« La lettre [de la Bible] enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire« .
Ce dicton médiéval résume la façon dont les Églises chrétiennes ont toujours lu leurs textes sacrés : pour elles, l’objet de la foi n’est pas la réalité des faits. Croire, c’est s’évader de la vérité du réel historique, pour chercher ailleurs une autre vérité.
Chercher ? Où ça ?
Dans la vérité du dogme.
Depuis ses origines, l’exégèse (la compréhension des textes anciens) a été interprétative. Comprendre la Bible, c’était l’interpréter en fonction de critères extérieurs au texte. Ainsi faisait déjà la tradition juive, ainsi font les auteurs du Nouveau Testament, ainsi ont fait les Églises chrétiennes.
Mais au cours du XIX° siècle, l’Histoire est devenue une science. Aujourd’hui l’exégèse n’est plus interprétative, c’est une des disciplines de l’Histoire, elle prétend à l’analyse scientifique des textes.
Cela ne s’est pas fait en un jour. Les pionniers – D.F. Strauss (1835), Ernest Renan (1863) – ne disposaient pas des textes découverts, entre 1945 et 1947, en Égypte et en Judée. Mais surtout, l’Histoire était encore une science balbutiante. Ces pionniers ont provoqué la réaction radicale de Rudolf Bultmann (cliquez).
La recherche a franchi un tournant décisif dans les années 1960 avec Joachim Jeremias, qui s’efforçait de retrouver dans les Évangiles ce qu’avait vraiment dit Jésus, la teneur même de ses paroles (ipsissima verba). Jeremias s’est vite rendu compte que c’était chose impossible, et qu’il devrait se contenter de l’écho de sa voix (ipsissima vox).
Tout a basculé dans les années 1970, quand on a enfin admis que Jésus était juif. Que pour le rejoindre, il fallait s’immerger dans le milieu social, politique, religieux, qui fut le sien. En le replaçant ainsi dans son contexte, on passait d’une ombre « plate » à un Jésus en trois dimensions, qui prenait tout son relief.
Les catholiques réagirent le plus souvent par l’ignorance, parfois par une résistance très vive. Au point qu’un des meilleurs exégètes actuels, John P. Meier, a dû se défendre vigoureusement contre leurs attaques. On lui reproche de saper la théologie catholique : il répond qu’il est un chercheur « délibérément non-théologien… [Depuis la fin du XVIII° siècle], la quête du Jésus historique a été soit théologique, soit anti-théologique. [Ma position est que les conséquences théologiques de cette quête] ne pourront venir qu’en deuxième lieu, après une première étape de recherche historique autonome. Le problème, c’est qu’on [les Églises] n’accepte pas l’autonomie de cette première étape » (1).
Pourquoi les catholiques « n’acceptent-ils pas l’autonomie » de la recherche sur Jésus ? Parce qu’ils restent prisonniers du filet tissé par Paul de Tarse, bouclé par Bultmann : le Christ de la foi.
Mais ces dernière années, phénomène nouveau : alors que les Églises traditionnelles perdent leur crédit, la recherche du Jésus historique rencontre l’intérêt du grand public. On ne compte plus les magazines, les émissions de télévision ou les films qui lui sont consacrés. La personne de Jésus a échappé au monopole des Églises, elle fait irruption sur la scène, des laïcs prennent le relai des exégètes d’Église. Certains sont croyants (Jacques Duquesne), mais d’autres rejettent l’Église (Jean Onimus, Jacques Ellul, Michel Benoît) ou s’affirment délibérément incroyants comme Mordillat et Prieur, écrivains et producteurs de séries télévisées sur Arte (ne manquez pas les prochaines, en décembre).
Cette médiatisation laisse à penser que les lignes, fixées depuis des siècles, ont enfin une chance de bouger. Mais ce n’est pas sans risques : peut-on chercher à connaître quelqu’un sans l’aimer ? Les avancées de l’exégèse scientifique, discipline exigeante, peuvent-elles être médiatisées sans perdre de leur substance ?
Et surtout : à quoi bon ? Que sert-il de savoir qui a trahi Jésus, comment Judas est mort, si Pierre était un meurtrier (cliquez), si Cana était un miracle ou une dilution du vin ?
En quoi est-ce que cela nous aide à connaître Jésus, à vivre de son message aujourd’hui, dans le chaos actuel ?
