvaise foi au service d’une cause quelconque, néo-royaliste, que sais-je ?

          Eh bien, j’avais tort, et j’ai dévoré ces mille trente-cinq pages d’une traite, prenant sur mon sommeil.

           J’ai toujours été fasciné par les dix-huit années (1774 – 1789) qui virent la fin d’un monde, celui de la monarchie de droit divin, et la naissance d’un autre dans des convulsions effroyables.

          Au centre de cette tornade, un homme : Louis XVI. Tragique, son règne débuta sous les ors de la Galerie des Glaces pour se terminer dans la détresse de la tour crasseuse du Temple.

          Comment en est-on venu là ? Aurait-on pu  éviter une Révolution qui détruisit tout sur son passage ? Et finalement, peut-on changer le monde  ?

           Pour répondre à ces interrogations, j’avais lu les récits des témoins du règne, Mémoires, Souvenirs et Journaux, et les biographies déjà parues de Louis XVI : m’apercevant ainsi qu’elles n’étaient pas nombreuses, et laissaient en suspens la grande question : pourquoi un homme intelligent, cultivé, travailleur, vertueux, aimé de son peuple jusqu’au bout, s’est-il montré incapable de réformer la France alors que c’était son intention, affichée dès le choix de son premier ministère ?

           Cette question, J.C. Petitfils se la pose tout du long, même s’il ne la formule clairement ici ou là que dans sa deuxième partie. Pour y répondre, il s’écarte parfois du canevas chronologique classique : après chaque grande étape du règne (chaque tentative, échec ou convulsion) il prend du recul pour situer l’événement dans son contexte administratif, social, économique, financier, politique du moment.

           Ce faisant, il permet enfin de comprendre l’extraordinaire difficulté de la tâche à laquelle Louis XVI, âgé d’à peine 20 ans, se trouva brutalement confronté. Ầ ma connaissance il est le seul à le faire avec autant de pédagogie, puisant dans une documentation immense qu’il maîtrise bien, laissant de côté l’anecdotique pour chercher toujours à cerner l’essentiel.

           Il met ainsi en lumière la complexité du caractère de Louis XVI, qui fut certainement l’une des causes (mais pas la seule) de son échec et déroute tous ses biographes.

          Faible, incapable de prendre une décision, le gros Louis ? Mené en laisse comme un caniche par sa femme Marie-Antoinette ? Ne comprenant rien aux aspirations d’une France fatiguée de ses rois ?

          Pour tout dire : apathique, ne songeant qu’à bouffer, à limer des serrures et à chasser. Un crétin velléitaire. De plus – un crime chez nous – insensible au charme des femmes, impuissant.

          Bref, un benêt plutôt gentil mais qui n’a eu que ce qu’il méritait.

           J.C. Petitfils permet au contraire de découvrir un homme de caractère, tenant sa femme à distance par prudence politique, ayant compris très tôt la nécessité d’une transformation en profondeur de la France.

          Adolescent tourné vers l’avenir, c’était la jeunesse au milieu d’une Cour de vieillards crispés sur leurs souvenirs du passé. Totalement seul devant le mur des égoïsmes conjugués. Bourré de scrupules moraux qui le rendaient incapable de violence – une violence qu’il déchaînera contre lui-même pour n’avoir pas su l’exercer contre les autres quand il le fallait.

           On suit pas à pas ses tentatives courageuses pour surmonter de terribles handicaps (l’inexpérience politique, les pressions de son entourage…). Fièrement, dans un isolement pathétique, il a tenu tête jusqu’au moment où, soudainement, il a « craqué », s’enfonçant dans une dépression nerveuse dont il ne sortira plus. C’était peut-être déjà en 1787, après l’échec de l’Assemblée des Notables.

          Alors, il ne tiendra que par ses automatismes. Ayant perdu toute illusion, il n’agira plus que par réflexes. Ce qui surnage dans ce naufrage c’est le meilleur de l’homme, ce secret si longtemps caché sous des silences obstinés : une force intérieure prodigieuse, exceptionnelle, qualifiée de « surhumaine » par les témoins de sa fin.

          Hélas, une force jamais soulignée ni donnée en exemple aux français, qui ignorent quel homme ils eurent alors pour roi.

           Très bien resituée par l’auteur dans ses contextes successifs, l’évolution psychologique de Louis XVI – depuis ses débuts de Dauphin jusqu’à sa fin tragique – permet de répondre à la première question : aurait-on pu éviter l’horreur destructrice d’une Révolution anarchique ?

