Deux journalistes incroyants, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ont réussi un pari impensable il y a seulement vingt ans : présenter au public, à une heure de grande écoute, plusieurs heures de téléfilms ARTE sur Jésus.
Corpus Christi (1996), suivi de Jésus contre Jésus (1999), Jésus après Jésus (2004) et tout récemment Jésus sans Jésus.
Chacune de ces émissions donnant ensuite naissance à un livre, publié au Seuil.
Il faut saluer cette entreprise, audacieuse et menée avec une détermination sans faille. Elle est l’aboutissement d’un vaste mouvement, commencé au milieu des années 1970 : la redécouverte d’un « juif marginal » (J.P. Meier) sur lequel s’est fondée autrefois notre civilisation occidentale.
Mais ces émissions témoignent aussi d’un phénomène inattendu : la personne de Jésus, aujourd’hui récupérée par les médias.
I. Les téléfilms
Leur forme n’a pas varié depuis le début : plan fixe sur un homme ou une femme qui parle, sur fond noir. Peu de sourires, très peu de gestes. Visages concentrés, voix monocordes. Changements de plan austères : un manuscrit ancien, feuilleté par une main invisible, avec un commentaire de transition en voix off.
Pour chaque série, une quarantaine de chercheurs à qui, c’est évident, l’on a posé la même question (laquelle exactement ? On l’ignore). Chacun manifestement libre de sa parole.
Catholiques, orthodoxes, protestants, juifs : il faut deviner, rien n’est dit de la chapelle à laquelle ils appartiennent. Mais très vite, on ne se pose plus la question. Car ces chercheurs ont tous une passion commune : l’homme qui vécut une brève aventure dans la Palestine de l’an 27 à 30, et qui est maintenant connu sous un pseudonyme, Le Christ.
Les monologues se succèdent : impression de répétition ? Non, des nuances apparaissent dans les analyses. Oh ! des nuances infimes, mais la question est si grave qu’on s’attendrait à un consensus – un de ceux qu’impose habituellement la pensée politiquement correcte.
Pas de consensus, chaque chercheur parle en son nom propre. Mais au fil des émissions, quelques résultats sédimentent comme d’eux-mêmes : oui, c’est bien dans cette direction-là que se situe la vérité de l’homme Jésus – finit par penser le téléspectateur, sans même s’en rendre compte.
Or, c’est exactement ainsi que se déroule depuis un siècle la quête du Jésus historique. Des chercheurs isolés, peu nombreux, scientifiques de haut niveau, qui ne travaillent pas ensemble, ne se rencontrent pas autour d’une table. Mais que leur recherche conduit tous dans la même direction.
Ni aboutissement, ni proclamation spectaculaire : des livres, qui paraissent ici et là, de lecture ardue. Des miettes, qui finissent par rendre évidentes quelques conclusions bouleversantes, splendidement ignorées par les Églises établies.
Comme par les romanciers à succès, pour qui Jésus est devenu une source de revenus appréciables. Pour une fois, le fils de Joseph rapporte de l’argent à la maison !
Mais les travaux de ces chercheurs voient leur public s’élargir, minorité silencieuse. ARTE leur a donné un mégaphone, merci.
A la fin de la série, le téléspectateur ne sait plus très bien où il en est : sinon que le catéchisme de son enfance a volé en éclats. Qu’il y a du nouveau, du neuf à découvrir derrière le maquillage plaqué par des siècles de christianisme sur le visage du juif marginal, génial prédicateur itinérant qui n’a pas fini de nous ouvrir le chemin.
II. Les livres
Ils résument assez bien le contenu de chaque téléfilm. A un détail près, qui change tout : ils sont écrits par deux hommes, Mordillat et Prieur, et ne laissent plus entendre la voix multiforme de la recherche, avec ses tâtonnements, ses certitudes qui viennent comme d’elles-mêmes, au terme de lentes et patientes interrogations.
Le dernier de ces livres (Jésus sans Jésus, Seuil, novembre 2008) laisse apparaître l’opinion personnelle des auteurs (ce dont les chercheurs auditionnés ont presque toujours réussi à se garder). Leur indignation devant la tromperie au nom de Jésus, tromperie dont l’Église fut l’artisan et l’unique responsable.
Cette indignation explose dans le dernier chapitre du livre : on passe du domaine de la recherche à la verve du pamphlet.
