Le IVe évangile est le plus commenté des textes de la Bible. Pourtant toute une partie ‘’résiste’’ aux exégètes, les longs discours d’auteurs anonymes qui le parsèment et que j’ai choisi d’appeler collectivement ‘’Jean’’ (1). Où donc ces auteurs ont-ils trouvé la clé de l’intimité entre Jésus et son Père qu’ils dévoilent au fil des discours ? Où, sinon chez Jésus lui-même, non pas interrogé de son vivant puisqu’ils écrivent deux ou trois générations après sa mort. Mais écouté dans ce dialogue mystérieux de silence et de contemplation, ce dialogue qu’on appelle mystique et que des hommes et des femmes, toutes religions confondues, ne cessent d’entretenir au long des âges avec le ‘’monde d’au-delà des apparences’’.
À travers les déclarations que les ‘’Jean’’ prêtent à Jésus, c’est leur propre expérience spirituelle qu’ils décrivent. Mais c’est aussi celle de Jésus lui-même, dont il a si peu parlé aux témoins qui l’ont connu et ont écrit les Synoptiques. C’est auprès de lui, vivant au-delà des apparences, vivant dans le « monde des vivants » où tout humain finit sa course, c’est auprès de lui, dans l’écoute du silence contemplatif, qu’ils vont apprendre qui était Dieu pour lui.
Leur entreprise repose donc sur la conviction absolue que la mort n’est qu’un passage vers une autre forme de vie. Que Jésus vit à jamais « auprès de Dieu ». Ils l’affirment en lui faisant dire : « [Après ma mort] le monde ne me verra plus, vous par contre vous me verrez parce que moi je vis » (2)
Et s’il est impossible d’imaginer en quoi consiste cette sorte de vie, s’ils peinent à trouver des mots pour la décrire, les premiers chrétiens n’ont pas hésité un instant : ils savent qu’ils peuvent entrer en contact avec Jésus, non pas dans sa chair disparue mais dans sa réalité spirituelle vivante.
Paul s’est élancé avec fougue dans cette voie – qui n’était pas inconnue du judaïsme, voyez l’admirable Cantique des Cantiques de la Bible. Vingt ans après la mort de Jésus (3) il écrit aux Corinthiens : « Je connais quelqu’un (il parle de lui-même) qui a été enlevé jusqu’au troisième ciel – était-ce dans son corps, était-ce hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait. […] Cet homme a été enlevé jusqu’au paradis, dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait. Et là, il a entendu des paroles inexprimables qu’aucun homme ne peut redire » ( 2Cor 12, 2).
Cette aventure particulière, qu’entreprennent jusqu’à nos jours les mystiques d’Orient et d’Occident, les ‘’Jean’’ du IVe évangile s’y sont aventurés pour décrire l’intimité de Jésus. Chemin faisant ils ont compris que lui, le premier, avait vécu avec son Père céleste une expérience mystique d’une profondeur inégalable.
Une expérience mystique : Jésus et son Père
Je ne citerai que deux parmi les déclarations qu’ils attribuent à Jésus, parce qu’elles les résument toutes : « Nul n’a vu le Père, sinon celui qui vient d’auprès de Dieu » (6, 46). Et plus loin (8, 38) : « Je vous dis ce que j’ai entendu auprès du Père » (4). Est-ce dans ses extases que Dieu a révélé à Paul, lui aussi, « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu » (1Co 2, 9) ? Voir et entendre ce qui est caché aux yeux et fermé aux oreilles fait partie de l’expérience contemplative. Thérèse d’Avila dit qu’elle voit ses visions « avec les yeux de l’âme » : ce qui importe au le mystique, ce ne sont pas les sens mis en œuvre, c’est la réalité de ce qu’il voit ou de ce qu’il entend.
Il puise donc sa connaissance de Dieu dans une vision ‘’hors des sens’’ qui le rend familier du monde invisible dont il devient en quelque sorte un citoyen d’adoption. C’est ce que Paul disait aux Galates : « Je vis – mais ce n’est plus moi : le Christ vit en moi » (2, 20). ‘’Jean’’ attribue à Jésus la même déclaration : « Moi, je vis par le Père qui est vivant » (6, 57).
