Les commentateurs insistent souvent sur le fait que l’islam serait incompatible avec les valeurs de la modernité occidentale, démocratie, laïcité, statut de la femme, etc. Pour y voir plus clair, prenons un peu de recul.
Le christianisme et la modernité
À ses tout débuts, le christianisme naissant a été considéré par la société romaine comme rétrograde, archaïque – et pour tout dire, comme un retour à la barbarie. Les premiers chrétiens se réfugiaient dans le communautarisme, refusant de s’assimiler à la société romaine et à sa culture religieuse, politique et morale. Ils rejetaient le culte du pouvoir impérial, ce qui équivaudrait aujourd’hui à déchirer publiquement sa carte d’identité nationale. Intolérants, ils n’avaient qu’un seul dieu dont ils buvaient le sang dans leurs eucharisties. Surtout, ils espéraient et voulaient hâter la fin du monde dans une apocalypse sanglante – bref, comme le dit un historien de l’époque, ils étaient « les ennemis du genre humain ».
En fait, ils étaient messianistes, séparant l’humanité en deux : eux qui détenaient les clés du salut et les autres, tous les autres qui étaient promis à l’enfer. Dès qu’ils prirent le pouvoir en 380 (édit de Théodose), ils instaurèrent cet enfer sur terre en persécutant les autres religions. Ils voulaient une ‘’cité de Dieu’’ opposée à la cité des hommes. À la fin du 8e siècle Alcuin, le théologien de Charlemagne, théorisa la notion de monarque de droit divin : désormais et pour mille ans, l’Occident chrétien sera théocratique, le pouvoir civil et religieux ne faisant qu’un, rassemblés dans la poigne du Prince.
Deux puissants courants d’idées ont mis un terme à cette vision messianique et théocratique du monde.
1) Le mouvement des Lumières à l’origine de la Révolution française qui ambitionnera vite d’abolir non seulement la souveraineté de droit divin du Prince, mais les valeurs mêmes du christianisme et jusqu’à son calendrier : une laïcité radicale, par l’anéantissement de toute religion. Parce qu’ils n’avaient pas compris que l’être humain est fondamentalement religieux, les révolutionnaires ont échoué. Il nous a fallu un siècle en France pour mettre laborieusement au point une laïcité tempérée qui sépare la cité de Dieu de la cité républicaine, chacune tolérant et finissant par accepter l’autre.
2) L’exégèse historique et critique de la Bible qui est née en milieu protestant en même temps que les Lumières et ne sera intégré par les catholiques qu’en 1943. Mouvement essentiel pour le christianisme qui va abandonner peu à peu son messianisme. Grâce à quoi il a pu se réconcilier avec lui-même, avec le reste du monde et avec la modernité qu’il avait jusque là combattue. En remettant les textes sacrés dans leur contexte historique, en disséquant avec précision les traditions orales puis leur mise par écrit, les chrétiens se donnaient les moyens d’extraire de ces textes leur part divine, intemporelle et universelle, valable dans toute forme de civilisation. Publié en 2001, Dieu malgré lui faisait le point sur un siècle de cette recherche européenne. Dix ans plus tard Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire intégrait la recherche américaine en présentant la personne et l’enseignement de Jésus sous forme de roman.
Ce n’est pas par hasard que ces deux mouvements, les Lumières et l’exégèse historico-critique, sont nés et ont donné leurs fruits en parallèle et au même moment. Ils ont rendu possible l’émancipation de l’Occident et son entrée dans la modernité, lui ont permis de prendre la tête du monde, de son développement économique et social, de ses avancées sociétales. Ils ont aussi justifié l’idéologie de la colonisation, les états chrétiens dissimulant leurs appétits prédateurs en Afrique, au Proche et au Moyen Orient, sous un manteau d’idéal civilisateur. Les peuples colonisés, le plus souvent musulmans, en ont gardé une profonde rancœur teintée de jalousie inconsciente pour la réussite de leurs maîtres chrétiens.
Moderniser l’islam ?
Au même moment, l’islam méditerranéen faisait le chemin exactement inverse. Mort en 1792, Mohammed Abdelwahhab fondait en Arabie Saoudite le wahhabisme qui prônait un retour aux origines de l’islam, idée reprise par Hassan el-Banna qui fondait en 1928 les Frères Musulmans. Retourner aux origines était aussi l’objectif des exégètes historico-critiques du christianisme : pour eux, c’était retrouver la personne et le message d’un homme – Jésus – en dégageant son identité historique des transformations que les dogmes chrétiens lui avaient fait subir. Tandis que les réformateurs musulmans, sous couvert de renaissance islamique, avaient pour but (plus ou moins affiché) de se dégager de l’emprise laïque occidentale et de l’imitation aveugle du modèle européen en terre d’islam.
