SOUFFRANCE … (Élie Wiesel)

 Cinquante ans tout juste après avoir réchappé aux camps de la mort nazis, Élie Wiesel poussait dans ses Mémoires (1) ce cri déchirant : « Depuis Auschwitz le problème de la foi se pose en termes simples : ou bien Dieu est Dieu, donc tout-puissant, donc coupable d’avoir laissé faire les assassins. Ou bien sa puissance est limitée – et alors il n’est pas Dieu.

« Autrement dit : si Dieu est Dieu, sa présence s’impose toujours et partout. Mais s’il refuse de se manifester, il devient immoral, c’est-à-dire allié ou complice du Mal. ‘’Est-ce toi, Seigneur, qui veux notre souffrance ? Dieu bon, aurais-tu changé de côté ? ’’ Piège cruel et hermétiquement clos, impossible d’en sortir indemne. »

Si Élie Wiesel vivait aujourd’hui, s’il vivait ce que nous vivons, il aurait remplacé « depuis Auschwitz » par « après l’Ukraine, Boutcha, Borodyanka, après tant d’exécutions, de tortures, de viols. » Car renaît sous nos yeux ce qui lui paraissait impensable, impossible, interdit par le tragique de l’Histoire elle-même : la répétition, à nos frontières, de l’anéantissement voulu, organisé, physique et moral d’un peuple, de sa culture, de son identité, de sa foi en lui-même. Tel est bien le projet de ‘’l’opération spéciale’’ de Moscou (2), à peine masquée sous ses mensonges.

Contrairement à ce qu’on pensait au siècle des Lumières, l’Histoire ne progresse pas, elle se répète encore et encore. Nos moyens techniques ? Depuis Auschwitz ils ont fait des progrès spectaculaires. Mais c’est pour être détournés et mis par certains au service du Mal en action.

Alors comment, sachant ce que nous savons, comment croire en l’amour de Dieu, comment croire à un Dieu réputé bon et ami des Hommes ? « Piège cruel et hermétiquement clos. »

C’est à tâtons qu’Élie Wiesel cherche une issue à ce piège : « La souffrance et la mort des enfants innocents ne peuvent que susciter la colère et la révolte des hommes. Je me suis élevé contre la justice de Dieu, j’ai protesté contre Son silence, je me suis révolté de Son absence. Mais ma colère s’élevait à l’intérieur de la foi, non du dehors. C’est la tradition juive, celle des prophètes [et du Livre de Job]. Elle permet d’intenter un procès à Dieu, à condition que ce soit au nom de la foi en Dieu. Cela fait mal ? Tant pis. Parfois il faut accepter la douleur de la foi pour ne pas perdre foi en Dieu. »

Accepter la douleur de la foi. Et certes il est plus facile, moins onéreux, de se dire qu’il n’y a rien au-dessus de nous qui puisse s’opposer à l’accomplissement du Mal. Rien d’autre que la fatalité, le hasard, ou un libre-arbitre dévoyé. On souffre moins quand on ne croit en rien d’autre que dans l’action humaine, ses ambitions, son avidité, sa cruauté. Alors c’est le plus fort qui l’emporte et rend souffrance pour souffrance, œil pour œil. Mais quand la souffrance des faibles (vieillards, mères, enfants) est causée délibérément, sciemment, méthodiquement par des forts arrogants et qui en jouissent, où est ‘’Dieu’’ ?

« Auschwitz n’est concevable ni avec Dieu ni sans Dieu. Peut-être comprendrai-je un jour le rôle de l’homme dans le mystère que représente Auschwitz. Mais celui de Dieu, je ne le comprendrai jamais. »

A moins que… ?

« Et si Dieu, poursuit Élie Wiesel, si Dieu, justement, attendait des hommes qu’ils Lui disent leur peine et leur déception ? Ainsi priait mon rabbi : « Abinu, notre père, je continuerai à t’appeler père jusqu’à ce que tu le deviennes.»

