Réaction d’un lecteur : « L’homme dont tu parles n’est pas le Christ de ma croyance. Il m’est inacceptable, je le rejette. » Une autre : « Tu prétends suivre les Évangiles à la lettre : la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». Autrement dit, la lettre (le texte) ne pourrait rien nous apprendre, si elle n’était pas lue à travers les lunettes de la foi.
Étonnant de voir des gens par ailleurs cultivés, avertis, ayant exercé d’importantes responsabilités, rejeter un siècle de recherche et choisir sans le savoir le fondamentalisme catholique !
Comment comprendre que la foi puisse aveugler à ce point ?
Puissance des mythes
Quand ils ont émergé de l’animalité, les humains se sont trouvés confrontés à une angoisse, celle de la mort, et à un obstacle majeur, celui de la nature hostile.
Pour faire face à la mort comme à la nature, nos ancêtres ont inventé des mythes (1). Ce furent d’abord des animaux, totems représentés sur les parois des cavernes. Puis des divinités à figure d’hommes, vivant dans un monde supérieur mais ayant les caractéristiques et les travers de l’humanité (Jupiter trompe Junon, tombe amoureux de Ganymède, etc.) Enfin, au 1° siècle, des humains divinisés comme l’empereur de Rome.
Ces mythes permettaient de rêver, en échappant à la dure condition humaine. On se sentait opprimé par une puissance adverse invisible, à laquelle les civilisations ont donné des noms divers, Satan, Béelzébuth ou Mara. Cette puissance avait établi sa domination sur la nature opposée à l’Homme, et devenue le réceptacle de forces obscures qu’on tentait de domestiquer par des rites.
Quant aux dieux, leur humanité nous permettait de négocier avec eux par des offrandes, qui atténuaient les souffrances. Enfin la mort ne mettait plus un point final à nos vies : elle devenait le passage vers un au-delà qu’on imaginait plus heureux que la vie actuelle, dans l’heureuse société des dieux.
Un exemple : Mithra, très populaire à l’époque de Jésus, ressuscitait après avoir terrassé le taureau, force de la nature, et ses fidèles croyants reproduisaient le rite du taurobole, sacrifiant l’animal pour être baptisés dans son sang, le boire sous l’apparence du vin, et anticiper ainsi leur propre résurrection. Dans ses sacrements, le christianisme a repris à son compte la force de ce mythe.
Les mythes enchantaient donc nos vies et l’univers, en leur donnant de la profondeur, un sens, et un débouché dans le bonheur de l’au-delà. Ils scintillaient, éblouissaient comme une rivière de diamants. Leur présence universelle, dans toutes les cultures et à toutes les époques, montre à quel point les humains ont toujours eu besoin de rêve pour échapper à leur réalité quotidienne.
L’univers dans lequel a vécu Jésus était totalement imprégné de ces mythologies. A la fois diverses par leurs origines culturelles, leurs images, et identiques par la force (créatrice de rêve) qu’elles possédaient toutes en commun, les mythologies de l’antiquité assuraient son unité culturelle et sociale.
Un seul petit peuple refusait obstinément de les adopter : le peuple juif, qui ne reconnaissait qu’un seul Dieu, rejetait tous les autres – ce qui lui a valu d’être taxé d’impiété par un historien romain comme Tacite. Mais le judaïsme se contentait de vivre dans une attitude d’opposition obstinée, de refus. Il rejetait les mythologies, s’arcboutait contre elles, sans pour autant proposer de rêve alternatif.
Jésus, destructeur des mythes
Dans Le silence des oliviers, je montre comment Jésus a voulu désenchanter le monde obscur et mythologique des puissances maléfiques, d’autant plus redoutables qu’elles se blotissent au milieu des forces de la nature.
Pour lui, il n’y a plus de mystère caché dans des recoins d’ombre : Satan n’est plus le maître des ténèbres, toute lumière est faite sur l’Homme et son univers. Par son enseignement comme par ses guérisons, il soustrait les humains et le monde dans lequel ils vivent au pouvoir de Satan.
Mais ce monde qu’il dépouille définitivement de la puissance des mythes, ce monde privé de rêve, totalement « objectif » (si j’ose dire), il le réenchante en réhabilitant par ses paraboles le pouvoir de l’imaginaire. La nature, qu’il y met constamment en scène, n’est plus pour lui l’obscur réceptacle des craintes religieuses. Il en a fait un objet poétique, qui chante les plus hautes vérités.
