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LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          L’étude des révolutions scientifiques permet de mieux poser une question brûlante : les religions peuvent-elles évoluer ?

          Je m’appuie sur l’historien des sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983). Il analyse la façon dont un système de pensée, devenu principe général d’explication du monde, évolue dans le temps.

I. LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES


          1- Au cours des siècles, certains systèmes de pensée ont recueilli le consensus des sociétés, de leurs autorités et de leurs communautés intellectuelles (savants). Devenu indiscutable, ce système était à la base de la conception du monde, il fondait les lois, la morale et la religion de la société.
          Exemple : la cosmologie de Ptolémée. Elle n’a jamais été remise en cause jusqu’à Copernic et Galilée, devenue d’autant plus intouchable qu’elle fournissait sa grille de lecture à la Bible. Le soleil et les planètes tournant autour de la terre, l’homme était considéré comme le centre de l’univers : au point qu’il fallait que Dieu devienne homme, pour pouvoir sauver sa création. A partir de là, tous les dogmes chrétiens s’enchaînaient les uns aux autres.

          2- Il arrive que quelques chercheurs s’aperçoivent que des phénomènes nouveaux apparaissent, ou plutôt qu’on ne les avait jamais détectés ni pris en compte, et qu’ils semblent ne pas s’accorder avec le système de pensée devenu officiel. Ils « prennent conscience d’une anomalie, c’est-à-dire que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit » le système de pensée (Kuhn p. 83).

          3- Quand cela se produit, rien ne se passe. La nouvelle prise de conscience ne remet pas tout de suite en cause le système de pensée : on essaye seulement de l’adapter, afin d’intégrer la nouveauté. On améliore des détails pour le préserver, pour ne pas qu’il disparaisse, et souvent on y réussit – pendant un certain temps.
          Autrement dit, la communauté des intellectuels – dépendante du pouvoir politique et de la pression sociale – se mobilise pour maintenir ce qui a si bien marché jusqu’alors. Les officiels (y compris les intellectuels) ont horreur des ruptures brutales, leur pente naturelle est le conservatisme : l’ intelligentsia préserve sa position honorifique et le pouvoir qui l’accompagne. Quant aux gens du peuple, ils n’ont d’autre choix que de les suivre, ce qu’ils font d’autant plus volontiers qu’eux-mêmes craignent aussi l’aventure : une rupture de l’ordre du monde conventionnel, dont ils ne peuvent comprendre ni les tenants ni les aboutissants, leur paraît toujours aventureuse.

          4- Après beaucoup de temps, et de nombreux replâtrages plus ou moins réussis, les incohérences s’accumulent au point qu’on en vient à douter du système de pensée traditionnel. La communauté intellectuelle « entre en crise«  : les défenseurs acharnés de l’ordre établi s’opposent à ceux qui le mettent en doute.
          « Les crises sont une condition préalable et nécessaire de l’apparition d’un nouveau » système de pensée (id., p. 114).

          5- Aucune sortie de crise n’est possible tant qu’on n’a pas sous la main un nouveau système de pensée, capable de remplacer le précédent.
          Il faut noter que ce nouveau système de pensée peut être fort ancien : ainsi, Aristarque de Samos, au III° siècle avant J.C., soutenait déjà que la terre tournait autour du soleil en même temps que sur elle-même. Cette idée fut qualifiée d’ « incroyablement ridicule » par Ptolémée lui-même. Elle n’a pas été adopté à l’époque, d’abord parce qu’elle n’était pas conforme à ce qu’observaient les gens ordinaires (le soleil se lève à droite, se couche à gauche : la terre ne bouge pas). Ensuite, parce qu’elle s’accordait mal avec la mythologie gréco-latine. Et encore plus tard, parce qu’elle n’allait pas dans le sens d’une certaine lecture de la Bible.
          Kuhn remarque qu’un nouveau système de pensée chemine toujours lentement, à partir de « quelques premiers adhérents » : on n’assiste jamais à une « conversion du groupe en bloc » (id., p. 217).

          6- Pendant longtemps, ces « premiers adhérents » cherchent en vain à convaincre leurs collègues, ils sont en butte aux persécutions des autorités (Galilée).
          Un jour, le nouveau système de pensée finit quand même par s’imposer : on oublie alors totalement le précédent, et on réécrit l’histoire en présentant le nouveau modèle comme s’il s’inscrivait tout naturellement dans une suite logique de développement. « Une fois réécrits, les manuels déguisent inévitablement non seulement le rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine » (id., p. 191).

          L’Histoire est toujours réécrite pour masquer la mémoire des crises. Les sociétés ayant peur des révolutions, on cache d’abord le caractère révolutionnaire du nouveau système de pensée, puis on oublie de quelle crise il est né.


