C’était un pays tout entier comme un immense jardin. Couvert de fleurs tellement belles et tellement exubérantes, que tous ceux qui passaient par là se demandaient comment cela était possible. Il devait y avoir un secret : une telle abondance de fleurs gorgées de vie, cela ne se voyait pas tous les jours. Et les passants se demandaient quel pouvait bien être le secret de ce jardin.
Le secret était tout simple : c’était un bonhomme de jardinier qui trottinait inlassablement dans les allées, avec un sourire rayonnant de bonté. Dès qu’on le voyait, on comprenait qu’il avait pour ses fleurs un immense amour. Il leur parlait, et sous sa parole les fleurs se penchaient, s’étiraient, s’épanouissaient et se mettaient comme lui à sourire. Certains prétendent même que les fleurs, parfois, parlaient au jardinier. Mais je n’ai jamais entendu ce qu’ils se disaient. Ça devait être unique, le dialogue entre le jardinier et ses fleurs.
Mais il y avait autre chose : ce jardinier un peu spécial était capable de faire tomber la pluie quand il fallait, ni trop ni trop peu, et de faire donner le soleil quand il fallait, ni trop ni trop peu, et d’épandre le bon engrais quand il fallait, ni trop ni trop peu. On ne savait pas comment il s’y prenait, mais on voyait bien que les fleurs grandes, fortes et grosses, avaient toujours de quoi satisfaire leur immense appétit. Et que les toutes petites minuscules n’avaient jamais d’indigestion.
Aucune fleur ne faisait d’ombre à sa voisine, toutes partageaient l’eau et la nourriture selon leurs besoins. Elles recevaient tout de la main du jardinier, et surtout elles aimaient la caresse de son regard et de sa parole. Oui, ce jardin merveilleux était un royaume de paix, d’harmonie, de joie partagée, d’amour échangé.
Et puis, on ne sait pas trop comment, un jour tout vint à se gâter. Cela commença par un gros tournesol : d’habitude, quand arrivait le jardinier il tournait vers lui sa belle tête jaune, le saluait et ne le quittait plus du regard. Mais un jour il se dit : « J’en ai assez. Je veux avoir plus de soleil que les autres, d’ailleurs je suis le plus gros et le plus fort ». Alors, au lieu de se tourner vers le jardinier il tourna sa tête vers le soleil et ne le quitta plus. Voyant cela, une autre fleur se mit à demander plus d’air. Elle étendit bien fort ses feuilles et fit de l’ombre à sa voisine. Celle-ci rentra la tête, gonfla ses racines et commença à pomper toute l’eau des environs pour elle toute seule.
Vous savez que ces façons de faire sont terriblement contagieuses. Une épidémie d’égoïsme, de haine et de violence se répandit dans le jardin comme un courant d’air. On vit des myosotis bouffies au teint jaune accumuler de quoi nourrir un magnolia tout entier, tandis qu’à deux pas de là des forsythias au ventre ballonné et aux os saillants sous leur peau grise mouraient doucement de faim. On vit des crocus s’organiser pour détourner l’eau par temps de sécheresse, pendant que les tulipes aiguisaient leurs pétales pour faire la guerre aux dahlias qui avaient violé leur espace souterrain.
Dans tout ce chambardement le jardinier faisait peine à voir : le pauvre en avait même perdu son sourire. Il allait de l’une à l’autre, de parterre en pelouse, et parlait à ses fleurs avec toute la tendresse qui était en lui : « Mes enfants, je vous ai mises dans ce jardin avec tant d’amour ! C’était comme une fête, une noce perpétuelle ! Souvenez-vous comme il était doux de nous parler sans crainte, et comme vous aimiez tout recevoir de moi. Revenez, mes enfants, revenez ! »
Mais personne ne l’écoutait plus. Il semblait que sa parole fut devenue comme morte. Occupées à se déchirer les unes les autres les fleurs ne l’entendaient plus, ne comprenaient plus ce qu’il disait, ne vibraient plus à l’amour transmis par ses mots tout simples. D’ailleurs, quand il passait, presque plus personne ne le regardait. C’était comme si les fleurs étaient devenues aveugles !
Alors qu’il insistait, un liseron qui était occupé à étrangler une renoncule lui lança : « Laisse-nous tranquilles ! Tu ne comprends pas que nous en avons assez de toi ? Nous sommes autonomes, chacune de nous veut être la seule à diriger ce jardin, c’est pour ça qu’on se bat. Et que le plus fort gagne ! Il n’y a que la victoire qui compte. Excuse-moi, je suis occupée ».
