PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (I.) L’espoir

          Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.

          Épuisé, le XX° siècle l’était d’abord parce qu’il se souvenait, et cherchait à panser les plaies de son Histoire, celles de ses révolutions.

           La première en date avait commencé en juillet 1789. La France d’alors était prospère et n’avait jamais connu pareille douceur de vivre. Quelques philosophes en profitèrent pour répandre partout des idées nouvelles. Le plus dangereux d’entre eux, Jean-Jacques Rousseau, prétendait que l’Homme est naturellement bon, et que c’est la société qui le pervertit.

          Ce qui était absurde : comme tous les animaux, l’être humain défend son territoire. Il est naturellement agressif, jaloux, dominateur, cupide.

          Calfeutré dans son cabinet, Jean-Jacques fit rêver la France à un Homme Nouveau, recouvrant grâce à l’acquisition de la liberté un état de nature perdu par la faute de l’oppression sociale.

           S’agiter pour protester contre un gouvernement incapable, c’eût été une révolte. Vouloir faire naître un Homme Nouveau, c’était une révolution.

 La Révolution française : créer l’Homme Nouveau

           Quand les États Généraux se transformèrent en Assemblée Nationale, ce n’était encore qu’une révolte, et qui commençait en fanfare. La noblesse libérale sentait que le maintien des privilèges féodaux était devenu un anachronisme insoutenable : la nuit du 4 août, elle en vota l’abolition.

          Louis XVI, qui n’avait pas réussi au début de son règne à entamer la forteresse des privilégiés, accepta finalement d’entériner ce fait accompli dans l’enthousiasme et les pleurs de joie : pour lui, comme pour les signataires du Serment du Jeu de Paume, comme pour la majorité du peuple français, la révolte était terminée cette nuit-là, et elle avait porté ses fruits. La France resterait prospère, tout en entrant, modernisée, dans le siècle nouveau.

           C’était sans compter sur une poignée d’extrémistes de gauche, menés par Robespierre. Eux ne se contentaient pas d’une révolte pacifique, qui laisserait intact le monde tel qu’il était. Ils voulaient en construire un autre, et pour cela il fallait d’abord détruire celui qui existait.

          Changer le monde ? Pas seulement : changer l’Homme.

           A quoi ressemblerait cette société autre, cet Homme autre ? Ils n’en avaient aucune idée précise. Leur programme tenait en trois mots, auxquels ils ne donnaient pas tous le même sens. Dont nul ne savait au juste ce qu’ils produiraient quand on passerait du discours à la réalité : liberté, égalité, fraternité.

          Ils décidèrent de tenter l’expérience en grandeur réelle, et la première puissance mondiale de l’époque fut le laboratoire de leur expérimentation. Devenue somnambule, la France se laissa envahir par la magie du rêve : « Pour que naisse l’Homme Nouveau, anéantissons l’Homme ancien ! ».

           On sait quel emploi fut fait des trois mots fétiches. Le général Turreau, criminel de guerre écrivant à la Convention : « Citoyens, la Vendée est purgée de ses brigands : hommes, femmes et enfants, j’ai tout brûlé d’une flamme purificatrice. Salut et fraternité ! »

          Ou Mme Roland montant à l’échafaud et s’exclamant : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Ou encore le joli surnom donné à la guillotine, le « rasoir égalitaire. »

          Détournement, perversion des mots d’un idéal de théoriciens confus.

           Résultat : environ la moitié du patrimoine architectural saccagé ou rasé, l’économie détruite, les élites décapitées, la famine en France et la guerre en Europe (1). Un retard industriel d’un siècle pris par rapport à l’Angleterre ou à l’Allemagne, jamais rattrapé depuis.

          Ce qui fut pervers, ce n’était pas la volonté d’adapter la France aux idées progressistes. Mais la contagion à tout un peuple ébahi d’un rêve, concocté par une petite minorité de gauchistes ambitieux, arrivistes, montés au pouvoir grâce à la faiblesse d’une royauté malade.

           Homme d’ordre, Napoléon remplaça le rêve par une dictature. Qui réalisa, pour la première fois dans l’Histoire, la saignée d’un pays : deux millions de jeunes gens fauchés sur les champs de bataille – mais quelle gloire !

          Le rêve de l’Homme Nouveau à la dérive sur un fleuve de sang.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

En juillet 1789, son pouvoir en France était immense. Il aurait suffit que l’épiscopat blâme publiquement les excès de 1791, s’unisse clairement contre 1793, que le pape condamne ex cathedra le principe même de la Révolution (l’Homme Nouveau), pour que leur voix pèse d’un poids considérable sur le cours des événements.

          Mais l’épiscopat français se tût, collabora ou émigra. Quant au le pape, il se surprit lui-même à bénir le sacre du dictateur. Ầ peine quelques évêques protestèrent-ils mollement, et ce sont des curés de campagne qui sauvèrent l’honneur de l’Église en prenant le maquis, au prix de leurs vies.

