Très peu de temps après la mort de Mahomet (632), des textes ont vu le jour autour du bassin méditerranéen pour le critiquer ouvertement. Leurs auteurs ? Des moines, des membres du clergé, parfois des laïcs chrétiens, qui tous résistaient par la propagande à la conquête arabe qu’ils subissaient. Ils nous ont transmis des écrits polémiques engagés.
À cette époque l’ironie, l’humour du Canard Enchaîné n’avaient pas cours dans l’expression publique. Ces résistants qui osaient braver l’occupation arabe le faisaient au risque de leur vie. Ils n’étaient pas d’humeur à rire mais clamaient leur défiance, leur souffrance et parfois leur haine du Prophète. Pourtant on peut bien parler de ‘’caricatures’’, parce qu’ils ne cherchaient ni à argumenter ni à discuter paisiblement de l’islam mais à souligner ses aspects répulsifs, pour en dégoûter les chrétiens.
Les caricatures en Orient
C’est donc en 634, deux ans après la mort de Mahomet, que Sophrone, patriarche chrétien de Jérusalem, proclame que les invasions arabes naissantes sont « un châtiment de Dieu infligé aux chrétiens à cause de leurs péchés ». Cet argument sera constamment repris par la suite en Orient comme en Occident. À la suite de Maxime le Confesseur († 662), les Arabes seront assimilés aux peuples païens qui opprimaient autrefois le peuple hébreu, et la notion de l’islam « fléau de Dieu » va se populariser dans le monde chrétien.
Le plus ancien témoignage de l’existence d’un prophète arabe apparaît vers 638, alors que les conquêtes islamiques n’en sont qu’à leurs débuts. Il provient de la correspondance entre un certain Jacob, Juif récemment converti au christianisme, et un autre Juif : « On dit que [dans les bagages des] Arabes est apparu un prophète… C’est un faussaire, car les prophètes ne viennent pas armés avec épées et chars de guerre… J’ai appris de ceux qui l’avaient rencontré qu’on ne trouve rien d’authentique dans ce prétendu prophète : il n’est question que de verser le sang des hommes » (1).
« Faussaire », « imposteur », les mots de Jacob ne sont pas tendres et ne font pas dans la demi-mesure : c’est bien l’esprit des caricatures.
En 661 un évêque arménien, Sébéos, voit dans l’expansion musulmane « l’immonde bête de l’Apocalypse qui surpasse toutes les autres dans le mal, et qui transformera la terre en désert ».
À partir de lui, pour détourner les chrétiens de l’attraction exercée sur eux par la religion des vainqueurs, la propagande va se faire de plus en plus caricaturale. Ainsi au VIIIe siècle, Jean de Damas affirme que Mahomet est « un pseudo-prophète et le Coran une fausse révélation ». Il n’hésite pas à assimiler l’islam à une forme d’idolâtrie perverse, le culte des démons. Par la suite, ce thème de l’idolâtrie musulmane deviendra en Orient comme en Occident un véritable lieu commun.
Un degré supplémentaire vers la caricature est franchi par Théophane le confesseur (c. 815), qui voit en Mahomet un épileptique dont la doctrine aurait été diffusée par les femmes. L’islam, dont le paradis est peuplé de houris – des vierges uniquement consacrées au plaisir sexuel des hommes -, est pour lui une religion sensuelle, voire licencieuse. Cette caricature connaîtra de nombreuses variantes : Nicétas de Byzance (c. 850) affirme qu’à La Mecque les musulmans adorent une statue d’Aphrodite, déesse de l’érotisme, et au même moment un moine Byzantin (2) écrit que la religion du prophète est « perverse, idolâtre et luxurieuse ».
Ces termes charmants ont été repris au IXe siècle dans un texte virulent qui a été traduit et très diffusé en Occident à partir de 1142, l’Apologie d’Al-Kindi, un chrétien arabe (3). Il accuse le prophète de tous les maux : d’être sensuel, polygame, de prôner l’excision des femmes, la guerre sainte qui conduit les martyrs à un paradis charnel et voluptueux. Avec Al-Kindi la caricature du prophète entrait, si l’on peut dire, dans l’époque moderne.
Les caricatures en Occident
L’Occident ignore pratiquement les Arabes avant leur brusque apparition en Espagne, au début du VIIIe siècle. Autour de Cordoue devenue Al-Andalous, des chrétiens fanatiques insultent Mahomet en pleine mosquée, refusent de se rétracter et seront crucifiés. Le concile de Cordoue (852) condamne leur fanatisme et l’assimile à un suicide. Malgré cela circulent des écrits de plus en plus incendiaires, dus à des plumes chrétiennes. L’islam y est présenté comme une doctrine de démons liés à l’Antéchrist. Un portrait repoussant du prophète, très proche de celui des écrits orientaux, est écrit par Euloge de Cordoue (4) : pour lui Mahomet est « un faux-prophète voluptueux, pervers et cupide, qui déforme les Écritures qu’il cite dans le Coran ».