          Peut-être. Mais pour cela il eût fallu que Louis XVI fût éduqué en plein vent, ailleurs que dans la bulle dorée de Versailles. Devenu roi, qu’il s’entoure de collaborateurs choisis pour leur mérite, sans considération de leur naissance (1). Qu’il fasse très tôt l’expérience réelle de la vie militaire et de ses camps, pour connaître l’armée, savoir lui parler, être connu et aimé d’elle. Afin de prendre sa tête pour qu’elle le suive, au lieu de commencer à l’abandonner dès le début de 1789.

          Il lui aurait fallu un cœur moins tendre. Moins de tolérance (2), moins de bonté, plus de cynisme. L’indifférence pour le sang versé, quand c’est celui des opposants. Envers eux, ni égards, ni droiture, ni pitié.

          Et pour guider sa vie, un seul principe : donner satisfaction à un ego surdimensionné.

           Bref, il aurait fallu que Louis XVI soit Bonaparte.

          Mais sans Louis XVI, aurait-il pu y avoir un Bonaparte ?

           Deuxième question : peut-on changer le monde ?

          J .C. Petitfils montre avec clarté que Louis XVI réussit une 1° Révolution quand sa volonté réformatrice finit (tant bien que mal) par rejoindre celle d’une majorité des députés et du peuple de France. Bref moment d’équilibre, immédiatement suivi par une 2° Révolution qui ne voulait plus seulement réformer l’État, mais changer le monde en changeant l’Homme. La suite, ce fut une dictature totalitaire, menée dans le sang et l’anarchie, par une extrême-gauche livrée à ses seules passions (cliquez) .

          Un désastre absolu.

           J’en reviens à Jésus. Contrairement à Jean-Baptiste et aux agitateurs néo-zélotes, Il n’a jamais prétendu réformer la société dans laquelle il vivait. Par ses paraboles comme dans son attitude et ses gestes symboliques, il a affirmé avec force que ce monde-là était fini, terminé, dépassé. Et qu’il en proposait un autre (cliquez, et aussi cliquez).

          Comment voulait-il le faire naître ?

          Par une transformation en profondeur des individus, pris un à un. Il n’a pas eu de programme politique ou social, pas de slogan mobilisateur des masses. Un altermondialisme individualiste (cliquez) , basé sur la contagion par l’exemple des vertus (« Comme j’ai fait pour vous, faites aussi vous-mêmes les uns envers les autres »).

           Au plus fort de la tempête, Louis XVI n’a cessé de répéter que son « amour pour son peuple » finirait bien par faire tache d’huile. Que l’exemple de sa bonté, de sa modération, de sa droiture, finirait de par l’emporter sur l’extrémisme.

          Comme Jésus, il a cru pouvoir changer le monde par la contagion de l’exemple, et comme Jésus il a échoué.

           Politiquement, l’un et l’autre ont eu tort : le monde ne change que dans la violence.

          C’est-à-dire qu’il ne change pas, puisque le seul changement qui pourrait répondre aux aspirations humaines serait la fin de la violence.

           Certains reprocheront à J.C. Petitfils de retracer les événements avec un a priori favorable à son malheureux héros, Louis XVI.

          Reproche non-fondé : il ne masque aucune des failles du personnage. Et s’il témoigne d’une sympathie évidente  pour ce « roi malgré lui », c’est que Louis, quel que soit le point de vue auquel on se place, suscite chez ceux qui l’approchent plus que de la sympathie : de l’affection et du respect.

                     Dans ses Mémoires l’ignoble Fouché, régicide, a écrit qu’en votant la mort du roi il ne s’en prenait pas à l’homme « qui était juste et bon » (sic), mais à son diadème.

          Ite, missa est.

                                                    M.B., 4 mars 2012

 P.S. : Après cette lecture, je reviens à ma critique du Jésus de J.C. Petitfils. Pourquoi ce fiasco historique (mais non pas commercial) ? Sans doute parce que l’auteur, historien de talent et travailleur infatigable, n’est pas un exégète. La personne et l’enseignement de Jésus ne nous sont connus qu’à travers des textes devenus sacrés : il faut, pour en percer les secrets, une autre technique que celle de l’historien.

(1) Quand il fera appel à Necker (bourgeois, et de surcroît protestant), ce sera toujours sous la contrainte.

