Un immense écrivain part à la recherche d’elle-même, à travers sa mémoire et celle de ses personnages.
Je ne suis en rien un spécialiste de la littérature contemporaine, ni même un spécialiste de Marguerite Yourcenar. A quel titre, donc, est-ce que j’usurpe ici le droit de vous parler d’elle ?
Quand j’avais seize ans, on m’a mis entre les mains les Mémoires d’Hadrien. Depuis lors, je n’ai cessé de lire ce livre : adolescent, j’étais tombé définitivement amoureux de Madame Yourcenar ! Ce qui, étant donné ses préférences sexuelles, ne me faisait courir aucun autre risque que celui des sommets.
Je ne vous parlerai donc pas d’elle en spécialiste, mais en amoureux. Vous êtes le balcon au pied duquel, Roméo éperdu, je chante ma ballade à une Juliette androgyne.
Années de formation
Une enfance sans mère, morte peu après sa naissance. Solitaire : « L’habitude précoce de la solitude, dit-elle, est un bien infini ».
Un père, Michel, très beau, très mondain, très flamboyant et flambeur, très obsédé par les femmes. Lettré comme on l’était au XVII° siècle, aventureux, refusant toute contrainte, totalement insoucieux du lendemain, « l’homme le plus libre que j’aie connu ». « Á peine un père » dit-elle, avec lequel elle se promenait des heures en parlant de philosophie grecque ou de Shakespeare. Très vite, elle se sent son égale : de lui, elle n’a pas reçu d’image paternelle, mais celle d’un initiateur à la pensée, à la littérature, à la liberté, puis d’un comparse à qui elle soumettait les ébauches de ses œuvres.
Elle ne va pas à l’école, c’est son père qui l’initie au latin, puis au grec. Elle parle « d’un miracle… Le jour où les vingt-six lettres de l’alphabet ont cessé d’être des traits incompréhensibles, pas même beaux, alignés sur fond blanc, et dont chacun désormais constituait une porte d’entrée, donnait sur d’autres siècles, d’autres pays, des multitudes d’êtres plus nombreux que nous n’en rencontrerons jamais dans la vie… Je n’eus jamais de livres d’enfants. Madame de Ségur me semblait pleine de sottise et même de bassesse… Jules Vernes m’ennuyait. » Á huit ans, elle dévore Les Oiseaux d’Aristophane, puis Phèdre de Racine. Á onze ans, son père lui lit Marc Aurèle. Il l’emmène dans des musées comme d’autres vont au cinéma : « Deux fois par semaine il me menait au Louvre, dont je ne me lassais pas. De la neuvième à la onzième année, quelque chose d’à la fois abstrait et divinement charnel déteignit sur moi : le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la gloire de vivre ».
Elle a tout lu – uniquement les grands classiques français, anglais, allemands, italiens, russes, japonais, hindous -, elle a beaucoup vu, et se souvient de tout. Son esprit passe de l’un à l’autre, d’un tableau flamand à une tragédie classique, d’une ruine antique à un poème grec. Elle se meut dans le passé comme dans une maison aux meubles caressés au passage, tous connus, chacun reconnu, avec une prédilection pour l’antiquité.
Elle incorpore la rumeur de l’humanité dans chacune des fibres de son être.
Comme il se devait alors, le climat de son éducation est catholique. Mais l’épopée chrétienne est pour elle un fait culturel parmi d’autres. « L’appel au mythe représente cette ferveur, cette sensation d’être reliée à un tout ». Les mythes grecs, asiatiques ou chrétiens expriment pour elle « le contact perpétuel de l’être humain avec l’éternel. Qui relie l’homme à tout ce qui est, a été, et sera… Très tôt j’ai senti qu’il fallait choisir entre la religion catholique et l’univers : j’aimais mieux l’univers ».