L’imaginaire, au lieu qu’il nourrisse obscurément l’appétit des violences multiples, il en a fait la force motrice de son Royaume.
Le christianisme, un mythe qui a réussi
Le génie du christianisme, c’est d’avoir tourné le dos à l’enseignement de Jésus pour réintroduire tous les mythes des religions anciennes qu’il a ainsi supplantées, après les avoir combattues et anéanties. Les églises ont remplacé les temples égyptiens, grecs et romains. L’encens, au lieu de monter vers une statue, a été offert au vrai Dieu. Un Dieu humanisé par la divinisation d’un homme (cliquez), un au-delà promis par sa résurrection (cliquez) ,le salut par un baptême, la force du dieu communiquée en buvant le sang de son fils sacrifié sur un autel…
Le tout dans une présentation théâtrale (la liturgie), musicale, architecturale, picturale, sculpturale, littéraire, qui a fait la splendeur de la civilisation chrétienne et a réussi à enchanter les peuples, jusqu’à aujourd’hui.
C’est à la puissance du mythe qu’il a su organiser dans une présentation et une pensée cohérentes que le christianisme a dû, et doit toujours, son succès.
Ce faisant, il a tourné le dos à Jésus, le destructeur des mythes.
Une modernité privée de mythes
Depuis le mouvement des Lumières, l’Occident s’est acharné à détruire non seulement les mythes fondateurs de la civilisation chrétienne, mais la pensée mythologique elle-même.
Au XVIII° siècle, les maladies étaient encore attribuées au désordre des « humeurs » corporelles, volutes de fumées indiscernables mais mortifères qui obscurcissaient le regard des médecins. En inventant la bactériologie, Pasteur a désenchanté un mythe, son microscope a tué l’envoûtement de l’encens. En décrivant la structure atomique de la matière, les successeurs de Niels Bohr en ont détruit un autre. En allant dans l’espace, Gagarine a démontré qu’il n’était pas habité par Dieu.
L’univers et le corps humains une fois démythifiés, restait à l’Occident le mythe chrétien : en un siècle, il a lui-même perdu toute force d’attraction. Pour croire, les chrétiens d’aujourd’hui sont contraints à la schizophrénie : d’un côté un monde rationnel, de l’infini à la plus petite cellule, des galaxies aux particules subatomiques. Et de l’autre une mythologie dogmatique, à la fois inexplicable et intouchable, qui contredit en tous points ce qu’ils savent et constatent par ailleurs d’eux-mêmes et de leur environnement.
Je me suis attaché à analyser ce grand écart entre deux piliers, tous deux immuables et qui s’éloignent inexorablement : l’un, parce que l’existence du christianisme dépend de ses dogmes, qui ne peuvent être remis en question. L’autre, parce que la réalité est têtue, et qu’elle s’impose à tous.
Quand les piliers d’un pont s’écartent, le pont s’écroule. La crise actuelle de l’identité occidentale vient en grande partie de cet effondrement d’une passerelle millénaire, jetée entre nous et l’univers qui nous entoure, entre nous et nous-mêmes.
En publiant Dans le silence des oliviers, qui achève un cycle commencé avec Dieu malgré lui (cliquez), j’espérais que mes amis attachés aux mythes de leurs enfances se laisseraient séduire par ce qui transparaît dans ce livre de la personne de Jésus : il semble que cela ne se puisse pas. Les mythes séduisent par leur beauté, tandis que Jésus tel qu’en lui-même sent trop la sueur et l’effort.
Alors, des non-croyants, si ce livre leur tombe entre les mains, seront-ils touchés par le courage, la lucidité prophétique, l’exigence humaine du rabbi galiléen ?
Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre.
M.B., 19 mai 2011
(1) Sur cette question, je renvoie à l’œuvre de l’écrivain francophone Mircea Éliade : son étude des mythes fait toujours autorité.
j´aime lire vos articles! le savoir (la connaissance) n´occupe pas pas de place!
felicitations pour nous faire partager votre savoir.
Le savoir disparaît de la scène du monde. Ce qui fait qu’on répète les crimes du passé…
M.B.
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