II. L’ÉCRITURE DE LA BIBLE

          La Bible est née de ces crises successives.
          Ainsi, la réforme de Josias une fois accomplie, on va réécrire l’Histoire pour laisser à entendre que les juifs ont été monothéistes depuis leurs origines : il faut une étude attentive des textes pour s’apercevoir que l’idée d’un Dieu unique a cheminé lentement en Israël, et ne s’est imposée que vers le IV° siècle avant J.C. Les auteurs de livres bibliques font tout leur possible pour nous faire croire qu’elle a été révélée dix siècles plus tôt, à Abraham.
          Ainsi de la séparation d’avec le judaïsme d’où est né le christianisme : nous devons à la hargne de Paul contre ses « collègues » apôtres le témoignage directe de l’épître aux Galates, sans lequel le compte-rendu des Actes donnerait l’impression que la transition du judaïsme au christianisme s’est faite tout naturellement, après une discussion courtoise entre frères.
          Ainsi de la transformation de Jésus, fils de Joseph, en Messie ressuscité d’abord, puis en Dieu : à lire les évangiles, on a l’impression que Jean-Baptiste, puis Jésus lui-même, ont proclamé son statut extra-humain dès les origines, comme une révélation immédiate. Alors que cette transformation a été lente, progressive, et s’est heurtée à des résistances farouches qui ont failli mener l’Empire romain à la guerre civile (Arius).

III. LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          Relevons les points communs avec l’évolution des systèmes de pensée scientifiques.
          Comme on l’a vu, le judaïsme et le christianisme sont nés à la suite de révolutions : l’ancien système de pensée a été remis en cause, une nouvelle doctrine est apparue. Des théologiens ont introduit dans les textes une réécriture du passé, ils ont transformé la révolution en Révélation. Le nouveau système de pensée (monothéisme, divinité du Christ) s’est imposé comme une vérité qui remontait aux origines : il était révélé par Dieu, donc intouchable – c’était un dogme.

          Pourtant, l’Incarnation a été très tôt contestée par une élite (Arius, Eutychès, etc.) qui a tenté de convaincre ses « collègues ». En vain : ce dogme était fondateur d’un ordre du monde défendu par les autorités, religieuses autant que laïques – unies dans le combat pour la préservation de ce qui est.
          Née au XX° siècle, la recherche sur le Jésus historique met pourtant en lumière des « anomalies » flagrantes : il apparaît que Jésus n’a jamais prétendu être un Dieu, que sa divinité a été inventée à la fin du I° siècle, selon un processus et pour des raisons que les chercheurs mettent en évidence.

          Pour qu’un système de pensée change, il faut premièrement qu’il y ait crise, et deuxièmement qu’un nouveau système de pensée soit disponible.

          Aujourd’hui, il y a bien crise du christianisme. Le Concile Vatican II a tenté de remédier à cette crise par des replâtrages d’ordre liturgique et disciplinaire, sans s’attaquer au cœur du problème : un édifice dogmatique qui ne correspond plus ni à notre connaissance du monde, ni à notre connaissance des évangiles.
          La crise demeure et s’amplifie donc, et quand on voit que même les replâtrages de Vatican II sont remis en cause, on comprend qu’un nouveau système de pensée religieux ne pourra jamais s’imposer pour remplacer l’ancien, le christianisme en crise.

          Pourquoi ? Parce que, à la différence des sciences, la religion est basée sur l’irrationnel. La compréhension des textes sacrés est maintenue telle quelle (malgré les évidences contraires), parce qu’elle satisfait cet irrationnel en le justifiant.

          Si le christianisme était purement rationnel, il pourrait évoluer comme les sciences, par crises donnant naissance à un nouveau système religieux. Mais il touche à ce qu’il y a de plus profond dans l’Homme, sa peur de la mort, son besoin d’échapper à la dure condition humaine en rêvant à sa propre divinisation.

          Je ne crois pas que la redécouverte de la personne de Jésus pourra bientôt transformer le christianisme. C’est pourtant la seule issue possible à la crise actuelle, beaucoup plus profonde qu’on ne croit, tellement profonde que les Églises chrétiennes refusent de la prendre en compte – aujourd’hui comme hier.
          Peut-être n’a-t-on pas encore touché le fond, peut-être, alors, un renouveau sera-t-il envisageable ?

          Pendant longtemps encore, il y aura donc des pionniers, maintenus dans l’ombre, traités par le mépris, l’indifférence ou le dénigrement.

          « Et pourtant, elle tourne ! »


                            M.B., 4 juillet 2009