Alors le jardinier comprit : s’il ne faisait pas quelque chose c’était la fin de son jardin, la fin de ce royaume de paix et d’amour – et peut-être la fin de son sourire.
Il se dirigea vers la serre du fond. C’était là qu’il préparait ses plantations, ses plus belles œuvres. Il marmonnait : « Ils ne veulent plus ni me voir ni m’entendre. Il faudrait que je devienne moi-même une fleur, que je sois comme elles pour aller parmi elles. Il faudrait… » et il ferma derrière lui la porte.
Ce furent des jours de grand silence dans le jardin, des jours longs comme des siècles. Et quand il sortit il tenait entre ses mains une fleur qui ressemblait aux autres, et qui pourtant avait l’air unique en son genre. « Celle-ci est ma fille bien-aimée, écoutez-là ! » (1) cria-t-il aux quatre coins du jardin. Puis il alla la planter dans un parterre. Et il se retira, tout doucement.
« Tiens donc, en voilà des histoires », dirent les autres. « Alors, il paraît que ton nom c’est ‘’Bien-Aimée’’ ? C’est vrai ? Eh, la Bien-Aimée du jardinier ! viens donc conduite la bagarre, tu dois savoir y faire ! »
Mais Bien-Aimée se mit à leur tenir un langage nouveau. Elle disait :
« Le bonheur est à celles qui tendent la main, le bonheur est aux pacifiques. Le bonheur est en toi, si tu apprends à aimer et à pardonner. Mes sœurs, cessez de vous déchirer ! Écoutez-vous les unes les autres, réconciliez-vous. Il y a tant de joie à vivre paisiblement entre nous, tant de joie possible dans ce jardin ! »
Bien-Aimée regarda : autour d’elle, la musique de ses paroles faisait baisser les bras à quelques acharnés. On vit même un chèvrefeuille, connu pour son avarice, verser une larme – qu’il mit quand même de côté, ça peut toujours servir.
Puis elle leva la tête, et contempla le jardin. Le sol était jonché de pétales sanglantes. Et aussi loin que le regard puisse porter ce n’étaient que coups, vols, violences, méchanceté. Des bataillons de fleurs se regroupaient sous l’étendard de la haine. La guerre était imminente.
Alors la Bien-Aimée du jardinier fit la seule chose qu’elle pouvait encore faire : elle étendit ses deux feuilles, bien large, en forme de croix, comme si elle voulait embrasser tout le jardin dans un grand geste d’amour. Puis, inclinant doucement la tête, elle sembla se vider de sa substance et tomba sur le sol, toute légère, sans faire de bruit.
Décidément les fleurs sont de curieuses gens. Quand elles virent que la Bien-Aimée du jardinier était morte, morte d’amour, et – comme qui dirait – morte pour elles, il y en eût quelques-unes qui se mirent à répéter ses paroles : « Il y a plus de joie à donner qu’à prendre, à aimer qu’à frapper… » et ces paroles se mirent à courir dans le jardin, à circuler parmi les boutons d’or, à couler le long des glycines. Une marguerite alla même jusqu’à dire que si on essayait de se réconcilier entre fleurs, peut-être qu’on verrait à nouveau le jardinier se promener parmi elles, avec son bon sourire qui faisait chaud au cœur.
Il y a longtemps, bien longtemps que je ne suis pas allé faire un tour dans le jardin merveilleux. Plusieurs, qui en reviennent, m’ont dit que c’était encore pire qu’avant. Qu’on massacrait des boutons de fleurs à peine nés, qu’on se faisait la guerre d’une allée à l’autre, que des massifs entiers privaient d’air et de lumière des bouquets trop faibles pour résister. La violence était dans l’air avec le vol des pétales, sur terre avec les plantes rampantes, sous terre avec les racines qui s’emmêlaient.
Mais on chuchote aussi qu’il y a toujours quelques fleurs, et plus nombreuses qu’on croit, qui se souviennent encore de la Bien-Aimée du jardinier, de ses paroles et de son amour. Ces fleurs-là préfèrent le pardon à la haine, le partage à l’avidité, la main tendue au dos tourné. Grâce à elles, la joie n’a pas complètement disparu du jardin.
C’est sans doute grâce à elles que le jardin existe encore. Et que le jardinier, de temps en temps, sans se faire voir, vient y faire un tour…
M.B., 7 Août 2022
Conte écrit il y a longtemps, pour des enfants de sixième. Rien n’a changé.
(1) Évangile selon Marc, chap. 9