C’est sur la pointe des pieds qu’il faut oser s’introduire dans la chambre des morts pour suggérer cette réponse – la seule qui me vienne à la fin d’une vie qui a connu son lot de souffrances : comme tous les pères, ‘’Dieu’’ est un pédagogue. Il nous éduque, il nous fait grandir. Dans un projet pédagogique, la peine et la souffrance ne sont jamais voulus pour eux-mêmes. Peut-on les éviter ? Quiconque a eu des enfants sait que non. C’est le psaume 72 : « Moi, stupide, comme une bête, je ne savais pas, mais j’étais avec toi. »

Comme une bête : peut-être certaines souffrances indicibles, inacceptables, révoltantes, sont-elles là pour que l’humanité – par le sursaut d’humanité de ceux qui souffrent – reste humaine ?

                                                                                           M.B.,5 mars 2023
(1) Tous les fleuves vont à la mer, Tome I, Seuil, 1994.
(2) On se souvient des Einsatzgruppen, ‘’commandos spéciaux’’ d’extermination qui opéraient à l’arrière des lignes nazies – notamment en Ukraine.

17 réflexions au sujet de « SOUFFRANCE … (Élie Wiesel) »

  1. Denis KETELS

    Bonjour Michel,
    et bonjour à toutes et tous. Sur le thème du scandale de la souffrance et de la réponse qu’en croyant•e on peut apporter je conseille le livre de la théologienne allemande Dorothee Sölle intitulé Leiden- Souffrance et malheur . Elle aborde le thème en partant de l’exégèse de l’épisode du sacrifice que manque d’opérer Abraham sur son propre fils à la demande de Dieu. Elle s’interroge et nous avec sur ce Dieu qui demanderait à un père de sacrifier son fils et surtout elle dénonce cette forme piétiste de valorisation de la souffrance et de sa valeur rédemptrice.
    Pour ma part, je pense qu’un croyant s’égare s’il croit en un Dieu tolérant la souffrance humaine et que l’idée du Dieu Tout-puissant est à questionner et à mettre en procès à l’instar d’Élie Wiesel après Auschwitz. De l’intérieur de la foi mais aussi de l’extérieur (comme je m’emploie à le faire) dans le dialogue entre non-croyant agnostique ou athée et croyant.
    Merci Michel de nourrir nos réflexions sur ce thème oh combien actuel !
    Amicalement.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Il faut lire et méditer TOUTE la Bible, notamment les lamentations des prophètes qui font dire à  »Dieu » : « Mes entrailles ! Mes entrailles de souffrance ! ». Le mot ‘entrailles’ appliqué à  »Dieu » qui souffre avec nous est repris dans les évangiles (splanchna) qui montrent Jésus, « frémissant dans ses entrailles » devant la souffrance d’autrui.
      Auschwitz est une expérience extrême, au-delà de la limite de la compréhension humaine
      amitié
      M.B.

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    2. Olivier

      La souffrance inutile ? Ne pas confondre avec « la douleur stérile qui n’est que désarroi » (« Christ en Vous » Ed. Astra).
      … « C’est lui qui, dans les jours de sa chair, ayant présenté avec de grands cris et avec larmes des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de sa piété, a appris, bien qu’il fût Fils, l’obéissance par les choses qu’il a souffertes, et qui, après avoir été élevé à la perfection, est devenu pour tous ceux qui lui obéissent l’auteur d’un salut éternel,… » (Hébreux 5, 7-9).
      Mais malgré ces lignes, la souffrance et son « sens » reste pour moi reste un mystère, si ce n’est que nous (les hommes), en sommes généralement responsables.
      Mais la souffrance, conséquence d’un sacrifice ne peut-elle faire naître de la Joie ? « regardés comme affligés, et pourtant toujours dans la joie » (2 Corinthiens 6,10).