Une enfance sans amour, une ferveur mystique : le sensuel et le sacré seront les deux piliers de son œuvre. « Si on entend par amour l’adoration d’un être, la persuasion que deux êtres sont faits l’un pour l’autre… il y a là un tel mirage que quelqu’un d’un peu réfléchi se dit : Non, je suis loin d’être doué pour ces qualités exceptionnelles ! Rendons-nous compte de ce qui est : aimons ce qui est. Et j’appellerai cela amour de sympathie. Il ne s’agit pas de « l’amour platonique ». Il s’agit d’un lien, charnel ou non, sensuel toujours quoi qu’on fasse, mais où la sympathie prend le pas sur la passion. Une chose m’a toujours gênée dans l’amour à la française, c’est l’absence de sacré. Le fait que par notre éducation chrétienne nous avons perdu le sentiment que l’amour… ou plus exactement, que les rapports sensuels sont sacrés, parce qu’ils sont l’un des grands phénomènes de la vie universelle. En Occident, le plaisir est perçu comme une fin en soi, alors que c’est une voie d’accès vers la connaissance – de Dieu, ou d’un autre être dans toute sa pauvreté divine »
Sa fréquentation sensuelle des grandes œuvres de l’esprit et la de matière nourrit sa mémoire, de là découle la fermeté de son écriture et la hauteur de sa pensée. Son identité, elle la cherchera dans ces souvenirs : face à leurs épaisseurs, sa propre vie lui apparaîtra comme fortuite.
Et la vie d’un écrivain est toujours le support de son œuvre.
Ce père, qu’elle admire avec distance, la rend incapable d’aimer les hommes. Si elle est très tôt consciente de son homosexualité, elle se prendra pourtant de passion pour André Fraigneau, écrivain de quatre ans son cadet, et qui, lui, n’aime que les garçons. Passion sèche donc, mais brûlante et dont elle retrouvera les feux après la mort de Grace Fricks, avec un jeune américain, Jerry Wilson, lui-même homosexuel et qui l’accompagnera fidèlement au cours de ses derniers voyages.
Alexis
Elle entre en littérature avec un court roman, Alexis ou le Traité du Vain Combat. Paru alors qu’elle a vingt-quatre ans, Alexis annonce et contient déjà l’auteur des Mémoires d’Hadrien. D’abord c’est une longue lettre, qu’Alexis écrit à sa jeune femme avant de la quitter – tout comme les Mémoires prendront la forme d’une lettre, écrite au jeune Marc-Aurèle par l’empereur qui se sent mourir. Mais surtout, le sujet de ce roman-lettre, c’est une confession : Alexis est homosexuel, il avoue à sa femme qu’il doit la quitter parce qu’il ne l’a jamais aimée que de tendresse.
Alexis remonte très haut dans son enfance, dont il tâche de « se rappeler les pensées, les sensations – plus intimes que des pensées – et jusqu’aux rêves…. J’avais peur, dit-il. Je comprenais déjà que tout a son secret, n’est jamais que surface, et que le pire des mensonges est le mensonge du calme. Je ne saurai jamais si mon innocence d’alors était moins grande que je ne l’assure, ou si je suis maintenant moins coupable que je ne m’oblige à le penser ».
Coupable ! Le mot est lâché, par cette jeune femme issue d’un milieu puritain. Il explique le titre de l’œuvre, Traité du Vain Combat. Quel est ce combat ? C’est d’assumer ce que l’on est, lorsqu’on n’est pas comme les autres. Pourquoi est-il vain ? Parce que la mémoire, fut-elle fouillée jusqu’aux limites des rêves envolés, se refuse à donner la clé de ce que je suis. Coupable de se heurter à son enfance comme à une friche, qui seule pourrait expliquer l’anomalie du présent, mais ne peut pas livrer son contenu libérateur : « Chacun de nous, avoue-t-elle, a sa vie particulière, unique, déterminée par tout le passé, sur lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit, tout l’avenir… Et quand je saurais tout [de mon passé], il resterait encore à m’expliquer moi-même ».