(2) Croyant sincère à titre personnel, Louis XVI n’a jamais fait preuve d’intolérance religieuse : il ne voulait pas prêter le serment du sacre contre les hérétiques [protestants]. Sa défense du catholicisme était politique : préserver la fragile paix religieuse du royaume.

« LOUIS XVI » DE J.C. PETITFILS

Échaudé par le Jésus de Jean-Christian Petitfils (cliquez), j’hésitais avant d’ouvrir son Louis XVI (Perrin, 2005). Allais-je me trouver devant un plaidoyer mettant la mauvaise foi au service d’une cause quelconque, néo-royaliste, que sais-je ?

Eh bien, j’avais tort, et j’ai dévoré ces mille trente-cinq pages d’une traite, prenant sur mon sommeil.

J’ai toujours été fasciné par les dix-huit années (1774 – 1789) qui virent la fin d’un monde, celui de la monarchie de droit divin, et la naissance d’un autre dans des convulsions effroyables.

Au centre de cette tornade, un homme : Louis XVI. Tragique, son règne débuta sous les ors de la Galerie des Glaces pour se terminer dans la détresse de la tour crasseuse du Temple.

Comment en est-on venu là ? Aurait-on pu  éviter une Révolution qui détruisit tout sur son passage ? Et finalement, peut-on changer le monde (cliquez) ?

Pour répondre à ces interrogations, j’avais lu les récits des témoins du règne, Mémoires, Souvenirs et Journaux, et les biographies déjà parues de Louis XVI : m’apercevant ainsi qu’elles n’étaient pas nombreuses, et laissaient en suspens la grande question : pourquoi un homme intelligent, cultivé, travailleur, vertueux, aimé de son peuple jusqu’au bout, s’est-il montré incapable de réformer la France alors que c’était son intention, affichée dès le choix de son premier ministère ?

Cette question, J.C. Petitfils se la pose tout du long, même s’il ne la formule clairement ici ou là que dans sa deuxième partie. Pour y répondre, il s’écarte parfois du canevas chronologique classique : après chaque grande étape du règne (chaque tentative, échec ou convulsion) il prend du recul pour situer l’événement dans son contexte administratif, social, économique, financier, politique du moment.

Ce faisant, il permet enfin de comprendre l’extraordinaire difficulté de la tâche à laquelle Louis XVI, âgé d’à peine 20 ans, se trouva brutalement confronté. Ầ ma connaissance il est le seul à le faire avec autant de pédagogie, puisant dans une documentation immense qu’il maîtrise bien, laissant de côté l’anecdotique pour chercher toujours à cerner l’essentiel.

Il met ainsi en lumière la complexité du caractère de Louis XVI, qui fut certainement l’une des causes (mais pas la seule) de son échec et déroute tous ses biographes.

Faible, incapable de prendre une décision, le gros Louis ? Mené en laisse comme un caniche par sa femme Marie-Antoinette ? Ne comprenant rien aux aspirations d’une France fatiguée de ses rois ?

Pour tout dire : apathique, ne songeant qu’à bouffer, à limer des serrures et à chasser. Un crétin velléitaire. De plus – un crime chez nous – insensible au charme des femmes, impuissant.

Bref, un benêt plutôt gentil mais qui n’a eu que ce qu’il méritait.

J.C. Petitfils permet au contraire de découvrir un homme de caractère, tenant sa femme à distance par prudence politique, ayant compris très tôt la nécessité d’une transformation en profondeur de la France.

Adolescent tourné vers l’avenir, c’était la jeunesse au milieu d’une Cour de vieillards crispés sur leurs souvenirs du passé. Totalement seul devant le mur des égoïsmes conjugués. Bourré de scrupules moraux qui le rendaient incapable de violence – une violence qu’il déchaînera contre lui-même pour n’avoir pas su l’exercer contre les autres quand il le fallait.

On suit pas à pas ses tentatives courageuses pour surmonter de terribles handicaps (l’inexpérience politique, les pressions de son entourage…). Fièrement, dans un isolement pathétique, il a tenu tête jusqu’au moment où, soudainement, il a « craqué », s’enfonçant dans une dépression nerveuse dont il ne sortira plus. C’était peut-être déjà en 1787, après l’échec de l’Assemblée des Notables.

