GRAND ÂGE, NOUS VOICI …

« Grand âge, nous voici. Rendez-vous pris, et de longtemps, avec cette heure de grand sens. Le soir descend, et nous ramène avec nos prises de haute mer. Il est temps de brûler nos vieilles coques chargées d’algues ». (1)

Sans y penser, sans y prendre garde, inconscients devant le tic-tac de l’horloge, nous vieillissons de vingt-quatre heures par jour. Puis soudain, brusquement, le monde se rétrécit pour nous « du lit à la fenêtre / puis du lit au fauteuil / et puis du lit au lit » (2). Nous sommes devenus des vieux. Le prochain événement marquant de notre vie sera notre mort.

Nous voici plus proches de Don Diègue que de Rodrigue, des vieillards atrabilaires de Molière que de ses jeunes premiers. L’esprit est encore vivace mais le corps nous trahit. « Le nombre de nos années, dit un psaume, quatre-vingts pour les plus vigoureux. Au-delà ce n’est que peine et misère. Les années s’enfuient et nous nous envolons » (3).

Cet amer constat, Saint-John Perse l’a interrogé : « Grand âge, nous venons de toutes les rives de la terre. Notre race est antique, et le temps en sait long sur ce que nous fûmes. Voici les lieux que nous laissons. Les fruits du sol sont à nos portes, les eaux du ciel dans nos citernes ».

Oui, l’humanité est splendide mais elle est inachevée : « Grand âge, vois nos prises : vaines sont-elles, et nos mains vides. La course est faite et n’est point faite, la chose est dite et n’est point dite. Et nous rentrons chargés de nuit, sachant de naissance et de mort plus que n’enseignent nos songes ».

Et pourtant, ce chantre de la religion la plus païenne qui soit, celle de la nature, laisse entrevoir autre chose : « Grand âge, nous voici. Fraîcheur du soir sur les hauteurs, souffle du large… Et ceci reste à dire : nous vivons d’outre-mort ».

Ainsi, celui qui croit en Dieu et celui qui n’y croit pas se rejoignent dans la vieillesse, ses interrogations et sa possible fenêtre ouvrant sur autre chose. Comment vivre ce temps hors du temps qui s’étire dans le temps ?

Vieillir : se simplifier ?

Je voudrais faire entendre une autre chanson, qui va au-delà de la tristesse, du découragement et de l’amertume. Et… si la vieillesse n’était pas « que peine et misère », si au contraire elle était le Grand âge de la vie ? Si c’était une « heure de grand sens » ?

Quel sens ? Mais le plus évident, le plus simple : nous perdons une partie de nos forces, de nos moyens, de nos capacités. Tout ce dont nous avons été fiers des accomplissements de notre vie, tout cela s’éloigne, s’enfuit, disparaît. Nos mains tremblent, la mémoire fait défaut, on ne trouve plus ses mots. Le soir descend, nos songes ne sont plus que des songes.

« Grand âge, nous voici – et nos pas d’hommes vers l’issue ». Quelle issue ? Rien qu’un trou noir, un néant impensable mais qui terrorise ? Ceux-là vivront mal leur vieillesse et s’accrocheront désespérément à cette vie misérable qu’est devenue la leur – et qui malgré tous leurs efforts les abandonne. « Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? »

D’autres savent ou comprennent intuitivement, souvent sans pouvoir se l’expliquer, parfois en se refusant de l’admettre, qu’il y a quelque chose après la mort. Pour certains ce quelque chose est perçu comme quelqu’un. Dans l’un et l’autre cas, la vieillesse se présente comme un allègement progressif de tout ce qui nous a encombré pendant une longue vie. Combien de camionnettes seront remplies, après notre mort, par tous les papiers, objets, décors, appareils, instruments, auxquels nous avions fini par nous identifier ? Qui étaient devenus plus qu’une vitrine de nous-mêmes : notre identité sociale, familiale, professionnelle ?

Comprise et vécue de cette façon, la vieillesse est un cadeau de grand prix. « Il est temps de brûler nos vieilles coques chargées d’algues ». (1) Au lieu qu’elles s’abîment dans un « naufrage » irrémédiable, en faire un feu de joie. Au fond je n’avais pas besoin de tout ça, je peux m’en passer. Ni mes ambitions ni mes efforts n’ont changé quoi que ce soit à la trajectoire de l’humanité. Les mains vides, il ne me reste plus que l’essentiel à partager : le sourire de la bienveillance et de l’amour.

S’approcher ainsi, petits pas après petits pas, renoncement consenti après renoncement, du moment où il faudra quitter la multitude des illusions, des mensonges et des artefacts, pour pouvoir se fondre dans Celui qui est Un, c’est-à-dire d’une absolue simplicité.

                                                                                 M.B., 6 juillet 2022
(1) Les citations de Saint-John Perse sont tirées de Chroniques, Pléiade 1972.
(2) Jacques Brel, Les vieux.
(3) Psaume 89, 10.

3 réflexions au sujet de « GRAND ÂGE, NOUS VOICI … »

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  2. louis belon

    bonjour,
    merci pour ce texte merveilleux. Oui, la vieillesse apparaît parfois comme un naufrage, quand le pouls ralentit tellement que la moindre activité demande un grand effort, quand nous avons du mal à trouver les mots pour écrire, quand nous sommes découragés devant les piles d’archive que nous voudrions trier. Mais ces temps ne sont que passagers et la vie apparemment devenue plus difficile apparaît aussi plus apaisée et riche de tout ce que nous avons pu, consciemment mais surtout inconsciemment, accumuler. Et lorsqu’avant d’en faire un feu de joie je parcours des piles de feuillets je m’émerveille de voir combien sont rares les pépites dont reste trace en ma mémoire, mais aussi combien précieuses elles m’ont été. La futilité ou les banalités devenues évidences du reste rend plus ferme le geste approchant la flamme du papier. Fini le temps d’assumer de trop lourdes activités, mais combien peut être précieuse pour ceux qui nous succèdent l’expérience accumulée si nous savons écouter leurs besoins et dépasser avec humour le respect (réel ou simplement poli) que spontanément ils manifestent face au grand âge. Reste l’approche de plus en plus imminente de l’issue, la prise de conscience que disparaitront avec moi tous les souvenirs des instants, des rencontres, des paysages que j’ai connus et aimés. Si j’arrive à l’admettre, si j’attends avec plus de curiosité que d’angoisse ce qui me sera (ou pas …) dévoilé, je peux encore profiter de longs moments de paix et de sérénité; remercier la vie de tout ce qu’elle m’a donné, me donne encore en me laissant suffisamment de moyens pour les apprécier. Mais, je le reconnais, ce n’est pas toujours simple et facile. Rendez-vous dans celui qui est UN pour poursuivre notre dialogue. Et si cet espoir n’est qu’un rêve, qu’importe, cela n’effacera pas qu’il ait été tenu.
    Louis

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  3. MAREC Claude

    Cher monsieur, merci pour votre beau texte, contenant des citations de qualité.
    Vous suivre dans la perspective que vous évoquez rend heureux. N’est-ce pas à ce seul signe que l’on sait être dans la bonne voie ?!…

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