« Je n’ai pas la folie de souhaiter qu’on m’approuve, dit Alexis. Je ne demande même pas d’être admis : c’est une exigence trop haute. Je ne désire qu’être compris, et c’est désirer beaucoup. » Comment a-t-elle pris conscience de sa préférence sexuelle ? « Je soupçonnais déjà ce qu’ont de brutal les gestes physiques de l’amour. On ne s’éprend pas de ce que l’on respecte, ni peut-être de ce que l’on aime. »
« Et ce fut alors que cela eut lieu, un matin pareil aux autres, où rien, ni mon esprit, ni mon corps, ne m’avertissait plus nettement qu’à l’ordinaire. Je marchais en pleine campagne, dans un chemin bordé par les arbres. Tout était silencieux, comme si tout s’écoutait vivre. J’allais, je n’avais pas de but : ce ne fut pas ma faute si, ce matin-là, je rencontrai la beauté….. Je rentrai. Ce que j’éprouvais n’était pas de la honte, c’était encore moins du remords, c’était plutôt de la stupeur. Je n’avais pas imaginé tant de simplicité dans ce qui m’épouvantait d’avance : la facilité de la faute déconcertait le repentir. Cette simplicité, que le plaisir m’enseignait, je l’ai retrouvée plus tard dans la grande pauvreté, dans la maladie, dans la mort des autres, et j’espère bien un jour la retrouver dans ma propre mort. »
Alexis-Marguerite continue : « Des souvenirs me reviennent. Je ne vous dirai pas les noms, j’ai même oublié les noms, ou ne les ai jamais sus. Je revois la courbe particulière d’une nuque, d’une bouche ou d’une paupière – tout ce qui affleure d’âme à la surface d’un corps. Je ne les aimais pas : je ne désirais pas refermer les mains sur le peu de bonheur qui m’était apporté. Simplement, j’écoutais leur vie. La vie est le mystère de chaque être. »
C’est tout. Jamais elle ne se servira d’un autre de ses personnages pour en dire plus sur sa propre sensualité, qui imprègne pourtant toute son œuvre. Comme on est loin ici des confessions d’un André Gide écartelé entre son protestantisme et sa pédérastie, ou des débordements racoleurs et nauséabonds d’un Gabriel Matzneff ou d’un Jean Genêt !
Eux parlent d’érotisme, voire de pornographie. Elle, elle parle de beauté, et de purification de l’être jusqu’à cet ultime dépouillement qui est celui de la mort.
Elle avoue enfin (c’est toujours Alexis qui parle) : « Notre corps oublie, comme notre âme. Je m’efforçais d’oublier, j’oubliais presque. Puis, cette amnésie m’épouvantait. Mes souvenirs, me paraissant toujours incomplets, me suppliciaient toujours davantage. Je me jetais sur eux pour les revivre. Je me désespérais qu’ils pâlissent. Je n’avais qu’eux pour me dédommager du présent : il ne me restait pas, après m’être interdit tant de choses, le courage de m’interdire mon passé. »
Hadrien
Au moment où elle rédige Alexis, elle songe déjà à ce qui sera le grand livre de sa vie. Dans le Carnet de notes qui fait suite aux Mémoires d’Hadrien, elle écrit : « Ce livre a été conçu, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1926, entre la vingtième et la vingt-troisième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être ».
Car le premier élément où se déploie son œuvre, c’est l’histoire. Sa pensée, ses sentiments, ses passions, son style sont inséparables de l’histoire des hommes.
Et d’abord, là où commença l’œuvre des hommes en train de se faire, et l’esprit des hommes en train de penser : la Grèce. Non seulement celle d’Homère, de Xénophon et de Thucydide qui accompagnent sa croissance, mais aussi celle des poètes grecs qu’elle traduit, depuis les élégiaques qui les premiers tentèrent d’exprimer la furie du dieu Éros, jusqu’à Constantin Cavafy, poète de la mémoire et de la drague homosexuelle mort inconnu en 1933, qu’elle révèle à l’Occident : « La réminiscence charnelle fait de lui un maître du temps, écrit-elle. Sa fidélité à l’expérience sensuelle aboutit à une théorie de l’immortalité ».
Mystique, et sensualité. L’un par l’autre, jamais l’un sans l’autre.
Donc, son œuvre est d’emblée classique. La Grèce fournit à Mme Yourcenar non seulement un creuset pour sa pensée, un modèle pour son style, un décor pour ses émotions, elle lui confie aussi un héros : un sage – mais qui fut aussi un soldat. Un empereur – mais qui fut aussi un homme. Un Romain, qui était avant tout un Grec.
C’est l’empereur Hadrien. Il s’écoulera vingt huit années avant qu’elle puisse publier ses Mémoires, en 1951. Trois fois elle aura abandonné ce projet, brûlé des centaines de pages. Ce long temps de latence, elle le décrit comme « l’enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas… Il fallait peut-être cette solution de continuité, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvé à cette époque [celle de la guerre] pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même ».