Tous ces thèmes circuleront en Espagne et en Occitanie française, où l’on voit apparaître un élément nouveau : l’invasion arabe annoncerait et préfigurerait la fin du monde. L’islam est présenté comme un pouvoir maléfique et démoniaque qui dominera le monde à la fin des temps, avant d’être dominé à son tour par le retour du Christ. On le voit, le millénarisme des IXe et Xe siècles n’est pas loin.
Du Xe au XIIIe siècle, rien de très nouveau dans la caricature du prophète : tous les thèmes précédents réapparaissent périodiquement, mais les européens sont plus préoccupés de partir en croisade que de polémiquer. Au XVe siècle commence le long ‘’sommeil arabe’’ qui ne prendra fin qu’au XXe siècle : la caricature de Mahomet devient rare.
Il faut attendre 1741 pour la voir réapparaître de façon tonitruante en France, sous la plume de Voltaire : une tragédie, Le fanatisme ou Mahomet le prophète (5). Cinq actes en alexandrins, un monument où Voltaire se déchaîne. Il prend Mahomet à contre-pied, fait semblant de le louer pour mieux l’enfoncer dans le ridicule. On retrouve ici l’humeur gaie, impertinente et perfide des premiers chapitres de Candide. Puis il se dévoile : « Moi, de ce fanatique encenser les prestiges ! Ce novateur obscur, ce vil séditieux, imposteur à La Mecque et prophète à Médine ! Faire la paix avec ce traître ? Je garde à ce fourbe une haine éternelle. Ah, peuples sans courage, n’en attendez jamais qu’un horrible esclavage ».
Cette tragédie ne fait que reprendre les thèmes des caricatures évoqués plus haut, mais Voltaire y ajoute la rage étincelante du dénonciateur. Il fait dire à Mahomet : « Le peuple, avide et faible, est né pour m’admirer, pour croire et pour m’obéir. Il a besoin d’erreur : véritable ou faux, mon culte est nécessaire ». Sans doute ne craignait-il aucune fatwa, et pourtant – comme effrayé par ce qu’il écrivait -, il dira à D’Argental : « Après le grand fracas du IVe acte, le Ve ne me paraît pas supportable. Le ridicule est bien près. Il faut courir vite dans cet endroit-là, c’est de la cendre brûlante ».
Voltaire disait que « Le rire tue ». Sa pièce sera représentée à Paris jusque pendant la Révolution.
La caricature : l’arme des plus faibles
Face aux troupes musulmanes, face au pouvoir des califes, toute résistance armée était inutile, vouée à l’échec. Comme les Juifs dans leurs shtetels de Pologne, comme les Russes sous la botte de Staline, la seule arme des anciens opprimés par l’islam était la caricature. Le dessin (comme la musique) est un langage universel, immédiatement compris par tous : s’ils avaient eu un Cabu ou un Wolinsky, s’ils avaient eu du papier et une imprimerie, nos ancêtres se seraient exprimés par le dessin. Ils n’avaient que des mots. Ils ont eu le courage de s’en servir.
Devant un terrorisme aveugle, rampant, nous sommes en situation de faiblesse. Merci à ceux qui ont, sur leur planche à dessin, le même courage que leurs précurseurs avec leur plume.
» L’exégèse domine la fonction religieuse. La religion domine la fonction philosophique. La philosophie domine la science. La science domine la politique. La politique domine le social… Donc tout, devrait être exégèse »…
Cette pensée date de 1916 … On en est encore loin 1 siècle plus tard … Plus loin encore qu’en 1916. C’est dire…
Portez vous bien
Oui. L’Histoire ne bafouille pas, elle revient en arrière.
M.B.
Au passage, même Aïcha raconte, dans un hadith sahih, qu’elle a osé une fois lancer en face à son Prophète de mari : « Ton Dieu est bien prompt à te donner raison ! ».
On trouve parfois des railleries manifestes, que les compilateurs de hadiths ont pieusement recueillies sans en voir l’ironie. Ainsi, alors que quelqu’un s’étonnait de ne plus trouver dans le Coran le verset prescrivant la lapidation pour adultère, quelqu’un d’autre lui répondit : « C’est la chèvre d’Aïcha qui l’a mangé ». Explication : Aïcha, épouse préférée du Prophète, fut une fois accusée d’adultère avec un certain Safwan. L’affaire dura un mois. On interrogea sur sa moralité une vieille servante de la famille qui déclara : « Tout ce que je peux lui reprocher, c’est que parfois elle s’endort alors qu’elle est chargée de surveiller la chèvre, qui va se servir dans la cuisine… ».
Et puis une Révélation l’innocenta, et dicta le verset infligeant 80 coups de fouets au dénonciateurs qui ne pourraient pas suffisamment prouver leurs dires (Coran 24:4). Pour être sûr que ce serait exécuté sans mollesse, on en chargea Safwan.