Le contexte
Jésus n’a rien écrit, ce sont d’autres qui ont écrit ses gestes et ses paroles. Il est donc nécessaire de bien les connaître, eux : ils sont comme un miroir, dans lequel Jésus se reflète.
Le miroir est-il déformant ? La réponse est oui.
Comment peut-on mesurer la déformation, pour retrouver un reflet au moins honnête (on n’ose dire authentique) de l’homme Jésus ? C’est le travail des exégètes, fait de rigueur, de patience, de modestie. Tout en finesse et en nuances.
Si les apôtres ont déformé l’original, de quelle façon ? Comment ? Avaient-ils une intention, et laquelle ? Cette intention était-elle la leur, ou bien était-ce celle d’une communauté qui s’est constituée en continuant de déformer l’image de Jésus, pour s’appeler un jour l’Église – en écrasant les « hérétiques » de tous bords ?
Zoom arrière : si Jésus était bien juif, qu’a-t-il apporté de nouveau au judaïsme de son époque ? Est-ce à cause de cette nouveauté qu’il a été éliminé, si rapidement ?
La réponse est oui. Et le travail des historiens, c’est de planter le décor au sein duquel Jésus a joué sa pièce, pour mieux percevoir son reflet.
L’homme et son message
Peu à peu, on découvre alors un homme. Petit provincial appartenant aux classes moyennes, élève des Pharisiens, disciple du Baptiste : dans ce contexte, on comprend mieux le scandale provoqué par ses attitudes et ses paroles. Pareil homme risquait la mort, comme Martin Luther King : par sa seule façon d’être et de parler.
Puis on découvre une personnalité, et alors (je ne suis pas le seul), on tombe amoureux. Impossible de ne pas aimer cet homme attentif à chacun autour de lui, qui jamais ne condamne, ignore les barrières sociales, continue d’aimer ceux qui le trahissent. Dont les paroles ont un charme tel, qu’elles sont resté gravées dans notre inconscient collectif.
On l’aime, et on le craint : parce qu’il a pour moi une ambition dont jamais je n’ai eu idée, me croyant bien incapable d’aller aussi loin. Il fait me peur, parce qu’il me voit non pas tel que je suis, mais tel que je pourrais être. Tel que je dois être.
On découvre enfin un enseignement, à la fois totalement juif et absolument universel. On s’aperçoit que sa parole n’était pas celle de Dieu, c’était la sienne. Qu’il avait un enseignement : le sien. Une spiritualité – la sienne -, et une relation avec le Dieu de Moïse – la sienne.
Que sa parole, son enseignement, sa spiritualité sont totalement originaux : bouleversement révolutionnaire, dont nous n’avons pas fini de tirer les conséquences, puisque nous n’avons pas commencé.
Les historiens et leurs certitudes
Les exégètes allemands du XIX° siècle ont précisé un point qui a éclairé toute la science : ils ont montré la différence entre les événements de l’histoire, et le fait historique.
Les événements du passé (actions, gestes, paroles) appartiennent au passé : nous ne pourrons jamais les restituer dans leur matérialité factuelle.
Nous ne connaissons que les événements tels que la science historique s’efforce de les atteindre (cliquez)
Aucun exégète moderne ne prétend atteindre la personne de Jésus en elle-même. L’histoire (et l’exégèse) est nécessairement une suite d’hypothèses, que l’historien cherche patiemment à affiner. C’est tout.
L’opposition entre « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » est née dans l’esprit de ceux qui n’avaient pas suffisamment pris conscience de cette limite : il n’y a pas de « Jésus de l’histoire », il n’y aura jamais que le Jésus historique. Le « Christ de la foi » tente vainement de combler ce fossé – mais en même temps, il nous empêche définitivement de travailler à le combler.
Dans son Discours aux Bernardins (cliquez) , le pape de Rome a rappelé – malgré toutes ses circonvolutions verbales – que le Jésus historique ne l’intéressait pas. Et que le travail des exégètes devait être soumis à la foi de l’Église.
Heureusement, Jésus le vivant s’échappe de ce carcan, qui se fendille de partout.
M.B., 11 novembre 2008.
A suivre sur ce blog :
« Le temps des prophètes : (IV) La résurrection à la croisée des chemins »
(1) Dans une remarquable conférence de 1993, accessible par Internet : http://theology.shu.edu/lectures/marginaljew.htm.