Je ne les critique pas : leur indignation, je la partage. Là où ils parlent de tromperie, j’ai plusieurs fois écrit le mot imposture. Et j’ai été plus loin encore que les chercheurs appelés à la barre d’ARTE, en utilisant sans réserve le critère politique dans la lecture des textes sacrés : les Évangiles n’ont pas (seulement) été écrits pour témoigner de Jésus, mais (aussi) pour prendre le pouvoir.
Ce critère politique permet de dégager Jésus de ce qu’en ont fait les Églises, collaboratrices de tous les pouvoirs en place depuis 17 siècles.
Je perçois pourtant une différence entre l’indignation de nos deux auteurs, et la mienne : je n’ai pas eu l’impression, en les lisant, qu’ils aimaient Jésus d’amour.
Et quand ils écrivent :
« Tantôt avec colère, tantôt avec désespoir, les chrétiens doivent confesser leur appartenance à une religion dont l’inspirateur, sinon le fondateur, n’est pas de la même religion qu’eux » (p. 250) – je sais bien qu’ils ont raison. Mais je me demande s’ils aiment ces chrétiens, ces hommes et ces femmes si longtemps trompés par leur Églises, comme un frère aime ses frères et ses sœurs spirituels.
Mordillat et Prieur ont sondé les origines et la destinée du christianisme en sociologues, en journalistes talentueux, en experts du « fait religieux ». On les sent blessés dans leur conscience citoyenne, par le décalage entre le Royaume annoncé par Jésus et l’Église qui est venue à sa place.
On ne les sent pas blessés dans leur amour pour Jésus.
III. Erreur sur le Royaume
Cela les a conduit à une erreur qu’aucun des chercheurs auditionnés n’a commise – du moins, dans ces termes.
« Jésus – écrivent-ils – ne pensait pas que le monde continuerait au-delà de sa génération. Son horizon ne dépassait pas une vie humaine, la sienne. S’il revenait… il serait abasourdi de voir que le monde existe toujours, que la Fin des temps qu’il a annoncée sans relâche ne s’est pas produite, que le Royaume de Dieu ne s’est pas établi avec puissance » (p. 228-230).
C’est (me semble-t-il) n’avoir pas vraiment compris le paradoxe fondateur de l’enseignement et de la vie de Jésus :
Le Royaume est déjà là, dit-il, il est parvenu au milieu de vous.
Le Royaume est établi avec puissance à chaque fois qu’un homme, qu’une femme, se relève alors qu’il était couché dans le désespoir de la maladie ou du mépris.
Le Royaume est déjà là, puisque je suis là.
« Regarde, dit-il à Jean-Baptiste : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris ! » (Mt 11,5). La femme adultère n’est pas lapidée, elle est renvoyée libre ! (Jn 8).
Mais en même temps,dit Jésus, le Royaume est à venir, je l’attends – (Mc 9,1).
Parce qu’après ma mort (dit Jésus), il y aura toujours des hommes, des femmes, couchés dans la cendre de la maladie et du mépris. Cet état de souffrance ne finira qu’à la fin du monde.
Le Royaume de Jésus est déjà là, et il est encore à venir.
Déjà là à chaque main tendue, à chaque justice rendue, à chaque sourire offert.
Encore à venir, car tant que le monde sera monde, il y aura de la souffrance.
Comme tous les juifs de son temps, Jésus attendait la fin du monde « au dernier jour » (Jn 11,24). Il n’a jamais pensé, ni annoncé, que la fin des Temps se produirait au cours de sa génération. Cet espoir, oui, les tout premiers chrétiens l’ont eu un temps. Parce qu’ils n’avaient pas compris (eux non plus) ce qu’est le Royaume de Jésus.
Mordillat et Prieur semblent avoir fait la même erreur qu’eux. Et n’avoir vu en Jésus, finalement, qu’un prophète de l’apocalypse, désespérant parce que désespéré.
La quête du Jésus historique n’est pas seulement la recherche de vérité sur un homme, et la civilisation qui se réclame de lui. Elle peut, elle devrait mener à la rencontre personnelle avec cet homme.
Et là, dans le silence, il parle à nos cœurs blessés d’un Royaume déjà présent, que nous attendrons aussi longtemps que ce monde durera.