Pendant tout ce temps, elle ne cesse de se tourner vers Hadrien sans vouloir y penser. Elle visite tous les lieux qu’il a parcourus, c’est-à-dire tout le bassin méditerranéen, passe des jours entiers à regarder la lumière tourner sur les ruines de Tibur, la Villa Hadriana. Et quand on sait ce qu’est le regard de Mme Yourcenar, on comprend qu’elle ait pu prétendre « refaire du dedans ce que les archéologues du XIX° siècle ont fait du dehors ».
Mais il y a plus, beaucoup plus : entre 1934 et 1937, elle lit tous ce qui a été écrit (et est parvenu jusqu’à nous) sur Hadrien et le monde de son époque : depuis Dion Cassius jusqu’au Recueil des inscriptions grecques et latines de l’Égypte, depuis les Papyrus d’Oxyrhynchus jusqu’à l’ineffable Historia Augusta, aussi pleine de canulars que d’informations précieuses. De sorte qu’elle pourra dire, en toute vérité : « La lecture des auteurs antiques… m’était devenue une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme, c’est de reconstituer sa bibliothèque. Durant ces années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés. »
Elle va donc tenter cette entreprise inouïe, unique dans l’histoire de la littérature mondiale : « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie – ou plus exactement dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée dans quelqu’un ». « Mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles. » Elle ne fait pas le portrait d’Hadrien : elle fait le « Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi. Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son écriture les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. »
Ce portrait d’une voix, c’est un long monologue, « solitaire, comme l’est forcément celui d’un homme placé au sommet de tout. »
Vous l’avez deviné : dans cette austère discipline de l’imagination, c’est à la conquête d’elle même que Mme Yourcenar se lance. Pour trouver son identité, elle ne travaille pas sur sa mémoire à elle, mais sur celle d’un homme disparu depuis dix-huit siècles.
« La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 (la troisième ?) : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre. » Prendre « une vie connue, achevée, fixée par l’Histoire (autant qu’elles peuvent jamais l’être), de façon à embrasser d’un seul coup la courbe toute entière. » Et choisir ce « moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, devenu pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous. »
« Mon cher Marc [Aurèle],
Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa [Hadriana] après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. »
C’est ainsi que commencent les Mémoires d’Hadrien, et dès l’abord on se rend compte que l’écriture de Mme Yourcenar s’est débarrassée des pointes de préciosité qui se lisaient dans ses premiers Essais de jeunesse. Elle les juge très sévèrement : « J’écrivais très mal, dit-elle. J’écrivais lâche et orné. Il y avait des moments de flottements inutiles… Serrer, desserrer, labeur de mécanicien. » C’est un écrivain en pleine possession de sa langue qui s’exprime, chaque mot se trouve à sa place, chaque image parle sans déborder du cadre, la musique des phrases atteint à la plénitude du Mozart des derniers Concertos pour piano. Elle est en possession de son outil, mais surtout elle est en pleine possession d’elle-même. Le miracle tant attendu s’est produit. Comment donc ?
Certainement, par la rencontre en 1937 de Grace Fricks, sa compagne avec qui elle vivra jusqu’au bout, jusqu’à la maladie de Grace qu’elle soignera avec un dévouement admirable, recueillant son dernier souffle dans leur maison du nord-est américain où elles vivent en couple depuis la guerre.
Une seule fois elle parlera de sa relation avec Grace, dans les Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien. « Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G.F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer… »
Elle dit vouloir s’effacer devant la mémoire d’un autre, mais cette mémoire, c’est elle qui la reconstruit. Á travers la mémoire d’Hadrien, c’est bien la quête d’elle-même qu’elle poursuit.
« … Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique. Qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue. Quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut une page incertaine… Quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat. Quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles. Quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même. Quelqu’un qui nous laisse divinement libre, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes ».
Avec Grace, elle a enfin trouvé ce qu’elle cherchait : une relation où la sensualité conduit aux marges de l’absolu. Leur amour mutuel – car c’en fut un – est à la fois amour d’un être, amour de la création – dans son double sens (l’univers et la fécondité artistique) -, et amour du Dieu inconnu.