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  2. Ping : PRIER… ? bien sûr ! ( I ) | Une vie à la recherche de la liberté intérieure, morale et politique

  3. Paul K.

    L’existence de Dieu, c’est comme l’existence de la pensée : quand nous parlons de la pensée des philosophes grecs, il y a bien longtemps qu’ils ne sont plus de ce monde, et pourtant ils sont toujours là, justement par leur pensée…

    Se poser la question de savoir si Dieu et le Diable sont présents ou inexistants, est une approche purement humaine, et particulièrement dans notre époque très anthropomorphique où tout est ramené à l’homme.

    Si par contre nous retrouvions l’approche de nos anciens ou des peuples autochtones actuels, nous comprendrions mieux que les forces divines bonnes ou mauvaises sont présentes dans tout l’univers, les étoiles, les montagnes, les arbres, les animaux, et bien sûr dans nos proches vivants ou morts.

    Hier sur Arte, un guide népalais de haute montagne, renommé, nous disait qu’il priait toujours la montagne qu’il allait escalader avant d’entamer son ascension : il la respectait et attendait d’elle un retour d’attention.

    J’ai 75 ans, et ma génération a été élevée en France dans le culte de Jésus, Marie, des Saints et dans la crainte du Diable, tous étant représentés par des statuts dans nos églises, des tableaux et des dessins dans nos catéchismes.

    Assez déresponsabilisant, puisqu’en plus, dans l’église catholique, la confession permettait d’effacer toutes nos actions malsaines et de repartir à zéro comme si rien n’était…

    Alors qu’en fait, nous sentons bien que par nos actions positives et négatives nous faisons progresser ou régresser l’humanité, même si ce n’est que dans notre toute petite part dans l’espace et le temps.

    Ce qu’a vécu hélas Élie Wiesel, comme tant d’autres, c’est bien par la volonté de quelques hommes qui ont cru se faire du bien (défense de la race arienne…) en faisant le pire du Mal…

    Ne nions donc pas l’existence de forces divines ou malines, car « il se peut aussi que, suivant une loi à laquelle rien dans le Passé n’a encore échappé, le Mal, croissant en même temps que le Bien atteigne à la fin son paroxysme, lui aussi sous une forme spécifiquement nouvelle. – Pas de sommets sans abîmes. » (Pierre Teilhard de Chardin – LE PHÉNOMÈNE HUMAIN – LA SURVIE p. 289/290)

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  4. max dessus

    bonjour,

    Les hommes ont inventé Dieu pour se rassurer et se consoler de la mort.
    La vie leur prouve chaque jour que Dieu n’est pas souvent là et que les hommes n’en font qu’à leur tête.
    Alors ils se demandent pourquoi Dieu ne réagit pas.
    Inutile de se poser des questions. La réponse est dans la question.
    S’il ne réagit pas c’est qu’il n’existe pas.
    Du coup tout s’éclaire. Il ne faut rien attendre de Dieu et se débrouiller entre les hommes.

    bien à vous
    max

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  5. Nadab

    Adam et Ève n’ont-ils pas mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ? Ils ne le devaient pas mais l’ont fait car ils avaient été créés libres. La cause du mal est donc bien du côté du désir et de la volonté de puissance dont la liberté permet l’expression. Mais s’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait pas eu d’hommes, seulement des anges, ces créatures follement ennuyeuses.
    De temps en temps, Dieu fait un miracle par-ci par-là mais c’est à peine si les hommes s’en rendent compte.
    Enfin, plus sérieusement, Dieu s’engage pour la suite. Le psaume 73 contient aussi la promesse de la vie éternelle auprès de Lui, « finalement, tu me recueilleras avec honneur » y peut-on lire.
    Mais Dieu n’oblige pas non plus à avoir foi en lui et en ses promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, n’est-ce pas ?