          Le silence de l’Église fit naître la première des Églises du silence.

           « Rien appris, rien oublié »

           Installés dans les fourgons des vainqueurs de Waterloo, les perdants de la Révolution revinrent restaurer l’ordre ancien. A bout de souffle, la France semblait alors avoir compris qu’on ne peut pas changer le monde : cela ne dura que le temps d’une génération.

          Intelligent et modéré, Louis XVIII avait réussi un semblant de réconciliation nationale : son imbécile de frère, Charles X, n’eût pas le même talent. N’ayant rien oublié, il n’avait surtout rien appris de la Révolution : la Restauration se fit flamboyante, ce qui redonna vie à une gauche qui n’était pas encore extrême.

          En 1830 elle plaça sur le trône de Louis XVI le fils de celui qui avait voté sa mort pour prendre la place. Et Victor Hugo, lucide, put mettre dans la bouche de Gavroche agonisant sur les barricades ces mots  : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! »

           Il fallait que la bourgeoisie, grande gagnante des révolutions, fasse perdre aux Français le goût du rêve. Pour y parvenir elle proclama : « Enrichissez-vous ! » (2)

          Dans une France redevenue riche en 1870 , l’extrême gauche fit son retour avec une violence inouïe. Elle proposait une nouvelle modalité du rêve : les Hommes Nouveaux avaient le droit de se partager les biens de ceux qui possèdent, qu’il leur suffisait d’aller prendre par violence.

          Relégués à l’arrière-plan tactique, les mots d’ordre de 1789 firent place au pillage et au vol comme programme politique. Affolée, la jeune République se réfugia à Versailles, sous l’ombre de Louis XVI dont elle l’avait tiré de force en octobre 1789.

          Elle canonna les communards, puis les fusilla et exila les survivants au bagne de Nouméa.

           Ầ Versailles ! On revenait donc au point de départ – sauf que Thiers, suivant l’exemple de Robespierre, avait fait ce que Louis XVI refusa toujours : laisser massacrer des français par d’autres français.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

Elle sut vite oublier comment elle avait manqué de courage politique pendant les révolutions. Ayant failli à sa mission (3), elle se déclara infaillible au moment où la Commune incendiait Paris pour créer un autre monde que le nôtre.

           Mais le peuple français, lui, n’avait pas oublié l’héroïsme d’un bas-clergé qui était issu de ses rangs, et s’était toujours employé à panser tant bien que mal les plaies causées par le rêve des gauchistes mis en action .

          Surgit alors un phénomène nouveau : l’anticléricalisme d’une société revenue en masse à la religion.

           D’un côté, le peuple se souvenait de la collaboration du haut-clergé avec tous les pouvoirs en place, et du silence papal. Mais de l’autre, il reconnaissait la vertu du bas-clergé, qui lui prodiguait humblement les soutiens de la religion, charité en acte et espérance de l’au-delà.

          Les séminaires se remplirent, de nouveaux ordres religieux à vocation sociale furent fondés tandis que les anciens reprenaient vie. La défiance, et parfois la haine envers l’appareil ecclésiastique se mirent à faire bon ménage avec un renouveau catholique prodigieux, donnant aux premiers balbutiements de la laïcité à la française sa coloration si particulière.

           Symptôme révélateur : c’est en 1863 que Renan fit paraître sa Vie de Jésus. Il y décrivait un Jésus démaquillé des dogmes catholiques, totalement et profondément humain, tellement attachant que son livre fut le best-seller du XIX° siècle (4).

          Déçus par l’Église institutionnelle mais attachés aux belles figures de prêtres et de religieuses restés proches d’eux et de l’évangile, devenus anticléricaux croyants, les français continuaient à chercher à travers leur religion séculaire un monde meilleur que celui-ci.

          Je vois dans le succès de la Vie de Jésus de Renan le frémissement, vite éteint, d’un autre rêve possible que celui des anarchistes gauchistes de 1791 ou 1870.

           Je suis né dans un siècle qui se remettait à peine de ces convulsions : la recherche éperdue d’un changement radical, total, des paradigmes qui dirigent notre monde.

          Le XX° siècle saurait-il réussir à changer le monde, là où Robespierre et la Commune avaient échoué ?

                           M.B., 1° novembre 2011

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(1) Voyez le bilan dressé par René Sédillot, Le coût de la Révolution Française, Librairie Perrin.

(2) De la même façon que les Chinois feront oublier les rêves de Mao à la fin du XX° siècle.

(3) Entendons-nous bien : je ne porte pas de jugement pour savoir si l’Église a eu raison ou tort de ne pas prendre officiellement la tête de la contre-révolution. Je me contente de constater qu’elle a failli à ce qu’elle considérait alors, de son point de vue, comme sa mission.

(4) Deux millions d’exemplaires vendus de son vivant.

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