Tout cela n’étant que plaisir. Éros, ou Agapé ? Si elle est classique, cette distinction n’a plus ici aucun sens.
Vous lirez, ou vous relirez, la partie des Mémoires consacrée à la passion d’Hadrien pour le jeune Antinoüs. C’est l’un des plus beaux hymnes à l’amour de la littérature française. On peut s’en étonner, en ces moments où l’actualité remue les boues de la pédophilie. Mais comme toute l’Antiquité, Hadrien ne pouvait pas imaginer cette perversion – triste privilège de notre siècle qui l’a inventée, ce qui montre à quel point il est malade. Hadrien se veut à la fois le père, le frère, l’ami, l’amant et le pédagogue d’un adolescent. Il recherche avec lui l’accès au divin, en quoi consiste la maturité de tout être humain, et il prétend l’y conduire en l’initiant.
Ainsi, d’Alexis à Hadrien, on voit apparaître un fil conducteur qui fut celui de toute la vie de Mme Yourcenar : le plaisir du corps vécu comme un plaisir de Dieu.
Le labyrinthe du monde
Peut-être réconciliée avec soi grâce à Hadrien, elle peut revenir sur elle-même, et tenter enfin de plonger dans sa propre mémoire.
Elle le fera en trois volumes, publiés de 1974 à 1988, et rassemblés sous un titre commun : Le Labyrinthe du Monde. Vous comprenez maintenant pourquoi ce titre : elle se perçoit comme une parcelle de l’univers, labyrinthe dans lequel elle essaye de se situer, poussière de galaxie.
Pour comprendre cette trilogie, je commencerai par là où il faudrait finir : cette affirmation lapidaire des Carnets de notes :
« Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi. »
Et un peu plus loin ; « Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous… ! » Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre. J’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que des murs écroulés, des pans d’ombres. » Et ailleurs, parlant de son père : « Je ne suis pas plus Michel que je ne suis Zénon ou Hadrien. Comme tout romancier, j’ai essayé de le reconstituer à partir de ma substance, mais c’est une substance indifférenciée. »
Une substance indifférenciée : dans cette formule surprenante (parlant d’elle-même) s’exprime d’abord l’effet de la méditation bouddhiste, qu’elle a pratiquée à sa façon. Ensuite, sa conscience de n’être qu’un atome du cosmos. Et enfin, ou du moins il me semble, la négation d’elle-même à laquelle l’a obligée très tôt sa double singularité, d’homosexuelle et d’écrivain nourrie de classicisme. Un oubli de soi qui lui a permis, devenue substance indifférenciée, de vivre toute l’aventure humaine directement ou à travers ses personnages – ce qui n’est pour un écrivain qu’une seule et même chose.
Voici une page du premier des trois volumes, Souvenirs pieux (il faut entendre la pietas au sens ancien d’une certaine qualité d’attention aux choses) :
[Lecture en conférence du récit de l’accouchement de sa mère]
De quel accouchement s’agit-il ? De celui de Madame Fernande, la mère de Marguerite. Qui donc décrit cette scène, ses infimes détails, son ambiance palpable ? Celle qui est toujours dans l’utérus de sa mère, dont elle n’a pas encore franchi le col.
S’ensuit l’histoire de la famille de Fernande depuis 1366, puis une longue narration du destin d’Octave Pirmez, obscur « écrivain de mérite » belge qui a dû au cousinage qui le reliait à Marguerite d’échapper à l’oubli. Ensuite, elle revient à Fernande comme si elle n’en avait encore rien dit. Des souvenirs transmis de vive voix, de vieilles photos, des portraits, des documents d’état civil, des actes notariés, des bribes de lettres retrouvées dans un grenier : elle dépeint sa mémoire génétique comme un voyageur, assis dans un train, raconterait le paysage qui défile à vive allure sous ses yeux, mais sans omettre la moindre feuille des arbres aperçus au passage, le moindre vallonnement du paysage.
Et puis, soudain, une trouée : « Avant de laisser repasser à ces ombres le fleuve infernal, j’ai quelques questions à leur poser sur moi-même ». Se tournerait-elle, enfin, vers elle-même ? Mais non ! Elle revient vers l’un, vers l’autre des personnages de son arbre familial, pour revivre de l’intérieur tel détail, telle anecdote, la resituer dans le décor et l’air du temps de ce passé qui la constitue, sans qu’elle semble jamais être en mesure de s’atteindre elle-même.
