JÉSUS ET LA SEXUALITÉ : DIEU NOUS PRÉSERVATISE DU PAPE !

          Impavide et sucré, l’Homme en Blanc (Benoît XVI) scandalise à nouveau par ses déclarations sur la sexualité, et je m’étonne qu’on s’étonne. Car enfin, cela fait vingt siècles !

          L’Église et la sexualité, l’Église et notre vie la plus intime, la plus quotidienne : le divorce a eu lieu dès l’origine, puisque Paul de Tarse écrit ses lettres entre l’an 50 et l’an 57, avant même que les évangiles ne soient composés. Relations sexuelles hors mariage, adultère, homosexualité, le corps et le plaisir : nous savons ce que Paul en disait. Mais… peut-on savoir ce que Jésus en pensait, Jésus que Paul n’a jamais connu, dont il avait seulement entendu parler ?

I. Homosexualité

          Elle était pratiquée par les juifs, comme en témoignent des textes trouvés à Qumrân et datant environ du II° siècle avant J.C. (1). Si la Bible la condamne fermement, c’est parce qu’elle était liée à la prostitution sacrée des peuples entourant Israël : l’adopter, c’était une forme d’apostasie qui rendait impur.
          Quand Paul écrit (Rm 1,27) : « Les hommes ont abandonné les rapports naturels avec la femme, commettant l’infamie d’homme à homme », il s’adressait aux habitants de Rome et faisait appel à une notion philosophique grecque de nature qui était étrangère au judaïsme. Il est donc normal que Jésus, juif s’adressant à des juifs dans un milieu relativement protégé, ne parle pas de l’homosexualité : ce n’était ni son problème, ni celui de son auditoire.

II. Jésus et la sexualité

          On trouve dans le livre de la Genèse deux récits de la création.
          Le plus récent, de tradition sacerdotale, dit que Dieu donna aux hommes l’ordre d’être féconds, et de se multiplier pour remplir la terre.
          Mais le plus ancien dit que la femme est la chair de la chair de l’homme, et c’est à lui que Jésus se réfère quand il parle de la sexualité humaine. Autrement dit, entre deux traditions il a fait un choix : pour lui, l’acte sexuel c’est « que l’homme s’attache à sa femme et que les deux ne fassent plus qu’une seule chair » (Mt 19,5).

          Il est étonnant que ce solitaire, chaste par choix personnel, ait si bien compris que l’amour physique, quand il est réussi, est une véritable fusion où l’on se perd l’un dans l’autre, jusqu’à ne plus savoir qui est l’un, qui est l’autre. C’est ce que nous appelons l’orgasme, et c’est une expérience divine.
          Pour Jésus, le but de l’amour ce n’est pas d’abord de faire des enfants : c’est d’abord de fusionner l’un dans l’autre.
          C’est d’abord le plaisir.

          L’Église n’a pas suivi le choix de Jésus, elle a faite sienne la tradition sacerdotale de la Bible. Pour elle, l’amour n’est légitime que s’il est suivi de procréation. Le but de l’amour ce n’est pas le plaisir, la fusion amoureuse : c’est la grossesse. Le préservatif, qui permet le plaisir partagé tout en évitant l’enfant, c’est le mal absolu.

III. Relations hors mariage

          Elles étaient condamnées par le judaïsme, mais depuis l’exemple donné par Abraham lui-même on était indulgent envers l’homme qui se payait une prostituée.      
          Indulgence envers l’homme, oui – mais pas envers la femme, malheureuse qui devait ajouter à son métier dégradant une réprobation sociale unanime.
          Or Jésus (Lc 7,36), invité chez un notable, se laisse approcher par une de ces femmes perdues. Elle lui offre les outils de son travail quotidien : des baisers, son parfum, la caresse de ses cheveux. Non seulement il ne la repousse pas, mais il prend sa défense devant tous, au seul motif qu’elle a montré beaucoup d’amour.

          Cette fois-ci, il ne choisit pas entre deux traditions : il prend à contre-pied le judaïsme, et le notable ne s’y trompe pas, qui le lui reproche : « si cet homme était un prophète… » Mais Jésus est un vrai prophète. Oui, cette femme fait l’amour bien qu’elle ne soit pas mariée. Oui, elle est complice de tous les hommes mariés, ses clients. Jésus ne justifie pas son métier, il justifie la personne : « Parce qu’elle a aimé… »
          Pour Jésus, l’amour ne légitime pas le péché. Mais le « péché d’amour » ne permet pas de condamner celui, ou celle, qui aime.

IV. Adultère

          Violemment proscrit par le judaïsme, il entraînait la mort par lapidation solennelle et publique : les accusateurs, puis la foule, tuaient la femme à coup de pierres. Quant à l’homme, il n’était condamné que par sa conscience.
          Le chapitre 8 du quatrième évangile décrit une femme, prise en flagrant délit d’adultère, amenée sur l’esplanade du temple pour être lapidée comme il se doit. Beaucoup d’exégètes considèrent que cet épisode n’appartient pas à la « tradition johannique » : je ne suis pas de leur avis (2), il porte toutes les marques d’une tradition ancienne et provient d’un témoin oculaire, le disciple que Jésus aimait.
          Ce témoin raconte que Jésus se trouvait là, par hasard semble-t-il, au moment où des hommes de loi pharisiens s’apprêtaient à exécuter la femme. Ils lui demandent ce qu’il en pense, et on connaît sa réponse : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre ». Alors, tous s’en vont, et Jésus dit à la femme : « Moi non plus, je ne te condamne pas, va ».
          Cette fois-ci, il s’oppose carrément à son judaïsme natal, et la foule ne s’y trompe pas puisqu’elle cherche à le lapider : ne vient-il pas de se rendre complice d’une adultère ?  
          Sous leur menace, il est obligé de s’enfuir.

          Jésus ne pouvait prévoir ni le préservatif, ni le Sida. Il ne pouvait imaginer l’océan de nos problèmes actuels, mais il nous a laissé un gouvernail : son attitude face aux hommes, aux femmes, ses jugements sur leur sexualité.
          
          Hélas, ce n’est pas lui qui est au gouvernail.

                                   M.B., 22 mars 2009

(1) Rouleau du Temple, 58,17 et surtout Règlement de la Guerre 6,3 : « Avant de partir au combat, aucun jeune garçon et aucune femme n’entrera dans le camp »
(2) Voir L’évangile du treizième apôtre, Aux sources de l’évangile selon saint Jean, Harmattan, 2013 (cliquez)

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ (J.P. Meier 0)

          La parution française du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier est un événement : 740 pages, dont presque la moitié de notes techniques.
          Comme dans les tomes précédents, Meier fait le point sur les avancées de la « quête du Jésus historique », avec une ampleur de vue, une érudition, une précision et une honnêteté remarquables. L’étude de ce tome IV sera mon travail de l’été.

          Avant de définir la Loi juive (la Torah) et l’enseignement de Jésus sur le divorce, il rappelle l’obstacle principal de cette quête : quels enseignements pouvons-nous (gens du XXI° siècle) tirer d’un homme du passé, comme Jésus ? Est-il légitime (est-il possible) de poser nos questions, dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui, à un juif galiléen du 1° siècle ?
          Peut-on « tirer du passé des enseignements, des idéaux, des valeurs et des normes pour nous aider à mettre de l’ordre dans notre présent, ou à planifier notre avenir ? » Est-ce que « nous tirons des leçons d’un passé qui a vraiment existé, ou bien d’un passé que nous avons choisi d’imaginer ? » (p. 58).

          Autrement dit : peut-on poser à ce juif du 1° siècle les questions que nous nous posons, aujourd’hui, sur notre sexualité ?