Plus grave, ce retour aux origines renvoyait les musulmans au messianisme qui imprègne tout le Coran, en l’accentuant par les Hadîths et les récits de la Sunna, compléments du Coran et reçus par les croyants avec la même vénération que le texte sacré. Tandis que l’Occident se détachait peu à peu du messianisme chrétien, l’islam y revenait et en faisait son arme de combat.
Autrement dit, l’Occident a voulu moderniser le christianisme, et il y est parvenu malgré les réticences d’une Église catholique affolée par sa perte de pouvoir. Tandis que les réformateurs musulmans veulent islamiser la modernité.
Tout est là : d’un côté un Occident dont la laïcité a permis d’apaiser la concurrence entre sphère religieuse et sphère publique. La foi ne s’opposant plus aux conquêtes scientifiques, industrielles et commerciales de pays pourtant dépourvus de matières premières, mais qui ont su libérer un esprit de recherche et d’entreprise indépendant de l’autorité religieuse et de sa mainmise sur l’aventure humaine. De l’autre, un islam qui tente de revenir à ses origines fantasmées, à l’époque bénie où la religion guidait et encadrait l’activité humaine en la soumettant au pouvoir des mollahs, seuls interprètes de la volonté d’Allah.
Origines fantasmées : le travail patient, discret, de chercheurs occidentaux a récemment mis en lumière la part considérable de légendes qui sont à l’origine de l’islam, légendes en bonne partie élaborées par ses premiers califes pour établir leur pouvoir totalitaire sur les soumis – les musulmans. Dans Naissance du Coran, j’ai résumé le siècle de recherche qui a découvert cet épineux pot aux roses.
Derrière le christianisme et son évolution au fil des siècles, il y a un homme historiquement bien connu, Jésus. Derrière l’islam il y a un Prophète, Muhammad, dont l’identité doit presque tout à la légende patiemment construite par des historiographes au service des premiers califes. Pour le christianisme, le retour aux origines a été une discipline rigoureuse à la recherche d’un homme et de son empreinte sur une civilisation. Pour l’islam, le retour aux origines est le retour à un mythe profondément marqué par les ambitions politiques de califes médiévaux.
Le christianisme est une religion historique : l’islam est une religion légendaire, qui s’est construite en opposition au christianisme et à sa domination. Sans comprendre que cette domination (et son colonialisme) n’était devenue possible qu’à partir du moment où l’Occident avait modernisé le christianisme, par un retour à ses origines historiques.
La ‘’renaissance islamique’’ que prônent les idéologues d’Orient et quelques intellectuels occidentaux est le moteur puissant qui anime les combattants du djihad. Elle oppose non pas deux civilisations, mais deux messianismes : celui du christianisme des origines dont l’Occident déchristianisé n’a gardé que la volonté de puissance dominatrice, servie par son accession à une modernité sans complexes. Et celui d’un islam qui rêve d’un retour à ses origines légendaires et veut islamiser la modernité impie de l’Occident.
Au 20e siècle, deux autres messianismes ont voulu dominer le monde, le communisme et le nazisme. Ils ont échoué grâce au sursaut de l’inconscient d’un Occident façonné par le christianisme modernisé.
Ce qui est particulièrement inquiétant c’est que cet Occident, après avoir tenté de renier ses racines chrétiennes au siècle des Révolutions, les a tout simplement oubliées aujourd’hui. Ne sachant plus ce qu’il est parce qu’il a oublié ce qu’il était, l’Occident est devenu un ventre mou que l’islam pénètre et enfonce allègrement.
Revenir à nos origines, aux fondamentaux vécus et énoncés par Jésus avant le christianisme ? Ne nous faisons pas d’illusions, l’Occident n’y est pas prêt. Après avoir modernisé le christianisme et connu par là l’essor que l’on sait, il ne connaît plus qu’une modernité sans idéal fondateur. Tandis que les musulmans conservent intact un idéal jamais remis en question par la modernité.
Insoluble dans la modernité, animé par la volonté farouche de l’islamiser, l’islam théocratique viendra-t-il à bout de notre civilisation post-chrétienne ?
M.B., 31 janvier 2016
Bonjour,
Voici un article qui me semble éclairer le débat… Chacun appréciera en fonction de ses convictions !
Mais sans culture, comment vivre dans le monde moderne ?
Amicalement,
H de D.
http://www.lepoint.fr/societe/brighelli-l-ecole-saisie-par-la-foi-08-02-2016-2016169_23.php
Merci. L’amnésie culturelle est un des drames de notre société. Quand on oublie son passé, on vit mal son présent et on se prépare un futur apocalyptique.