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  6. JEAN-FRANCOIS LECOCQ

    Bonjour Michel,
    Merci de vos publications qui amène chacun à réfléchir, échanger et se questionner sur le sens de notre vie.
    Sur le sujet de la guerre en Ukraine ( malheureusement pas le seul point de la planète où règne la guerre et la misère), je n’ai pas la même perception du conflit avec le méchant Poutine face aux gentils autres, mais nos médias dans leur quasi totalité n’informent pas objectivement.
    Sur la grande question de Dieu, du Bien et du Mal , sur toutes mes lectures depuis plus de 40 ans sur le sujet, la seule réponse satisfaisante et qui m’a beaucoup aidé, je l’ai trouvé dans la lecture de AÏVANHOV,  » l’arbre de la connaissance du bien et du mal » , Collection iZVOR, Editions Prosveta.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Que je sache ce n’est pas Kiev qui a envahi la Russie et causé des exactions & désastres parfaitement documentés.
      Merci pour cette référence, que j’ignorais
      amicalement, M.B..

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  7. Olivier

    Dieu est cet enfant, pendu à cette potence…
    Elie Wiesel raconte ainsi la scène d’un enfant pendu dans la cour d’Auschwitz-Birkenau par les SS. Contrairement aux deux autres personnes pendues ce jour-là avec lui, l’enfant ne meurt pas tout de suite : « Plus d’une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints. Derrière moi, j’entendis le même homme demander: – Où donc est Dieu? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : – Où il est? Le voici – il est pendu ici, à cette potence … Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. »

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  8. Jean Roche

    Bonsoir,
    Intéressantes réflexions, mais je m’avoue un peu effaré de cette difficulté à envisager un Dieu qui ne serait ni tout-puissant, ni tout-impuissant (inexistant). S’il se manifeste, c’est qu’il existe, qu’il n’est pas tout-impuissant. S’il demande des choses, c’est qu’il n’est pas tout-puissant. C’est en somme de la logique. Je sais bien que la logique n’est pas non plus toute-puissante, mais je ne crois pas qu’elle soit toute-impuissante.
    Bonne soirée,

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    1. Gris

      C’est assez étonnant de constater cette recherche de Dieu comme un être extérieur. Ca me fait penser au Pr Tournesol avec son cornet pour mieux entendre à l’extérieur alors que la créativité vient de l’intérieur.
      Et comme la forme du cornet qui est entonnoir, peut-être que tous les événements extérieur s’engouffre pêle-mêle dans une tête déjà trop remplie des mémoires ne laissant place au silence qui semble la projection de ceux qui attendent de Dieu à faire du bruit.
      C’est assez étonnant que des chrétiens, qui ont reçu catéchèse, ne s’interrogent as plus sur la Trinité. n’y a-t-il pas place au dieu de la Nature et de la Vie cosmique dont tout est informations : le grand tout, grand esprit dirait les amérindiens ; un Saint Esprit quelque peu maternel. De la place aussi à cet être intérieur qui nous transcende et perçu par tous les peuples de manière inconsciente et parfois lucidement pour certains ; âmes réceptives à un créateur Père. De la logique aussi quand celui qui clame être le Chemin , la Vérité et la Vie, nous prend dans ses bras élargis par la croix et nous dis que d’un corps sensible l’âme en construction peut atteindre le Père jusqu’à sa perfection. 3 stades, 3 fonctions, 3 structures, un seul mouvement de Vie-croissance.
      L’horreur de la souffrance que l’homme s’inflige est le gage de sa liberté. Si être responsable signifie qu’il doit en répondre, admettons que sa conscience ne se limite pas au moi mais elle est collective (tant verticalement par des générations de conditionnement culturel, qu’horizontalement si on lève l’indifférence qui fait barrière de protection à tant de malfaisance de l’homme par l’homme).
      L’effet papillon s’étend aux pensées.

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      1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

        pour la 1re partie de votre commentaire, je vous renvoie à l’article précédent, « Croire ».
        la souffrance infligée par l’homme n’est pas « le gage de sa liberté », mais l’horrible dévoiement de cette liberté.
        merci, M.B.

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