          Il est clair que Jésus ne s’est jamais interrogé sur la nature et la satisfaction du désir sexuel, sur la recherche du plaisir, sur leur valeur morale. « Il n’y a aucune garantie que la quête du Jésus historique… aura quelque chose à dire » en réponse aux questions que nous nous posons, dans les termes et avec la problématique qui sont les nôtres.
          Pourtant ces questions, il faut les poser au Jésus historique : parce qu’il n’est pas pour nous seulement un pédagogue du passé, parmi tant d’autres et comme tant d’autres. Mais un maître de vie, pour le XXI° siècle.
          Il faut donc s’appuyer sur la science exégétique, pour en prolonger les acquis (toujours en mouvement). Les deux pieds solidement ancrés sur ce socle, lever le regard. Ne pas décoller du socle, mais scruter ce que Jésus n’imaginait pas, car ce n’était ni sa culture, ni son environnement, ni sa problématique à lui.
          A cette condition, ce qu’il disait du divorce signifie quelque chose pour notre sexualité d’aujourd’hui.

 I. JÉSUS A-T-IL INTERDIT LE DIVORCE ?

          L’analyse de Meier sur ce point (chap. XXII) est ciselée comme un petit bijou d’exégèse. J’en résume les conclusions :
 
     1- Dans le judaïsme biblique (comme dans toutes les sociétés antiques), le divorce était considéré comme une chose normale, « une solution naturelle et nécessaire » aux problèmes des couples.
     2- L’homme juif pouvait répudier sa femme sous n’importe quel prétexte, pour en épouser une autre.
     3- En revanche, la femme juive ne pouvait pas répudier son mari. Une fois répudiée, elle devait se remarier avec un autre (besoin de protection).
     4- Quand une femme répudiée avait épousé son second mari, elle devenait impure pour le premier mari (et lui seul). Il lui était interdit de se remarier à nouveau avec lui, par exemple si son second mari mourait ou la répudiait à son tour. L’interdiction de remariage avec le premier mari n’obéissait pas à des considérations morales, mais à un critère de pureté rituelle.

          Ensuite, Meier analyse les enseignements de Jésus sur le divorce chez Paul (1° aux Corinthiens, qui cite une parole de Jésus), puis dans la tradition Q (Matthieu et Luc) et enfin chez Marc.

          Il écarte ce qui peut provenir de l’Église primitive ou de contaminations diverses, pour parvenir à la formulation la plus proche possible de ce que Jésus a enseigné :

           Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
           commet un adultère.

          Autrement dit, aucun doute n’est possible : Jésus aurait condamné le divorce.
         
          Quand on sait que la Loi de Moïse acceptait le divorce, cette interdiction totale est troublante. « Jésus a l’audace d’enseigner que ce qu’autorise et organise la Loi est, en fait, le péché d’adultère » – péché puni de mort. Selon lui, « En suivant consciencieusement les règles de la Torah sur le divorce et le remariage, un homme juif commettait un péché grave contre l’un des commandements du Décalogue ».
          Quand il interdit le divorce, « Le juif Jésus est en conflit avec la Loi juive telle qu’on la comprenait et la pratiquait dans le judaïsme majoritaire, avant, pendant et après son temps » (p. 95).
          Jamais l’Église primitive n’aurait créé elle-même une règle, dont tous les témoignages (à commencer par Paul) montrent que ses membres ont eu tant de mal à la suivre, à l’enseigner ou à la faire respecter.
          Elle provient donc bien de Jésus lui-même.

II. POURQUOI ?

Comment expliquer cette prise de position stupéfiante, l’une des deux seules fois (1) où Jésus s’oppose frontalement à un commandement « de Dieu », au risque de passer pour un blasphémateur ?
          Après avoir souligné la proximité de Jésus, sur ce point, avec une partie des Esséniens – et avoir reconnu que ceci ne suffit pas à expliquer cela -, après avoir remarqué que cette interdiction s’accorde avec le choix du célibat fait par Jésus, Meier suggère que l’explication vient peut-être de la croyance en la fin imminente des temps : « inutile de se divorcer ou de se remarier, il n’y en a plus pour longtemps… » Cet argument est formulé explicitement par Paul, mais rien n’indique qu’il ait été la cause de l’interdiction du divorce par Jésus lui-même.

          C’est ici qu’il faut prolonger l’exégèse, sans la trahir ni l’oublier. En ne se demandant pas seulement pourquoi cette condamnation, contraire au judaïsme de Jésus, mais en relisant la justification qu’il en donne lui-même.

          Les Pharisiens lui posent la question du divorce dans le cadre de la halaka, c’est-à-dire de l’interprétation juridique de la Loi : ils invoquent le code légal du Deutéronome (Mc 10,2 et parallèles).
          Or Jésus leur répond dans le cadre de la haggada, c’est-à-dire de l’interprétation spirituelle (ou pourrait dire dévotionnelle) de cette même Loi (2) : il cite la Genèse : « Au commencement Dieu les fit mâle et femelle… et les deux ne feront plus qu’une seule chair ».
          Ce qui justifie pour lui l’indissolubilité du mariage de n’est pas un précepte juridique, mais le fait que l’homme et la femme, quand ils s’unissent, ne font plus qu’une même chair. L’un fusionne avec l’autre, l’autre avec l’un, on ne sait plus qui est qui : c’est une description, sans le mot, du plaisir partagé, c’est-à-dire de l’orgasme.

          Meier remarque ce décalage, Jésus refusant de se laisser enfermer dans un cadre juridique quand il s’agit de relations humaines. « La dualité [homme-femme] se fond [par l’union du mariage] dans l’unité… une seule réalité, un seul être » (p. 104).
          Il ne convient pas à un prêtre catholique d’y voir une allusion claire à cette fusion de deux en un, que produit l’orgasme (dont il n’est pas censé avoir fait l’expérience). Mais pour nous qui vivons en ce monde, il semble clair que Jésus fait du plaisir partagé, du plaisir qui unit deux « chairs » en une seule pendant l’instant divin de l’orgasme, la raison d’être et la loi fondamentale du mariage.
          Ceux qui ont été unis par le partage total et unifiant du plaisir, plus rien ne peut les séparer. On ne peut pas revivre cette expérience, si forte, si marquante, avec un(e) autre, parce qu’on ne peut jamais l’oublier, ni oublier avec qui on l’a une première fois vécue.

          Dans un article précédent (cliquez) , j’avais déjà proposé cette lecture de l’enseignement de Jésus sur la sexualité.
          Encore une fois, il ne faut pas attendre de Jésus une réponse à nos questions, posées dans nos termes du XXI° siècle. L’exégèse scientifique nous fournit seulement une direction, qui permet d’obtenir de lui les réponses dont nous avons besoin pour (bien) vivre.

                                                                 M.B., 13 juillet 2009

JÉSUS ET LES ESSÉNIENS (J.P. Meier III)

          Les travaux de l’exégète américain permettent d’y voir clair sur une question longtemps disputée : Les relations entre Jésus et les esséniens.

I. JÉSUS A-T-IL ÉTÉ ESSÉNIEN ?

          Après la découverte des manuscrits de la mer Morte, certains ont pu le penser. La réponse est maintenant indiscutable : c’est non.
          L’un des arguments des « pour » était la proximité entre Jésus et Jean-Baptiste. Il est possible (bien que non assuré) que le Baptiste ait fait un séjour de formation à Qumrân avant de prendre son autonomie : rien ne permet de dire que Jésus en aurait fait autant. 

          J’ai émis l’hypothèse (cliquez) que, lorsque le quatrième évangile témoigne que Jésus se retire à deux reprises « au désert », c’était pour bénéficier – à deux moments-clé de sa vie – de l’hospitalité bienveillante des « hommes en blanc » qui y vivaient en communautés.
          Ce qui rend cette hypothèse possible, c’est que les esséniens sont le seul groupe de pression juif auquel Jésus semble dans les évangiles ne s’être jamais affronté frontalement – à la différence des Pharisiens de Jérusalem, des Sadducéens (gestionnaires du Temple), des Zélotes (fondamentalistes terroristes) ou des Hérodiens (collaborateurs).