M.B.
Cher Michel Benoît,
Je partage mot pour mot votre déclaration, laquelle est en parfaite concordance avec celle d’Elie Wiesel : « A ignorer son passé on s’expose à le revivre !… ».
L’ignorance mère de tous les vices ?
A méditer longuement, très longuement me semble-t-il…
Amicalement,
H de D.
Il est intéressant aussi de regarder les remarques de Jacques Ellul sur l’intégration des musulmans en milieu judéo-chrétien dans son livre (presque prémonitoire) : Islam et judéo-christianisme.
Pas mal d’articles également sur ses remarques sur internet (de qualité très variable) …
Oui, ce livre d’Ellul m’avait beaucoup frappé. Il avait tout compris, intuitivement. J’ai voulu étayer son intuition en travaillant sur le Coran.
Merci, M.B.
Excellente synthèse, et éclairante.
Amicalement
Quel est le degré d’historicité du christianisme ? Voir l’échec révélateur du Jésus Séminar ?
Le plus moderne des jeunes curés – si ,si, on en trouve encore ! – ou des diacres de tous âges qui les suppléent peut-il adhérer aux conclusions de John.P.Meier (Pourtant prête catho étatsunisien non banni par le Vatican ! ) dans son premier volume de « Un certain juif Jésus – Les données de l’Histoire » – Les sources, les origines, les dates » ? . Lecture très recommandée.
Déjà : Jésus pas incontestablement né d’une vierge a des frères et soeurs « de sang et il n »est pas né à Bethléem, donc pas de massacre des innocents et pas de fuite en Egypte, etc .
Çà donne à de nombreux chefs d’oeuvre picturaux, voire littéraires, la même valeur historique que des évocations des légendes des dieux grecs ou romains.
Bonsoir Michel,
« Revenir à nos origines, aux fondamentaux vécus et énoncés par Jésus avant le christianisme ? « ….
Mais quels « fondamentaux »? Et quand bien même nous les retrouvions , la « religion » catholique suivra t-elle?
On ne peux pas lutter avec notre ami Jésus contre les « religions » . Bien qu’il essaya de reformer la loi mosaïque en son temps…
amicalement
hc
Tout cet article est un survol de haut (blog oblige) et fait suite à tant d’autres. Fondamentale est l’attitude de Jésus qui critique/rejette tout un pan de sa religion native et enseigne un autre Dieu que celui du judaïsme de l’époque. La religion juive n’a pas suivi…
M.B.
Je rappelle que ce rejet du fondamentalisme qu’on attribue à Jésus avait été largement entrepris par les pharisiens. « Le Sabbat est fait pour l’Homme et non l’Homme pour le Sabbat » a d’abord été prononcé par un pharisien.
Bien sûr, ça surprend et ça choque si on ne connait les pharisiens qu’à travers l’Evangile. Mais, si on va voir le Talmud, c’est au plus prestigieux des maitres pharisiens, antérieur à Jésus, qu’il attribue cette sentence : « Ce que tu n’aimes pas qu’on te fasse, ne le fais pas aux autres. C’est toute la Torah et tous les prophètes, le reste n’est que commentaire. Maintenant, va et étudie » (Talmud de Babylone Shabbat, 31a).
Enfin, les diatribes anti-pharisiens des Evangiles semblent bien être des ajouts postérieurs (car les relations entre chrétiens et pharisiens se sont gâtées à un moment… mais bien après Jésus qu’on montre à deux reprises invité à leur table). C’est d’ailleurs passionnant à étudier, voir http://bouquinsblog.blog4ever.com/paul-et-l-invention-du-christianisme-hyam-maccobi
Vous trouverez tout cela excellemment raconté dans « Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire »
M.B.
De ce point de vue, l’Islam cumule les handicaps :
– un texte sacré de référence supposé dicté par Dieu à la lettre près, intouchable, c’est plus difficile à relativiser…
– un refus depuis l’origine, par tradition, de distinguer pouvoir religieux et pouvoir politique, Dieu et César (le Calife a toujours été à la fois le Pape et l’Empereur), c’est un obstacle à la laïcité, élément de la modernité…
– une accumulation de prescriptions et interdits arbitraires, qu’on ne peut maintenir qu’avec un maximum de pression sociale voire de coercition, c’est difficilement compatible avec ce qu’on nomme modernité…
– un refus par principe (supposé dicté par Dieu) du principe de réciprocité (la Règle d’Or) avec les autres religions, c’est un obstacle…