DIALOGUE AVEC LUC FERRY : (I.) PHILOSOPHIE ET EXPÉRIENCE

          Après d’autres, Luc Ferry s’est engagé dans une confrontation exigeante entre l’interrogation philosophique et l’interrogation religieuse – plus précisément, entre philosophie classique et christianisme.
          Plus que d’autres, il le fait avec une modestie, une honnêteté et une sympathie (ou plutôt une empathie) envers le christianisme, qui rendent son propos particulièrement significatif dans les moments d’effondrement identitaire que nous connaissons.
          Honnête, je dois l’être : en matière de philosophie, je ne suis qu’un paysan de la Garonne. La connaissance que j’en ai, comparée à la sienne, est celle du bouseux dans sa ferme en face de l’ingénieur agronome. Sachant cela, on peut quand même dialoguer.

          Et je vais me heurter immédiatement à l’obstacle incontournable, inhérent à tout dialogue de ce type : le philosophe s’efforce, par le raisonnement, d’aller au cœur même de la réalité humaine. Et encore un peu plus loin, de sonder le mystère de la transcendance.
          Si elle n’écarte en rien l’usage de la raison, mon approche des mêmes réalités se fonde sur une expérience. Non pas irraisonnée, bien au contraire : mais échappant, par sa nature même d’expérience, à l’implacable logique du raisonnement.
          La question, bien sûr, est de savoir si l’expérience précède le raisonnement, ou si elle lui fait suite – déclenchée par les impasses de toute raison humaine, ou stimulée par elles.
          Il n’y a de réponse ici qu’individuelle. Dans ma vie, je crois qu’interrogation intellectuelle et expérience de l’indicible ont toujours cheminé ensemble, l’une distanciant souvent l’autre pour être rattrapée par elle, et la relancer.
          Mais je crois aussi savoir que chez bien des philosophes, l’expérience du mysterion – qu’on appelle parfois « mystique » – accompagnait le cheminement de leur réflexion. Ainsi en fut-il (c’est le paysan qui parle) de Plotin. Plus près de nous, de Pascal : lequel finit par avouer, dans un cri déchirant, qu’au finish son expérience l’emporte devant sa réflexion – « Je crois, parce que c’est absurde ».
          La primauté finalement donnée à son expérience (mystique) est un pari qu’il a fait, le pari de la foi.
          Et un pari, ça peut se perdre.


          Revenons au fait : l’expérience de la transcendance. La difficulté rencontrée ici est celle de toute expérience humaine : les parents le savent bien, leurs enfants répèteront les mêmes erreurs qu’eux. L’expérience ne se transmet pas, sans quoi l’humanité serait un peu meilleure qu’elle n’est. Ou plutôt, elle peut se transmettre : mais ce n’est pas par la parole ou l’enseignement. C’est, si j’ose dire, par l’expérience de l’expérience.
           Je rencontre quelqu’un qui a fait une expérience de la transcendance : il ne pourra ni me convaincre de sa validité, pour moi qui ne l’ai pas faite, ni même me l’expliquer en termes recevables par moi. Mais je pourrai peut-être constater, au fil de notre rencontre personnelle, qu’il a bien fait cette expérience. Pour l’envier peut-être, en tout cas pour me dire que c’est possible (puisqu’il l’a fait). Et entamer, moi-même et pour mon propre compte, mon cheminement personnel en direction de cette expérience.

           D’où l’importance, en matière de transcendance, du témoignage. On ne convainc pas par des discours, mais par la flamme intérieure qui provient de l’expérience, et que l’autre en face percevra – ou ne percevra pas.
          Même les philosophes n’échappent pas à cette nécessité du témoignage. La mort de Socrate est sa plus belle parole, celle que les paysans de ma sorte retiennent de lui.