          Dans ses tomes III et IV, Meier étudie en détail les points de contact entre Jésus et les esséniens. Des similitudes apparaissent, comme l’attente d’une fin du monde imminente, le rejet du Temple et de son culte, le célibat (cliquez) , le choix d’une vie pauvre et la critique de la richesse…
          Mais, même dans ces domaines-clé de la pensée et de la vie quotidienne, Jésus n’apparaît pas comme un disciple-perroquet des esséniens : les nuances qu’il apporte à leur enseignement montrent que son horizon était manifestement autre et plus vaste que celui des sectaires de Qumrân.

          Les différences sont nombreuses. La principale porte sur les relations avec le « prochain » : les esséniens prescrivaient l’amour des « frères », c’est-à-dire des membres de leur secte, et la haine de tous les autres, qu’ils considéraient comme des ennemis. Lorsque Jésus enseigne « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis… » (Mt 5,43 et //) il cite clairement les esséniens et s’oppose frontalement à eux.
          D’autres différences étaient mieux perçues par ses auditeurs que par nous, comme par exemple l’usage de l’argent (à ne pas confondre avec la richesse individuelle) : Jésus semble s’être fort bien accommodé du système « capitaliste » en vigueur à son époque. Il a été soutenu financièrement par de riches compatriotes, et n’hésitait pas à partager la table de certains d’entre eux, considérés comme impurs même par les juifs ordinaires, etc.

          Au total les différences – et parfois les oppositions tranchées – entre Jésus et les esséniens sont plus importantes, et plus significatives, que les ressemblances.
          Cette constatation permet d’aller plus loin, et de proposer une hypothèse que Meier n’envisage pas – ou du moins, pas directement.

II. CERTAINS DISCIPLES DE JÉSUS ESSÉNIENS ?

          Il est frappant de noter que la seule organisation créée autour de lui par Jésus semble avoir été calquée sur celle de la communauté de Qumrân : un groupe de douze hommes, dont trois (Pierre, André et Jean) émergent. Certes, les « trois » étaient à Qumrân des prêtres : il n’empêche, ces trois-là semblent avoir été distingués des autres par Jésus lui-même.
          Quand Jésus envoie ses disciples en mission, les consignes qu’il leur donne sont celles qui régissaient les esséniens en voyage – sauf le refus de toute hospitalité autre que celle des membres de la secte.
          Enfin, lors de son dernier repas, la « Cène », il n’a pas suivi le rituel de la pâque juive (là-dessus, tout le monde s’accorde), mais celui du repas solennel des esséniens : Jeremias laissait ouverte cette possibilité, que Meier rejette. Elle me paraît maintenant évidente.

          Pourquoi Jésus, qui critiquait nombre de positions esséniennes, aurait-il adopté quelques-unes de leurs pratiques (organisation communautaire, voyages, repas) ?
          Mon hypothèse est que, si lui avait pris toutes ses distances avec une secte à laquelle il n’a jamais appartenu, ses disciples en revanche (certains d’entre eux) avaient été assez proches de la secte pour qu’il adopte, à leur intention, quelques coutumes esséniennes.
          Cela expliquerait que ces disciples, pris au dépourvu par la tournure désastreuse des événements qui conduisirent rapidement leur maître à la crucifixion, aient fait appel aux esséniens pour résoudre le douloureux problème de l’ensevelissement du cadavre de Jésus. Les « hommes en blanc » dont tous les évangiles signalent la présence dans et autour du tombeau le matin du 9 avril 30 ne sont pas des « anges », mais des esséniens qui avaient revêtu, pour le transfert du cadavre, leur tunique blanche rituelle (attestée par plusieurs témoins indépendants comme Flavius Josèphe).
          Cela donne au tombeau trouvé vide une toute autre signification : Jésus n’est pas « ressuscité », son cadavre a été ré-inhumé par les esséniens, selon leur coutume, dans une de leurs nécropoles (où il se trouve toujours).

          La proximité essénienne des disciples de Jésus se voit confirmée par l’organisation de la toute première communauté de Jérusalem, telle qu’en témoignent les Actes. Mise en commun totale des biens, repas rituel (qui ne deviendra l’eucharistie que dans les années 40), autorité hiérarchique des Douze-plus-trois (attestée par Paul dans les années 50), difficulté à maintenir la prééminence d’un célibat considéré comme idéal mais non-applicable, repli sur soi d’une communauté qui considère les « autres » avec suspicion…

III. Conclusion

Si Jésus n’a jamais été essénien, s’il a pris de larges distances par rapport à la secte, à sa doctrine et à ses pratiques, ce n’était pas le cas de ses disciples – du moins aux tout débuts, et sur certains points d’ordre pratique.

          Alors se pose la question : si le Jésus des quatre évangiles ne mentionne jamais les esséniens, s’il semble ne s’être jamais heurté ouvertement à eux comme aux autres, n’y a-t-il pas là un des indices de la relecture des événements, faite par les évangélistes ?
          En rédigeant les textes qui nous sont parvenus, n’ont-ils pas masqué une ou plusieurs déclarations de Jésus contre les esséniens, se contentant de rapporter des allusions voilées à sa critique de leurs pratiques ?

          La question ne concerne pas seulement quelques exégètes ou intellectuels. Pour qu’ils l’abordent en ces termes, il faudrait qu’ils aient la liberté intérieure de franchir certaines frontières, établies par la tradition et le dogme chrétiens.

                                         M.B., 22 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier II.)

          Travaillant sur l’ouvrage de J.P. Meier (cliquez), j’aborde la question principale : comment distinguer ce que Jésus a dit, de ce qu’on lui a fait dire ?

          Meier tente de dégager ce que Jeremias appelait les ipsissima verba : les paroles mêmes prononcées par Jésus, en allant au plus près possible de leur formulation originale.       
          Tentative dont on a longtemps professé qu’elle était illusoire, que seul un écho plus ou moins éloigné de l’enseignement du Galiléen avait pu nous parvenir (l’ipsissima vox).


I. A la recherche de la parole elle-même

          Ce qui différencie peut-être Meier de ses confrères, c’est son emploi rigoureux, presque obsessionnel, des critères exégétiques admis par tous : code de la route qu’il respecte, sans jamais griller un feu rouge.

          On connaît les principaux de ces critères :

1- Le critère d’embarras met en évidence des matériaux évangéliques, qui n’auraient jamais pu être inventés par l’Église primitive, parce qu’ils contredisent la théologie de cette Église.

2- Le critère de discontinuité repère des paroles de Jésus, qui ne pouvaient en aucun cas provenir des judaïsmes de son temps, ni de l’Église primitive. Il est complété par

3- Le critère de cohérence : Jésus ne peut pas avoir enseigné une chose, et son contraire.

4- Le critère d’attestation multiple met en évidence les traditions (orales ou écrites) les plus anciennes, et la façon dont les rédacteurs les ont modifiées pour composer leurs Évangiles.

          Meier se montre impitoyable dans l’application croisée de ces critères. Le résultat, c’est un sérieux dégraissage des Évangiles, dont j’ai donné un exemple à propos du divorce (cliquez) : de toute l’argumentation attribuée à Jésus par les Évangiles sur cette question délicate, après dégraissage il ne reste plus qu’une seule phrase, dont on puisse conclure que Jésus l’a sans doute prononcée telle quelle.