Comme s’ils ne savaient comment dire plus, et dire mieux, les ‘’Jean’’ répètent inlassablement le même motif, celui de l’union mystique entre Jésus et son Père. « Le Père en moi, et moi dans le Père (10, 38), « Moi dans le Père et le Père en moi » (14, 10) ou encore « Croyez que moi dans le Père et le Père en moi » (14, 11). « Père, tu es en moi et moi en toi » (17, 21) Enfin : « Le Père et moi, nous sommes un » (10,30).
Dans l’article précédent j’ai signalé qu’en abandonnant l’araméen Abba pour le grec Pater, les ‘’Jean’’ du IVe évangile avaient perdu l’affectivité, la proximité, la tendresse de la relation de Jésus avec son Père. En choisissant d’approfondir cette relation à leur manière contemplative qui annonce les Platon et Plotin, ils ont ouvert une voie d’accès aux mystères qu’ont emprunté, jusqu’à aujourd’hui, tous les chercheurs de Dieu d’Orient et d’Occident.
Jésus partage avec nous son expérience mystique
Car ce qui intéressait les ‘’Jean’’, c’était de s’unir à ce Jésus qu’ils rencontraient dans leur prière contemplative pour avoir accès, comme lui, à son Père. Rappelons qu’en cette fin du 1er siècle où ils écrivaient, les religions à mystère d’Asie mineure se répandaient dans l’Empire, et toutes proposaient des expériences plus ou moins ésotériques de ‘’sortie de soi’’. Les ‘’Jean’’ se sont tenus soigneusement à l’écart de ces dérives hallucinogènes, réprouvées depuis toujours par le judaïsme. Avec sobriété ils affirment d’abord que « comme le Père l’a aimé, Jésus lui aussi nous a aimés (15, 9) et que « là où il sera, là aussi nous serons » après notre mort (14, 4). L’intimité de Jésus avec son Père leur est apparue comme le meilleur moyen d’être « enlevé – dans son corps ou hors de son corps – pour voir ce que l’œil n’a jamais vu, entendre ce que l’oreille n’a jamais entendu ».
Ils enchaînent alors des phrases très courtes, dont le grec renforce le caractère elliptique – comme s’ils étaient parvenus à la limite de ce que le langage humain peut exprimer. Je traduis littéralement : « moi en mon père et vous en moi et moi en vous » (14, 20), ou « toi, Père, en moi et moi en toi pour que eux aussi en nous » (17, 21), « moi dans mon Père et vous en moi et moi en vous » (14, 20), « moi en eux et toi en moi » (17 22).
Cette répétition quasi-obsessionnelle de pronoms entrecroisé traduit une réalité dont tous les mystiques se plaignent : l’incapacité des mots et des phrases à traduire ce qu’ils vivent. Le heurt des « toi », des « moi » et des « vous » ou « eux » finit par ressembler aux balbutiements d’un nouveau-né. Et c’est peut-être là, dans l’extrême faiblesse, que se trouve la condition (dont les ‘’Jean’’ ne parlent pas) de leur recherche éperdue de dépassement d’eux-mêmes : la quête du ‘’rien’’
M.B., 10 nov. 2021
À suivre : Jésus mystique et la quête du « rien »
(1) Voyez L’évangile du disciple bien-aimé. Aux sources de l’évangile selon saint Jean, l’Harmattan, Paris, 2013.
(2) Jn 14, 19. On a ici un ‘’indicatif absolu’’, « έγδ ζϖ », qui dans le contexte prend une valeur prédictive : « moi, je vivrai » – pour toujours.
(3) Entre l’an 54 et 56. À cette époque, aucun évangile n’est constitué ; seuls circulent des ‘’livrets’’ de « Paroles de Jésus » comme l’évangile de Thomas.
(4) Dans les deux cas la TOB, qui fait autorité, traduit παρά τοΰ θεοΰ par « de Dieu » et non « d’auprès de Dieu », ce qui infléchit le texte dans le sens du dogme chrétien, nous y reviendrons.