Dans ces premiers Souvenirs pieux, elle remontait à partir de son père et de sa mère jusqu’aux temps les plus reculés. Dans Archives de Nord qui lui fait suite, elle emprunte la démarche contraire, « partant des lointains inexplorés pour arriver… jusqu’au Lille du XIX° siècle… et enfin jusqu’à cet homme perpétuellement en rupture de ban que fut mon père, jusqu’à une petite fille apprenant à vivre entre 1903 et 1912 sur une colline de la Flandre française. »
Dans Archives du Nord, son travail de mémoire débute au sortir de la préhistoire, alors que les plages flamandes se séparaient à peine de la côte anglaise, et se peuplaient de ceux qu’on appellera les Celtes. Quatre cent pages plus tard, on a parcouru tout le Moyen âge, la Renaissance et cet épais XIX° siècle au cours duquel sa famille s’affirme. Au terme de ce deuxième volume censé ne parler que d’elle, Marguerite a environ six semaines.
Au passage, elle laisse filer une confidence, si rare chez elle : « Plus je vieillis moi-même, et plus je constate que l’enfance et la vieillesse, non seulement se rejoignent, mais encore sont les deux états les plus profonds qu’il nous soit donné de vivre. L’essence d’un être s’y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie. »
S’ensuit un troisième volume, dont le titre est tiré d’un beau vers de Rimbaud : « Elle est retrouvée ! Quoi ? L’éternité. » La mort la surprendra alors qu’elle n’a pas rédigé les derniers chapitres, mais c’est dans Quoi ? L’éternité qu’elle se dévoile le plus, avec une facilité, une richesse et une liberté d’écriture que la maladie n’est pas parvenue à amoindrir.
Va-t-elle, enfin, se placer au cœur du récit, et parler frontalement d’elle-même ?
Non. Elle explore la relation trouble que son père entretint jusqu’à sa mort avec Jeanne, une amie d’enfance de sa mère, mariée à Egon, un jeune noble d’origine Balte – lequel s’avère être autant attiré par les hommes que par les femmes.
Le décor est planté pour un de ces prodigieux voyages dans les profondeurs du souvenir, à travers lesquels Mme Yourcenar se cherche – sans chercher à se trouver. Ce trio à la fois aimanté par l’attrait des sens et contenu par les valeurs surannées de l’ancienne noblesse, elle en explore avec délices les entrelacs compliqués. S’attache aux personnages secondaires, amants, comparses d’un moment. Reconstitue leurs sensations, ce qu’ils ont vu ou dû voir, le contact de leurs bottes s’enfonçant dans les boues de Flandre ou de Russie. La magie sympathique opère ici son miracle, à partir d’une conversation entendue autrefois, d’une image fugitive restée imprimée dans sa rétine. Elle se sent « seule dans un grand paysage vide où tout semble tantôt très proche et tantôt lointain. Vide, il ne l’est pas, mais les personnages qui le peuplent m’importent trop peu pour que je sache s’ils viennent vers moi ou s’ils s’en vont… Aujourd’hui est la même chose que toujours. »
Autour de son père Michel, centre d’un ballet sensuel où il semble ne faire que passer, elle creuse et creuse encore, pour faire le siège de cette substance indifférenciée qui est elle-même. Jusqu’à cette phrase admirable, qui condamne toute théologie : « On ne comprend pas l’éternité. On la constate. »
Sans jamais se lasser, elle a cherché à « remonter du presque présent au passé de la race toute entière. » Au terme, elle a renoncé à se comprendre : elle se constate. Pénétrant jusqu’aux cellules qui constituent son hérédité humaine, biologique, esthétique et culturelle. Jusqu’aux infimes composants qui la font telle qu’elle est, jusqu’à la dissolution de son « moi », cette apparence factice.
Mise en œuvre de la méditation bouddhiste, qui l’a fascinée toute sa vie durant.
Perception, au-delà du perceptible, d’un « moi » inexistant, parcelle d’éternité en mouvement.
Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi
Je vous remercie de votre patiente attention.