          Ou bien encore, la fameuse déclaration : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). La grande majorité des exégètes voit dans cette phrase une clé, qui permet de comprendre la position d’ensemble de Jésus sur la Loi juive et son dépassement : « Le mantra magique, qui résout l’énigme de « Jésus et la Loi » : ce n’est pas le cas » (1) .
          En effet, une application stricte des critères, conjuguée à l’analyse linguistique, permet à Meier de conclure que « Hélas ! Cette déclaration de principe [de Jésus], apparemment claire, est probablement, au moins sous sa forme actuelle, une création de Matthieu ou de son Église » (2).

          Ainsi se dissout, comme sucre dans le thé, l’un des points habituellement considéré comme le plus assuré de l’enseignement de Jésus.

II. La parole, et son écho

          On est infiniment redevable à Meier de la rigueur de son travail. Mais pour l’écrivain, qui s’est fixé la tâche d’exposer (pour le public) l’enseignement de Jésus, à la lumière de la recherche la plus exigeante, la façon dont Meier tond à ras le lainage des Évangiles le prive singulièrement de munitions.

          Il doit donc écarter de sa gorge le couperet des critères, sans jamais les oublier.

1) Toute parole prononcée devant un auditoire résonne en lui. Si elle est mise par écrit, bien plus tard, par quelqu’un qui a par ailleurs des visées ou des intentions politiques, morales, théologiques, cela veut-il dire que ce qu’il en a transmis n’a rien à voir avec la parole jaillie des lèvres de son auteur, le jour J à l’heure H ?
          Si l’analyse montre que Jésus n’a pas pu dire, dans ces termes exacts, « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi, mais l’accomplir », cela signifie-t-il qu’on ne saura jamais quelle était sa position de principe concernant la Loi juive ? Et donc, qu’on ne peut savoir en quoi consistait, à ses propres yeux, l’originalité de son apport de juif au judaïsme de ses pères ?

          2) Le critère de cohérence vient alors à l’aide de ce malheureux écrivain, à la recherche de ce que Jésus pensait. D’autres paroles, prononcées dans un contexte différent, viennent-elles confirmer celle-là ? Ou au moins, vont-elles dans le même sens ?

          3) Dans le cas  précis de cette parole-là, le critère de scandale (que Meier place en 5° position) fournit un appui précieux.
          Si Jésus a été arrêté, puis condamné, c’est parce qu’il provoquait des scandales à répétition. Pourquoi ? À cause, précisément, de son enseignement sur la Loi. Cette fois, ce ne sont plus d’autres paroles qui authentifient cette parole, mais des actes, attestés par l’Histoire (Jésus a bien été crucifié).

          Autrement je dois avoir les deux yeux fixés sur les 4000 pages de Meier, mais l’oreille attentive à l’écho des paroles, que son prodigieux travail retire pourtant de la bouche même de Jésus.

          Ce sera forcément une cote mal taillée. On me reprochera de faire jouer ma subjectivité, comme si un biologiste faisait un peu confiance à son intuition, au détriment de son microscope.       
          Car finalement, il n’y a qu’un seul jugement qui m’importe : celui de Jésus, dont je ne voudrais pas qu’il me dise (à ma mort) : « Tu m’as fait dire ce que je n’ai jamais dit ».


          Ce scrupule, depuis 20 siècles il semble n’avoir guère tourmenté les gens d’Église. S’il devait m’empêcher de dormir, bienvenues seraient ces insomnies-là.

                                                M.B., 10 août 2009

(1) Meier IV, p. 50.

(2) -id-, p. 49.

LA QUETE DU JÉSUS HISTORIQUE : aperçus et perspectives.

          Cet article résume quantité d’autres publiés dans ce blog, essentiellement dans les catégories « La question Jésus » et « Le christianisme en crise ».


         A. Coup d’oeil dans le rétroviseur

          Au XVIII° siècle, un célèbre rabbin juif (Jacob Emden, † 1776) affirmait que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ».
          Au même moment, Herman Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, et reconnaissant explicitement que Jésus était juif.

          L’idée était dans l’air : elle allait cheminer, lentement, obscurément.

          I. Dans cette quête d’identité de Jésus, les juifs précédèrent les chrétiens : Moses Mendelssohn († 1786) lit les Évangiles, et se convainc que Jésus n’a jamais voulu créer une religion nouvelle ni abroger la Loi de Moïse.
          Fascinés par la personnalité du Pharisien Hillel († en l’an 10), plusieurs écrivains juifs se mettent à comparer cette grande figure de leur passé avec Jésus.

          Côté chrétien, c’est Ernest Renan qui va faire entrer la Quête du Jésus historique dans l’arène publique, par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait pourtant mal la tradition rabbinique-talmudique. Il a quand même tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu » (Les origines du christianisme, t. VII p. 634, 1882).

          Comment, malgré la notoriété considérable que lui valurent ses œuvres, cette semence plantée par lui n’a-t-elle pas germé ? Puissance de l’establishment chrétien, et force des aspirations religieuses obscures. Plus d’un siècle après Renan, il semble qu’on en soit toujours au même point.

          Pas tout à fait : il fallait que l’image de Jésus traverse les courants des ambitions missionnaires (apologétique), dogmatiques (Jésus programmateur), du rêve (New Age, Jésus idéaliste), des tensions politiques (Jésus terroriste) et sociales (Jésus marxiste).

                   La réaction apologétique était la plus forte, aussi bien du côté juif que du côté chrétien.         
          Si le parallèle entre Jésus et Hillel était admis par les premiers, c’était pour souligner l’antériorité du grand rabbin sur le petit prophète galiléen : le message chrétien s’enracinait donc dans le judaïsme, les chrétiens n’étaient que des juifs dévoyés.

          S’ils admettaient (du bout des lèvres) la judaïté de Jésus, les seconds opposaient la fraîcheur du message évangélique au légalisme stérile juif.

          On campait toujours face-à-face, avec le souvenir (et le spectacle) des pogroms pour les uns, la mémoire du « peuple déicide » pour les autres.

          II. Ce sont encore les juifs qui ont ouvert une brèche dans la forteresse. Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment.
          En 1933, Joseph Klausner écrit en hébreu un Jésus de Nazareth où il s’efforce de donner une notion exacte du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          On ne peut comprendre l’évolution difficile de cette question chez les intellectuels juifs, si l’on ignore les tensions existant entre judaïsme conservateur et judaïsme libéral (qui perdurent tragiquement en Israël). Je les signale seulement en passant.

          III. À partir des années 1960-70, les choses s’emballent. L’historien juif Robert Aron intéresse le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publie Bruder Jesus (Frère Jésus, 1967), le catholique Laurenz Volken écrit un Jesus der Jude (Jésus le juif, 1985). Mais quand un petit moine propose à Rome son sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et Jésus le juif » (Michel Benoît, 1975), les autorités académiques pontificales rejettent son projet.


          IV. Cependant, quelques exégètes catholiques travaillaient. En France, il faut rendre hommage à Marie-Émile Boismard, dominicain, qui publia en rafale, juste avant de mourir à la fin du XX° siècle, quelques ouvrages savants au contenu déstabilisant pour son Église (si savants qu’ils passèrent heureusement inaperçus).
          En Allemagne Gerd Theissen explorait le contexte sociologique de Jésus, et publiait un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (Cerf), l’une des rares œuvres de fiction sur Jésus qui tienne compte de la recherche historique.

          V. C’est aux USA que les choses vont le plus loin depuis 1990. Grâce aux chercheurs américains qui réussirent à « piquer » et à exploiter très tôt des manuscrits de la mer Morte, grâce à l’équipe de James Charlesworth qui les vulgarisa, et malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown (limité par son appartenance à la Commission Biblique Pontificale) placèrent la recherche sur les bons rails.
          Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, dont 4 tomes sont traduits en français (Un certain juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, voir articles de ce blog). On possède là une véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique, qui a ceci d’utile que l’auteur instaure une disputatio universitaire complète et honnête : par lui, on est mis au courant des tendances et des opinions (parfois contradictoires) qui se font jour dans la recherche.