Alors, il ne tiendra que par ses automatismes. Ayant perdu toute illusion, il n’agira plus que par réflexes. Ce qui surnage dans ce naufrage c’est le meilleur de l’homme, ce secret si longtemps caché sous des silences obstinés : une force intérieure prodigieuse, exceptionnelle, qualifiée de « surhumaine » par les témoins de sa fin.

Hélas, une force jamais soulignée ni donnée en exemple aux français, qui ignorent quel homme ils eurent alors pour roi.

Très bien resituée par l’auteur dans ses contextes successifs, l’évolution psychologique de Louis XVI – depuis ses débuts de Dauphin jusqu’à sa fin tragique – permet de répondre à la première question : aurait-on pu éviter l’horreur destructrice d’une Révolution anarchique ?

Peut-être. Mais pour cela il eût fallu que Louis XVI fût éduqué en plein vent, ailleurs que dans la bulle dorée de Versailles. Devenu roi, qu’il s’entoure de collaborateurs choisis pour leur mérite, sans considération de leur naissance (1). Qu’il fasse très tôt l’expérience réelle de la vie militaire et de ses camps, pour connaître l’armée, savoir lui parler, être connu et aimé d’elle. Afin de prendre sa tête pour qu’elle le suive, au lieu de commencer à l’abandonner dès le début de 1789.

Il lui aurait fallu un cœur moins tendre. Moins de tolérance, moins de bonté, plus de cynisme. L’indifférence pour le sang versé, quand c’est celui des opposants. Envers eux, ni égards, ni droiture, ni pitié.

Et pour guider sa vie, un seul principe : donner satisfaction à un ego surdimensionné.

Bref, il aurait fallu que Louis XVI soit Bonaparte.

Mais sans Louis XVI, aurait-il pu y avoir un Bonaparte ?

Deuxième question : peut-on changer le monde ?

J .C. Petitfils montre avec clarté que Louis XVI réussit une 1° Révolution quand sa volonté réformatrice finit (tant bien que mal) par rejoindre celle d’une majorité des députés et du peuple de France. Bref moment d’équilibre, immédiatement suivi par une 2° Révolution qui ne voulait plus seulement réformer l’État, mais changer le monde en changeant l’Homme. La suite, ce fut une dictature totalitaire, menée dans le sang et l’anarchie, par une extrême-gauche livrée à ses seules passions (cliquez) .

Un désastre absolu.

J’en reviens à Jésus. Contrairement à Jean-Baptiste et aux agitateurs néo-zélotes, Il n’a jamais prétendu réformer la société dans laquelle il vivait. Par ses paraboles comme dans son attitude et ses gestes symboliques, il a affirmé avec force que ce monde-là était fini, terminé, dépassé. Et qu’il en proposait un autre (cliquez, et aussi cliquez).

Comment voulait-il le faire naître ?

Par une transformation en profondeur des individus, pris un à un. Il n’a pas eu de programme politique ou social, pas de slogan mobilisateur des masses. Un altermondialisme individualiste (cliquez) , basé sur la contagion par l’exemple des vertus (« Comme j’ai fait pour vous, faites aussi vous-mêmes les uns envers les autres »).

Au plus fort de la tempête, Louis XVI n’a cessé de répéter que son « amour pour son peuple » finirait bien par faire tache d’huile. Que l’exemple de sa bonté, de sa modération, de sa droiture, finirait de par l’emporter sur l’extrémisme.

Comme Jésus, il a cru pouvoir changer le monde par la contagion de l’exemple, et comme Jésus il a échoué.

Politiquement, l’un et l’autre ont eu tort : le monde ne change que dans la violence.

C’est-à-dire qu’il ne change pas, puisque le seul changement qui pourrait répondre aux aspirations humaines serait la fin de la violence.

Certains reprocheront à J.C. Petitfils de retracer les événements avec un a priori favorable à son malheureux héros, Louis XVI.

Reproche non-fondé : il ne masque aucune des failles du personnage. Et s’il témoigne d’une sympathie évidente  pour ce « roi malgré lui », c’est que Louis, quel que soit le point de vue auquel on se place, suscite chez ceux qui l’approchent plus que de la sympathie : de l’affection et du respect.

Dans ses Mémoires l’ignoble Fouché, régicide, a écrit qu’en votant la mort du roi il ne s’en prenait pas à l’homme « qui était juste et bon » (sic), mais à son diadème.

Ite, missa est.

 M.B., 4 mars 2012