Des légendes comme celle-là, on en trouve à foison. N’oubliez pas que l’islam est né et a connu un début fulgurant dans des populations superstitieuses, un monde peuplé d’esprits et d’animaux magiques. La chèvre d’Aïcha est-elle une caricature du prophète ? Non, mais les 80 coups de fouet peuvent lui être attribués.
M.B.
J’apprécie votre modération à propos de Mahomet et de l’Islam, ainsi que l’extension [en un peu plus d’un siècle] de leur pouvoir à une énorme partie du Monde.
Vous auriez pu cependant, préciser que sous leur pouvoir, les citoyens des pays conquis n’ont pas été nécesserrement convertis de force à l’Islam (des Juifs et des Chrétiens -certes minoritaires- continuent à vivre dans les pays islamisés (Liban, Egypte, Espagne à l’époque islamisée, les Balkans, le Caucase). Bref, le joug musulman, n’a pas été la perte de liberté, ni le bain de sang, encore moins l’obscurantisme si souvent, et à tort, dénoncé.
Celà dit, l’islamisme et les actions des « islamo-gauchistes » qui n’ont plus rien à voir avec la sagesse des califes et des savants de l’époque originelle.
Toutes les religions connaissent la même déchéance au fil du temps.
Oui, des minorités ont continué à vivre sous le joug musulman. Elles avaient le statut de « Dhimmi » : port d’un insigne distinctif jaune (tiens tiens !), interdiction de certaines professions (tiens ?), obligation de s’effacer dans la rue devant un musulman, et paiement d’un impôt spécifique pour continuer d’exister. Était-ce la liberté ? Si l’on veut…
M.B.
Encore aujourd’hui, le programme islamiste ne prévoit pas de conversion de force, « nulle contrainte en religion » (sauf qu’il est interdit de quitter l’Islam, sauf que l' »idolâtrie » est interdite, sauf que les non-musulmans doivent être discriminés…). Mais il prévoit, préconise, prescrit, que la loi islamique domine et régisse le monde, selon Coran 3:110, Coran 8:39, et bien d’autres versets concordants.
Et les islamistes sunnites d’aujourd’hui se réfèrent expressément, sans tricher, notamment à l’action du très vénéré deuxième Calife, Omar Ibn Al Khattab, qui a pratiquement conquis de l’Egypte à l’Iran à partir de la Péninsule Arabique. C’est à lui par exemple qu’ils ont emprunté la formule menaçante, fanatique : « Vous préférez la vie et nous préférons la mort… » et bien d’autres dans la même veine.
Merci. En lisant « Naissance du Coran », vous comprendrez pourquoi on peut trouver dans le Coran tout et son contraire.
M.B.
Bonsoir,
Même au sein du monde musulman dans son âge d’or (où la religion en elle-même était en fait affaiblie : la machine à conquêtes était bloquée de tous les côtés, on n’arrivait ni à intégrer ni à éliminer les chiites…). Et donc des poètes comme Khayyam, des scientifiques éminents comme Razi ou Rhazès ne craignaient pas de critiquer férocement, voir http://pagesperso-orange.fr/daruc/divers/razi.htm Il est vrai que Razi était intouchable car il soignait le Calife. Mais aussi, il y avait, à Bassorah notamment des libres penseurs qui ont pu pour un temps s’en donner impunément à coeur joie. Ibn Warraq les cite longuement dans Pourquoi je ne suis pas musulman, bien plus longuement encore dans un ouvrage inédit en français (la traduction existe, on cherche éditeur).
A propos de l’épilepsie du Prophète, entre autres pathologies, elle est confortée par des études sérieuses. Ali Sina en a tiré la matière d’un livre très documenté. Un résumé : http://bouquinsblog.blog4ever.com/psychologie-de-mahomet-et-des-musulmans-ali-sina
Merci de ces précisions. Oui, certains musulmans ont eu une liberté d’expression jusqu’à la « fermeture » du Xe siècle. Ils étaient peu nombreux. Depuis, tout musulman dissident est menacé de mort (cf. Rushdie)
Sauf que, attention, ils n’étaient plus musulmans pour la plupart ! Est-on encore musulman quand on adresse à Dieu le poème suivant d’Ibn Al Rawandi : « Tu donnes à l’homme les moyens de vivre comme le ferait un vieux pingre. Un homme eût-il fait un tel partage, nous lui aurions dit : tu nous as escroqués… » ?
ça, c’est une caricature !
M.B.
Merci de ces précisions. Oui, certains musulmans ont eu une liberté d’expression jusqu’à la « fermeture » du Xe siècle. Ils étaient peu nombreux. Depuis, tout musulman dissident est menacé de mort (cf. Rushdie)
Merci Michel. Excellent !
On te sent dan ton élément !
J’espère que tu vas bien et que tu as échappé à ce satané virus.
Amicalement
Jean de Montpellier