          Ce qui frappe quand on rumine le travail de Meier, c’est que l’aspect apologétique (qui empoisonna si longtemps la Quête) en est absent. Dès le début, il imagine son travail comme une confrontation irénique entre un catholique, un orthodoxe, un juif et un athée : enfin, les querelles de pouvoir étaient dépassées, les vieilles blessures oubliées !
          De fait, les réactions n’ont pas tardé, de la part des catholiques conservateurs américains furieux qu’on leur retire l’eczéma sur lequel ils pouvaient entretenir et gratter inlassablement leurs vieux préjugés et leurs rancœurs. On trouvera dans Jésus et ses héritiers (cliquez) la référence d’une conférence lucide et courageuse qu’il fut contraint de prononcer, en 1994, pour se justifier de leurs attaques.

          VI. La question qui se pose maintenant, et sur laquelle il n’y a pas d’unanimité, est de rattacher Jésus à tel ou tel courant du judaïsme de son temps. A part le courant sadducéen, auquel il est évident qu’il n’a jamais appartenu, on hésite.
          Jésus était-il Essénien ? Il semble maintenant assuré que non (cliquez). Était-il Baptiste ? Oui, certainement. Était-il Pharisien ? Avec d’autres, j’en suis convaincu . L’exemple de Flavius Josèphe montre que les juifs de cette époque passaient facilement d’un courant à l’autre. Il me semble qu’en disant que Jésus a été formé par les Pharisiens de Galilée, qu’il a été perçu comme Pharisien par les foules qui l’écoutaient, mais qu’il a été profondément marqué par le Baptiste Jean dont il fut disciple, je respecte ce que les textes nous disent de lui.
          En suggérant qu’il a sans doute été Nazôréen, je propose une hypothèse qui a ses raisons fortes, mais qu’il est difficile d’affiner à cause de notre ignorance du mouvement Nazôréen à l’époque de Jésus. (J’ai abandonné depuis cette hypothèse : cliquez)

          Il faut avouer que la lecture des exégètes pionniers de la Quête (des milliers de pages) demande beaucoup de patience, de passion, et de café fort.

          VII. Leur vulgarisation est une tâche à laquelle je me suis attaché. Critiqué, souvent méchamment, par des catholiques qui me reprochent d’être agréable à lire, et non pas indigeste comme il convient quand on se prétend scientifique. Pour eux, et pour certains éditeurs français qui refusent mes manuscrits, je ne suis « pas sérieux ».

          Écho de la pédanterie si typiquement parisienne : pour être entendu, ne le soyons que de la petite élite des gens dits « sérieux ».

          Dieu malgré lui (cliquez), écrit entre 1995 et 1999 alors que je ne disposais pas encore des publications récentes de Brown et Meier, m’a fermé la porte d’associations de catholiques qui se veulent progressistes, mais ne progressent que dans leur passé. Je leur souhaite tout le bien du monde, et  surtout de ne pas mettre leur nez dehors : on s’enrhume si facilement, à leur âge !

          Le secret du treizième apôtre (cliquez) a voulu être un de ces romans signalés plus haut, qui tiennent compte de la recherche dans l’écriture d’une fiction. Son succès montre que c’est une bonne voie. Hélas, on n’écrit pas deux fois un roman de ce genre, et je crains de ne pas être capable de lui donner un petit frère – du moins à brève échéance.


          B. Perspectives ?

          On les cherche à tâtons.

          On n’aperçoit pour l’instant aucune route qui s’ouvre.


          D’un côté le conservatisme catholique, qui durera autant que durera une Église qui ne peut survivre qu’en se repliant sur ses vieux démons. De l’autre, le besoin immémorial de religieux fantastique de la part des foules. Et enfin, un XXI° siècle totalement déboussolé, désabusé, renonçant à toute idéologie pour les avoir toutes essayées, et avoir trop épongé de sang sur leurs traces.
         
          La plainte des prophètes d’Israël, d’Élie à Jean-Baptiste, résonne toujours : « Ne vois-tu rien venir ? »

          Et (pour peu qu’elle soit historique), celle de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, nous aurais-tu abandonnés ? »


                           M.B., 22 août 2009

FRÉDÉRIC LENOIR ET LA DIVINITÉ DU CHRIST

          Voilà qu’une controverse pointe dans le Landernau à propos du dernier livre de Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard).

         Pourquoi ? Parce que, selon La Croix du 28-10-10, ce livre « connaît un succès… qui a de quoi inquiéter. » Au point qu’un des derniers théologiens français encore en activité, le jésuite Bernard Sesboüé, éprouve le besoin de publier une Réponse à Frédéric Lenoir (1) .

          La chose est rare : depuis l’Affaire Renan, l’Église catholique sait qu’elle ne gagne rien à créer ou entretenir une polémique sur les questions dogmatiques. Son attitude habituelle est le silence : étouffer la voix des dissidents.

          Mais F. Lenoir est-il un dissident ?

           En 1865, David Srauss publiait Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, établissant une distinction devenue classique : la personne historique de Jésus est autre que le Christ de la foi des chrétiens. Son étude faisait suite à la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), qui venait de connaître un énorme succès de librairie.

          Dès lors, tout le monde savait (ou pouvait savoir) que Jésus n’est pas né Dieu, qu’il l’est devenu par une suite ininterrompue de transformations dont l’historique est parfaitement connu.

                  Après bien d’autres, en 1988 Gérald Messadié vulgarisa ces évidences dans un roman fantaisiste qui eût un succès considérable, L’homme qui devint Dieu. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui (cliquez) , dont le titre parle de lui-même.

          D’une façon ou d’une autre tout a donc été dit, et depuis longtemps. Pourquoi F. Lenoir revient-il encore sur ce sujet ?

 I. Enfoncer des portes ouvertes

           On ne m’enlèvera pas de l’esprit que le directeur du Monde des Religions, personnage médiatique, utilise là un fonds de commerce qui reste fructueux.

          La preuve : on en parle. Qui s’en plaindrait ? De l’avis même du P. Sesboüé, l’ouvrage est « intelligent, bien informé et bienveillant, pour tout dire sérieux ». Alors, pourquoi inquiète-t-il, au point de réveiller les derniers gardiens du dogme ?

           Pour deux raisons : le sérieux de l’auteur, et sa bienveillance à l’égard des croyants, qu’il se garde autant que possible de heurter de front. Attirer l’intérêt, sans pour autant refroidir une clientèle extraordinairement frileuse.

          Sérieux : l’auteur montre comment Jésus est devenu Dieu à la suite d’une série de conciles, eux-mêmes fruits des travaux de quelques Pères de l’Église qui l’emportèrent sur leurs adversaires entre la fin du II° et le V° siècle. Comment la politique impériale influa largement sur ce processus de déification d’un homme.

          Ce faisant, il enfonce une porte largement ouverte depuis un siècle et demie : rien de nouveau donc, pas de quoi s’inquiéter. Les croyants, au cas où ils l’apprendraient (ils le savent !), refuseront toujours d’en tirer les conséquences sur leur foi.

           Mais si F. Lenoir met sa notoriété au service d’un procès tant de fois jugé, sans rien apporter de nouveau, il hasarde deux conclusions qui débordent la dissertation du spécialiste en histoire des religions :

          1) Jésus, dit-il, est un homme qui entretient un rapport particulier avec Dieu, et joue un rôle salvifique comme médiateur entre Dieu et les hommes, sans être lui-même Dieu.

          2) Il est mort et ressuscité, et continue à être présent aux hommes de manière invisible.