          Cela m’amène à la clé du dialogue avec le philosophe. Lorsqu’il s’efforce de dessiner les contours de ce qui unit et qui différencie philosophie d’un côté, et christianisme de l’autre, Luc Ferry se montre d’une irréprochable probité. Mais le deuxième point de sa comparaison est le christianisme, dont il connaît fort bien l’expression traditionnelle, ciselée depuis la fin du I° siècle jusqu’à Benoit XVI.
          Or c’est là, me semble-t-il, que le bât blesse. Car le christianisme (j’insiste sur ce mot) est une utopie, une construction idéologique initiée magistralement par Paul de Tarse entre l’an 50 et l’an 60, puis montée jusqu’à aujourd’hui comme un gigantesque et prestigieux château de cartes.
          Une utopie : c’est-à-dire, au sens du terme, un « lieu de nulle part ».
          Une construction de l’esprit, dont le prestige et la beauté ne doivent pas faire oublier qu’elle est issue d’une succession d’hommes qui ont tous, depuis Paul, tenté de traduire leur expérience en termes raisonnables. Empruntant pour cela aussi bien aux religions « païennes », qu’à la philosophie ambiante de leurs époques respectives.

          Ainsi, par exemple, le Logos des stoïciens s’est-il curieusement vu identifié à la personne de Jésus. Dont l’évangile de saint Jean nous apprend que cet homme et ce Logos ne font qu’un, et que l’intemporel Logos a pris chair sur terre.
          Double trahison : d’abord de la philosophie stoïcienne, pour qui le Logos ne peut en aucun cas s’incarner – cela n’a pas de sens. Ensuite de l’homme Jésus, qui fut tout sauf une idée incarnée.
          Ayant pour point de départ le christianisme tel qu’il le reçoit de la tradition chrétienne, Luc Ferry se trouve inévitablement piégé dans un champ clôturé par le dogme fondateur du christianisme, celui de l’incarnation, et par sa démonstration la plus éclatante, la résurrection de Jésus dans sa chair.
          Quoi que fasse le philosophe, aussi brillant fut-il, il est obligé de comparer un système idéologique – le christianisme – à sa recherche philosophique.
          Alors il trouve plus ou moins de points de contacts, plus ou moins de supériorité ou d’infériorité d’une doctrine (chrétienne) sur une philosophie (multiple). Mais les murailles invisibles tracées dès le départ, l’utopie chrétienne, l’enferment toujours dans un pré-carré, une prison dont il ne peut que heurter les murs.

          La faute à qui ? Au christianisme. Il fournit aux philosophes un produit fini, qu’ils doivent bien prendre tel qu’il se présente à eux, pour le placer dans la balance de leur réflexion.
          Le moyen, peut-être d’en sortir ? Se rappeler qu’avant le christianisme, il y eût un homme, Jésus le Galiléen. Que l’utopie qui se réclame de lui n’a rien à voir, ni avec ce qu’il a vécu, ni même avec ce qu’il a considéré lui-même comme l’essentiel de son message.
          Car Jésus n’a pas été le premier à prêcher l’amour et le pardon : d’autres l’ont fait avant lui, en Occident et en Orient. Lui-même était très conscient d’apporter quelque chose d’absolument neuf dans le monde juif qui était le sien. Et cette nouveauté absolue du message de Jésus, elle est passée à la trappe, ou bien elle a été rapidement recouverte par le manteau, somptueux et mensonger, de l’utopie chrétienne.

          Comme le disait Jacques Ellul, le christianisme a été une subversion de Jésus – de sa personne, de son enseignement.

          Ce qui a rendu possible cette prise de conscience – récente – c’est la redécouverte de l’homme Jésus tel qu’il fut, de sa personnalité telle qu’elle fut, de son message tel qu’il fut.
          Aujourd’hui, on appelle cela la quête du Jésus historique : les lecteurs de ce blog savent de quoi il s’agit (entre autres.  Si l’on veut sortir du champ clos de la confrontation entre une utopie dogmatique et la réflexion philosophique la plus exigeante, il faut revenir en amont du christianisme, à la personne et à l’enseignement de Jésus.

          Le travail est en cours. Il sera long.

                                              M.B., 20 avril 2009

                       (à suivre)

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