           Là, il se situe sur le terrain du théologien Sesboüé, qui réagit vivement : « la thèse de Frédéric Lenoir détruit le christianisme. Elle ne résiste pas à un examen sérieux : dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée… La nouveauté [apportée par les conciles] n’est pas dans la foi, mais dans le langage. C’est un problème d’inculturation dans le milieu grec. »

         Tout ça pour ça… !

 II Le tabou des origines

           Car, comme la plupart de ses prédécesseurs, F. Lenoir se garde bien de franchir le tabou suprême : celui des origines. En vérité, cette question ne ressort pas de sa discipline, il n’est pas exégète mais historien. Il fait partir son enquête du moment où le Nouveau Testament est déjà constitué, et met en lumière les manipulations auxquelles il a été soumis par l’industrie des fabricants de mythes successifs.

           Or, c’est en amont du Nouveau Testament – tel qu’il nous est parvenu – que tout se joue. Dans ces années qui suivent immédiatement la mort de Jésus, au cours desquelles son souvenir va être utilisé par les auteurs de textes devenus sacrés pour le présenter, timidement d’abord, puis de façon affirmée à partir des années 80 à 100, comme un Dieu incarné dans la chair humaine.

          Le P. Sesboüé est dans son rôle quand il affirme que « dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée » : mais les exégètes savent que c’est faux. Que les évangiles contiennent à la fois les premières traditions, selon lesquelles Jésus est un prophète juif exceptionnel, et les dernières, selon lesquelles le Verbe s’est fait chair (cliquez) .

          Que Paul dans ses lettres authentiques ne divinise pas Jésus. Mais que les lettres qui lui sont attribuées – et proviennent en fait des Églises fondées par lui – franchissent après lui ce pas décisif.

           Quelques écrivains en ont eu l’intuition, plus ou moins fulgurante : Marcel Légaut (cliquez) , Jean Onimus, Géza Vermes… Mais ce n’étaient pas des exégètes. Ces derniers, qui travaillent depuis un demi siècle avec acharnement (cliquez) , nous permettent de distinguer dans les évangiles ce que Jésus a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire et fait faire.

           Le résultat, c’est une « destruction du christianisme » bien plus radicale que celle qu’opérerait F. Lenoir.

           Mais c’est aussi une lueur d’espoir considérable : redécouvrir Jésus tel qu’en lui-même (et non tel qu’on l’a maquillé en Dieu), c’est s’approcher d’un homme qui aurait pu transformer notre monde assoiffé de mythes et de croyances, s’il n’avait pas été trahi par ceux qui avaient pour mission de transmettre son souvenir.

          Sans le dénaturer.

           A ce travail, je me suis attelé bravement. Car le temps de la dénonciation des impostures de l’Église, le temps du Comment Jésus est devenu Dieu, ce temps est passé.

          On a assez dénoncé, et F. Lenoir n’apporte rien dans un domaine si souvent et si minutieusement exploré.

          On a assez dénoncé le passé, il faut songer au présent et à l’avenir.

         Assez de Comment on a maquillé Jésus en Dieu. Mais : qui était-il en vérité, qu’a-t-il enseigné par ses paroles et par sa façon de vivre et d’agir ?

           Puisque nous avons en mains toutes les crèmes pour démaquiller le Christ, faisons-le.

          Et découvrons le visage neuf, rafraîchissant, chaleureux, émouvant, étonnamment actuel, du plus grand des prophètes juifs. Qui voulut dépasser à la fois le paganisme, et le judaïsme de son enfance.

           En mars 2011 je publierai quelque chose dans ce sens (2) . Un roman, condition nécessaire pour toucher le public des non-spécialistes. Mais un roman totalement, entièrement imprégné des résultats de la recherche exégétique la plus récente.

           Avec l’espoir que d’autres, plus qualifiés, plus généreux, plus talentueux que moi, enfonceront cette porte-là.

          Au seuil de laquelle s’arrêtent nos divas médiatiques.

                                                        M.B., 6 nov. 2010

(1) Christ, Seigneur et fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, Lethielleux/DDB.

(2) Texte paru depuis cet article : Dans le silence des oliviers, Albin Michel, 2011 (cliquez) . A paraître dans le Livre de Poche en mai 2013.

LA « QUESTION JÉSUS » DEVIENT PUBLIQUE : D. Marguerat, un dossier de « l’Express » (I)

          N’est-il pas surprenant que l’un des trois grands tabloïds de notre pays laïc publie un épais dossier de Noël sur La Chrétienté (1) ?

         J’y vois une double signification. D’abord, l’évidence que la France a été et reste (au moins culturellement) un pays profondément catholique. Ensuite, que ce pays – comme tout l’Occident – court désespérément après son identité. Confronté à la mondialisation et à un choc de civilisations, il se tourne vers ses racines chrétiennes.

          Revenons sur le premier article de ce dossier.

 I. Daniel Marguerat et le juif Jésus

           J’ai déjà exprimé ici (cliquez) mon regret que ce chercheur respecté de la Quête du Jésus Historique utilise son audience pour diffuser une interprétation particulière de la résurrection de Jésus. Il ne revient pas sur le sujet, mais assène quelques vérités surprenantes. Je le cite :

           « Jésus a-t-il voulu fonder une nouvelle religion ? La réponse est très clairement non. Il n’avait pas l’intention de fonder une synagogue séparée… Malgré son fort charisme, il n’a pas voulu créer une nouvelle entité religieuse… C’était un réformateur d’Israël… qui a voulu montrer que la foi de son peuple devait être rénovée, restaurée, vivifiée… Son combat reste confiné à l’interne d’Israël… Il s’incorpore dans la grande diversité du judaïsme [de son temps]. Il n’est pas placé face aux siens : il est parmi les siens… Jésus était juif à cent pour cent. »

           Affirmer fortement, tranquillement et comme si cela allait de soi, que Jésus n’était rien d’autre qu’un juif parmi les siens, un juif 100 % qui n’a jamais songé à fonder une Église quelconque mais seulement à rénover, restaurer, vivifier son judaïsme natal… Ce n’est pas une nouveauté : dès les années 1980, nous étions déjà plusieurs (cliquez) à le dire.

          La nouveauté, c’est que ces vérités élémentaires ne sont plus réservées au petit monde des chercheurs, mais publiées dans une revue destinée au grand public, d’audience nationale.

          Il faut s’en réjouir : lentement, les choses progressent.

           Enfin ouverte cette porte soigneusement cadenassée pendant des siècles, deux questions se posent : en quoi consiste cette rénovation, à laquelle Jésus prétendait ? Et comment ce réformateur juif a-t-il pu donner naissance au christianisme historique ?

 II. Nouveauté de Jésus

          Pour D. Marguerat, la nouveauté apportée par Jésus réside tout entière dans « le sujet de la pureté ».

          Le peuple élu n’existait que par une muraille intérieure, qui traversait chaque juif : « Une conception défensive de la pureté, qui protégeait le croyant de la contamination des autres ». Jésus « déplace le lieu de la pureté : elle se loge dans ce qui sort de l’humain. » Elle n’est plus « ce qui menace l’individu en venant à lui, mais ce qui va de l’individu vers les autres, paroles et gestes. »

          Ce serait pour avoir fait tomber cette barrière qui protégeait le peuple juif, que Jésus a été condamné par les dignitaires du Temple (les sadducéens).

           C’est bien vu, et bien dit. Mais la réalité est plus complexe. Pour s’en rendre compte, il faut retracer l’évolution intérieure de ce jeune juif ordinaire, bouleversé par sa rencontre avec Jean-Baptiste, et qui va découvrir peu à peu, au fil de ses rencontres et aiguillonné par elles, un monde nouveau.

           Je me suis attaché à retracer cet itinéraire dans un livre à paraître prochainement (2).On y verra comment, en substituant une loi du cœur à la Loi de Moïse, Jésus fait effectivement tomber une des murailles du vieil Israël.

                   Mais s’il a été condamné, c’est pour un ensemble de nouveautés, qui finissent par se tenir comme un tout cohérent. Et la principale source de sa condamnation, la plus immédiate, ne concernait pas le « sujet de la pureté » : ce fut l’introduction, pour la première fois dans l’antiquité, de la notion de laïcité. « Dieu est au ciel : sur terre, il ne peut être invoqué pour justifier des lois ou des coutumes inhumaines.»

           Nouveauté inouïe, très vite oubliée par le christianisme et ignorée par le Coran.

 III. De Jésus au christianisme

           Dans la dernière partie de son article, D. Marguerat cherche à montrer que Paul de Tarse a continué l’enseignement de Jésus, en « rendant le christianisme compatible aux non-juifs… Il a reformulé la croyance judéo-chrétienne dans le langage et les catégories de la culture grecque ».

          Il n’aurait donc fait que prolonger la nouveauté apportée par Jésus, en la mondialisant.

           C’est oublier un peu vite que Paul a d’abord été un fondateur et un organisateur d’Églises, et que certaines d’entre elles (Colossiens, Philippiens, Éphésiens) furent responsables de la divinisation de Jésus – seuil que ce pharisien n’avait jamais franchi.

          Qu’il a mis la souffrance au cœur du salut chrétien (théologie de la croix), formulé les sacrements, fait de la soumission aux pouvoirs civils une norme, etc. Toutes choses par lesquelles il tournait délibérément le dos à l’enseignement (paroles et gestes) du rabbi galiléen.

           Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est d’exhumer de la mémoire chrétienne et Occidentale le message original du juif Jésus.

         De le démaquiller, pour retrouver son visage à lui.

           Alors seulement pourra commencer le long travail de recomposition d’une identité perdue – la nôtre.

                    Il fallait ouvrir la porte, et publiquement : merci à Daniel Marguerat, et merci à L’Express, d’avoir poussé quelque peu le loquet.

                                                  M.B. : à suivre 

(1) L’Express du 22 décembre 2010, propos recueillis par Christian Makarian.

 (2) La Nuit des Oliviers (Albin Michel). Un roman, totalement inspiré par la recherche sur le Jésus historique.

LA « QUESTION JÉSUS » DEVIENT PUBLIQUE : Un dossier de « L’Express » (II)

          Alors que dans son projet de Constitution de 2004, l’Europe avait (pour la première fois de son histoire) refusé de mentionner ses racines chrétiennes,

          Alors que son calendrier 2011, récemment publié et diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires, mentionne bien les fêtes religieuses des juifs, musulmans, hindous et sikhs, mais… aucune des fêtes chrétiennes qui rythment pourtant la vie quotidienne des européens,

          Alors que la France doute de son identité et songe à ouvrir une « Maison de l’Histoire », L’Express, revue réputée « de gauche », publie un dossier de 100 pages (1) sur L’Histoire de la Chrétienté.

           L’Europe n’en a pas fini de tuer son père (ou plutôt, sa mère). Mais on n’éradique pas si facilement, de son patrimoine génétique, une hérédité vieille de seize siècles et demi. En se déracinant volontairement, le vieil arbre européen se condamne à sécher sur pied, étouffé par des cultures concurrentes qui n’ont, elles, aucune honte à s’affirmer.

           D’où, peut-être, le dossier de L’Express, dont la construction mérite analyse.

           Sans surprise, on trouve en son centre un vaste panorama historico-culturel : L’Église, puis Les Conciles, dans une section qui rappelle que la politique impériale fut co-fondatrice du christianisme. Les Moines, qui signale leur rôle dans la diffusion en Europe de la nouvelle religion. Une section sur Les Arts : architecture et musique – mais curieusement, rien sur la peinture ! Une sur La Pensée, qui s’intéresse plus aux contestataires (la Réforme, le jansénisme) qu’à l’apport considérable des penseurs médiévaux, Thomas d’Aquin en tête. Un Livre Noir (Inquisition, Savonarole, juifs) qui se termine curieusement sur Le péché du clergé polonais – comme s’il avait été le seul, en Europe, à être antisémite. Enfin un fourre-tout, Le monde chrétien, qui va d’Haïti à la Chine en passant par l’Irak et la Russie.

           Bien. Mais ce qui m’intéresse ici, ce sont les deux sections qui introduisent, et concluent, l’ensemble du dossier.

           Au Commencement…

                   J’ai déjà commenté le premier des quatre articles de cette section (cliquez) .

          Le second (2) vaut qu’on s’y arrête : l’auteur se penche sur l’entourage de Jésus, et d’abord sur Judas. Il signale que « malgré des siècles d’infamie, il est impossible de répondre à quatre questions essentielles. » :

           1- Quelles étaient les motivations de Judas ?

          2- Que signifie « livrer Jésus » ? Pourquoi sa retraite au Mont des Oliviers, et pourquoi Judas y conduit-il les soldats Juifs et Romains ?

          3- Pourquoi Jésus n’a-t-il rien fait pour empêcher sa trahison ? Alors que les quatre Évangiles s’accordent pour dire qu’il savait ce que Judas avait en tête ?

          4- Quel fut le destin ultérieur de Judas ? Est-il, selon Luc, mort d’une rupture des entrailles ? Ou bien, selon Matthieu, s’est-il pendu de remord ?

          Ces deux versions qui se contredisent l’une l’autre « posent une question sans réponse : comment expliquer qu’on ait pu oublier les circonstances de la mort d’un personnage aussi central dans l’histoire de Jésus » ?

           Question sans réponse ? Impossible de savoir ?

          Oui, impossible tant que l’on fait une lecture des textes orientée par le poids de la tradition, et qui ne tient pas compte des avancées récentes de l’exégèse historico-critique.

          Mais si l’on oublie le politiquement correct,

          si on lit les textes sans préjugés,

          si, pour les lire, on utilise les méthodes critiques patiemment mises au point par plus d’un siècle de recherche exégétique,

           alors ces questions – et quelques autres – trouvent, non pas une réponse mathématique (3), mais des hypothèses solides, qui resteront convaincantes tant qu’elles n’auront pas été infirmées par un travail contradictoire aussi sérieux que celui qui a permis de les établir.

           Entre 1995 et 2000, j’ai écrit un essai (cliquez) qui reprenait ces questions qui fâchent, à l’aide des travaux alors disponibles en France.

          Essai vulgarisé par un roman (cliquez) , et affiné en 2008 (cliquez) en fonction des recherches récentes, notamment américaines. En avril prochain, un nouveau roman (4) reprendra tout cela, vu sous un autre angle.

         Les réponses sont là.

          Mais elles bouleversent trop d’idées reçues, fondatrices d’une partie de notre culture, pour pouvoir être prises en compte dans une revue comme L’Express, qui s’adresse à un public traditionnel.

           Pourtant, le seul fait de les poser clairement, sans ambiguïté, en soulignant la contradiction flagrante qui existe entre des « paroles d’évangile », ce seul fait est un progrès.

          Car dire que ces questions sont « sans réponse », c’est admettre que les réponses officielles, connues de tous et véhiculées pendant les siècles passés, n’étaient pas les vraies réponses.

          Qu’on a toujours éludé les vraies réponses.

          Que des vérités restent à découvrir.

           Si ces réponses (encore) cachées avaient été reconnues et intégrées dans la première section du dossier de L’Express, les suivantes (notamment L’Église, La Pensée, Le Livre Noir) auraient pris une tout autre tonalité.

          Elles auraient situé à sa juste place la question centrale, qui traverse toute l’histoire religieuse de l’Occident, qui a profondément marqué sa culture et sa destinée : qui était Jésus ?

          S’il était bien juif à 100 % (cliquez) , alors le christianisme – qui n’a jamais voulu le reconnaître – est une magnifique construction culturelle, certes – mais qui n’a pas grand-chose à voir avec lui.

          Alors, nous devrions être des juifs réformés. Réformés par Jésus, fidèles à ses intuitions profondes, totalement novatrices – même pour aujourd’hui.

          Alors, le viscéral antisémitisme européen ne s’adresserait plus toujours aux mêmes.

          Et notre affrontement avec l’islam, incessant, irrémédiable, pourrait être revu sous un éclairage complètement nouveau.

           Ầ eux seuls, les titres des deux articles qui clôturent le dossier traduisent cette espèce d’impuissance, devant laquelle on se trouve tant qu’on ne s’affranchit pas du politiquement correct :

           1° titre : Le Christianisme encore

          Oui, il y a encore de beaux restes.

          Oui, à les feuilleter ainsi on est pris de vertige devant tant de splendeurs accumulées par les siècles.

          Oui, notre identité est là, dans ces monuments, cette musique, ces peintures, cette littérature, ces références morales et juridiques qui nous font ce que nous sommes, et proviennent de notre passé chrétien.

           Mais demain ? Affaiblie économiquement et politiquement, que va devenir l’Europe sans une force identitaire qui la projette dans l’avenir, aussi sûre d’elle-même qu’elle le fut quand elle était encore nourrie par ses racines ?

          2° titre : Les clercs ont trahi 

          Allons donc, nous le savions !

          A quoi bon le ressasser, s’en lamenter comme si l’avenir de l’Europe reposait toujours sur une cléricature désormais moribonde ?

           Laissons les morts enterrer leurs morts. La redécouverte, la remise en valeur de notre identité n’est plus entre les mains de clercs en voie de disparition : elle est entre les nôtres.

                                                               M.B., Noël 2010

 (1) L’Express du 22 décembre 2010

(2) Jésus et les siens, par Régis Burnet.

(3) Les certitudes historiques existent, mais elles sont d’une nature particulière : voir, dans ce blog, la rubrique L’ Histoire en question (plusieurs articles).

(4) Dans le silence des Oliviers, à paraître chez Albin Michel.

LE « JÉSUS » DE J.C. PETITFILS

          Il paraît en moyenne un livre tous les 6 mois sur Jésus.

         Valeurs Actuelles du 29/9/11 publie des extraits du dernier en date, celui de Jean-Christian Petitfils (1). La présentation de la revue est alléchante : cette « monumentale biographie fait le point des connaissances historiques sur le Christ, à l’opposé des démarches sensationnalistes trop souvent adoptées sur le sujet. » Et de citer, après Renan, « les élucubrations pseudo-historiques de Jacques Duquesne ou de Prieur et Mordillat, obsédés par la volonté de démontrer que l’Église aurait dénaturé la vie et le message du Christ. »

          Le ton est donné.

I. La littérature sur Jésus

           Dans cette immense production littéraire, j’ai cru pouvoir distinguer quatre types d’approche (2) :

          – Les grands noms de la littérature (de Mauriac à Max Gallo) : tout grand écrivain se doitd’avoir écrit  avant de mourir son livre sur Jésus.

          – Les fantaisistes (Kazantzakis, Messadié) qui décrivent le Jésus de leurs rêves – et des nôtres.

          – Les commerciaux, qui exploitent les idées dont raffole le grand public pour les transformer en juteux droits d’auteur  (le Da Vinci Code).

          – Et l’imposante armée des spécialistes, scientifiques de haut niveau qui font preuve d’une masse impressionnante d’érudition.

          Où situer le Jésus de J.C. Petitfils ?

          Quelques exemples, tirés des extraits publiés par Valeurs Actuelles (3).

 II. La mauvaise foi au service de la foi

           « Comment se représenter Jésus, écrit l’auteur ? Si l’on s’en rapporte au linceul de Turin, il est de grande taille, pèse entre 77 et 79 kilos, etc. » Un historien qui s’appuie sur ce morceau de tissu controversé se disqualifie définitivement. On comparera avec la façon dont j’ai tenté une description de l’apparence de Jésus, en me limitant au seul texte des Évangiles (4).

           Jésus avait-il des frères de sang ? Après avoir rappelé les « quelques catholiques (sic !) qui adoptent la thèse d’une Marie mère de famille nombreuse », l’auteur s’enferme bien au chaud dans les conclusions du P. Grelot : il faut « considérer les frères de Jésus comme des cousins à la mode orientale », et comprendre que dans les Évangiles adelphos (frère) signifie en fait  anepsios (cousin).

          Mais le Nouveau Testament sait parfaitement faire la différence entre frère et cousin : les frères de sang (Caïn, Juda, Jechonias, Lazare, Pierre, Jean, Hérode, Jude) y sont unanimement et sans équivoque appelés adelphoi, et les cousins (Barnabé) anepsioi.

          Encore mieux dit l’auteur, « si Marie avait eu d’autres enfants, obligation leur aurait été faite de s’occuper de leur mère. » Mais c’est précisément ce que fait Jacques, le frère de Jésus ! Devenu chef de famille après la mort de son aîné, il prend avec lui sa mère Marie et l’emmène à Jérusalem (Actes 1,14).

           Jésus croyait-il être Dieu ? « L’historien répond affirmativement ». Hélas, ses arguments prouvent une méconnaissance totale de l’exégèse. Pour lui, ce sont les guérisons de Jésus qui font de lui l’égal de Dieu, tout comme sa liberté envers la Loi juive. Ầ l’appui, il cite quelques lignes choisies dans les passages de l’Évangile de Jean qui datent des années 90 et sont en contradiction avec d’autres, plus anciens, moins influencés par les objectifs de l’Église en formation.

           Jésus était-il un prophète ? Oui, dit l’auteur, et la preuve c’est qu’il a annoncé d’avance la destruction du Temple. Il conclut : « Au moment où les Évangiles [sont écrits], au début des années 60, le Temple… est encore debout. C’est la raison pour laquelle aucun évangéliste… n’a souligné que cette prophétie… était réalisée, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, bien entendu, s’ils avaient écrit après le sac de Titus. » Alors que c’est précisément le contraire : à une première rédaction effectuée avant 70, les évangélistes ont ajouté après l’événement une annonce du sac du Temple, en la mettant dans la bouche de Jésus.

          Par ailleurs, inutile de rappeler à l’auteur que pour la Bible, le prophète n’est pas une Madame Soleil qui prédirait le futur, mais un Éveillé qui porte un regard d’ensemble sur notre destinée à la lumière du passé (qu’il connaît) et de la parole de Dieu (qu’il écoute).

 III. L’Histoire comme anxiolytique ?

           Il est donc clair que J.C. Petitfils est à ranger dans la 3° catégorie : celle des écrivains commerciaux. Qui se constituent un public en le rassurant par un mélange habile de vérités reçues et de contre-vérités.

          Contrairement bien sûr aux « élucubrations pseudo-historiques » des chercheurs, des spécialistes et de votre serviteur qui tentent, eux, de réveiller ce public en lui présentant un Jésus démaquillé, rajeuni par plus d’un siècle d’exégèse historico-critique extraordinairement exigeante.

           Nul doute que ce nouveau Jésus figurera en bonne place sur les tables de nos libraires. De même que le Valium, le Témesta et le Prozac sont toujours à portée de main sur les rayonnages de nos pharmacies.

                                    M.B., 6 oct 2011

Voyez dans ce blog une analyse plus complète de ce livre : cliquez

 (1) Jean-Christian Petitfils, Jésus, Fayard, 440 pages.

(2) Michel Benoît, Dieu malgré lui, Robert Laffont, 2001, p. 13.

(3) On me reprochera de parler de ce livre sans l’avoir lu en totalité : les 4 pages d’extraits publiés dans Valeurs Actuelles m’ont suffi.

(4) Dieu malgré lui, p. 43.