Un dogme est une vérité intemporelle (valable pour tous les temps) et irrationnelle (elle ne se démontre pas). Pour pouvoir naître, un dogme a besoin de deux éléments de base :
1- La référence à une Écriture, considérée comme sacrée (ou à une tradition orale suffisamment fixée pour être reçue à l’égal d’une Écriture).
2- La référence à une autorité centrale, qui fixe ou authentifie le dogme.
Paradoxalement le dogme, absolu par nature, est donc une vérité en référence – c’est-à-dire contingente.
I. JÉSUS ET LE DOGME
A l’époque de Jésus, le judaïsme faisait référence à l’Écriture (la Loi), mais il n’y avait pas en Israël de consensus : les pharisiens disaient que la Loi, pour rester vivante, doit sans cesse être interprétée. Ils avaient l’écoute du peuple, dans lequel ils étaient fortement implantés par leur réseau de synagogues. Les sadducéens (prêtres du Temple), au contraire, considéraient que la Loi est intemporelle, donc intangible, et s’opposaient vivement aux pharisiens sur ce point.
Cette opposition, qui déchirait le judaïsme, lui a toujours épargné la maladie du dogmatisme.
Formé par eux, Jésus était lui-même pharisien. S’il est entré en conflit avec ses confrères, ce n’est pas parce qu’il discutait la Loi – exercice habituel et même encouragé – mais à cause de la façon dont il la discutait. En effet, les règles étaient fermement codifiées : on devait d’abord rappeler les opinions des anciens. Puis s’appuyer sur elles pour faire progresser la discussion : « Rabbi x a dit ceci…. or, rabbi y a dit cela… donc, on peut dire ceci de nouveau, sachant que rabbi z a aussi dit ceci, et rabbi w cela… » Le Talmud rassemble une collection impressionnante de ces discussions sans fin.
Mais Jésus commence son enseignement en affirmant : « On vous a dit ceci…, eh bien, moi, je vous dis cela… » Cet enseignement choque les auditeurs, et les évangélistes témoignent de cet étonnement, « car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,29)
La nécessité de faire référence à l’enseignement des anciens n’était-elle pas l’équivalent d’un dogme ? Non, parce qu’il n’y avait pas de vérité intangible et intemporelle (au contaire, la discussion faisait évoluer la vérité en l’adaptant aux besoins du moment). Oui, parce que celui qui discute la Loi était obligé de se conformer à un cadre mental rigide, celui de la tradition orale. Aucun dogme n’était défini, mais la démarche était bien celle d’un dogmatisme subtil, parce que difficile à cerner.
En refusant de se plier aux règles de la discussion pharisienne, Jésus brise donc l’équivalent du seul « dogme » juif de son époque, celui de la cohérence absolue avec une tradition antécédente. Sans langue de bois, et même avec une franchise brutale (« moi, je vous dis que…« ) il déstabilise l’Église juive de son temps, jusqu’à l’anéantir : et la hiérarchie ne s’y est pas trompée. Sans qu’on puisse établir une chronologie certaine, il semble que ce refus affiché dès le début de son enseignement ait provoqué l’ouverture du « dossier » contre Jésus, dossier qui le conduira à sa perte.
Mais il va beaucoup plus loin en s’attaquant à la nature même de la Loi, fondement de l’identité juive. A l’occasion d’une discussion pharisienne sur le sabbat, il rejette non seulement le dogme oral, celui de la méthode de discussion. Mais aussi le dogme écrit, celui des 613 préceptes, codifiés à la suite de la Loi. De tout cela il fait table rase, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule Loi, c’est celle qui est inscrite dans le coeur de l’homme.
En fait, Jésus ne supprime pas la Loi, comme l’ont peut-être perçu les ecclésiastiques de son temps. A l’ensemble des dogmes (oraux et écrits) il substitue la loi du coeur. C’est le coeur qu’il faut purifier : un coeur pur n’a pas besoin de dogmes, puisqu’il est en cohérence et en harmonie intime avec le monde de l’invisible que tente de codifier le dogme.
Pas de référence à une Écriture sacralisant le comportement humain, ou à une tradition orale équivalente. Mais aussi, pas de référence à une autorité humaine, garante d’un dogme : « Ne vous faites pas appeler « maître », ni « père », ni « docteur » par les gens… » (Mt 23,8). Ni Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ni Curie, ni autorité humaine de référence.
Enfin, aucun rite : si Jésus fréquente le Temple, jamais on ne le voit participer à la liturgie des sacrifices, qu’il condamne explicitement. Et s’il a d’abord enseigné dans les synagogues, il en sera vite chassé : dès lors, pour lui pas d’autre lieu de la rencontre avec Dieu que la solitude d’un endroit désert, ou l’intimité d’une chambre ordinaire.
Résolument anti-dogmatique, Jésus peut aussi être qualifié de résolument anti-clérical.
Curieusement, il faut noter que c’était le testament du Bouddha Siddartha : « Ananda, dit-il à son disciple préféré avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni livre sacré, ni maître spirituel, ni rites »
II. NAISSANCE DU DOGME, NAISSANCE DU CHRISTIANISME
La naissance du christianisme comme système idéologique peut être datée par deux événements bien attestés :
1- Au « concile de Jérusalem », 18 ans après la mort de Jésus, l’établissement d’une autorité humaine de référence au nom de Dieu : « L’Esprit Saint et nous-mêmes [les apôtres] avons décidé de vous imposer… » (Ac 15,28). Et la codification du premier « dogme« , qui définit le comportement des chrétiens par rapport au paganisme.
2- A peu près au même moment, la transformation à Antioche du repas fraternel entre chrétiens en eucharistie, rite fondateur de l’Église.
C’est en prenant le contre-pied de l’enseignement et de la pratique de Jésus que l’Église chrétienne s’est fondée sur le dogme, l’autorité normative et le rite.
Remarquons que les réformateurs successifs du christianisme, dans leur désir affiché de revenir à une « Église des origines », ne suppriment dans les faits ni l’autorité normative, ni le dogme, ni les rites. Jusqu’à aujourd’hui les « mouvances » chrétiennes, même lorsqu’elles se disent contestataires, restent contaminées par la maladie dogmatique héritée des Églises dont elles sont issues. Elles supportent mal l’approche objective des textes que propose l’exégèse moderne.
Car l’exégése, science historique, sait qu’elle n’obtient jamais qu’une vérité parcellaire. Cette parcelle de vérité, elle la confronte avec d’autres parcelles : de confrontation en confrontation, des acquis sédimentent peu à peu. Mais même ce qui est acquis en exégése peut prendre une coloration différente, vu sous un autre angle.
Face à une vérité sans cesse en mouvement, les Églises (ou les groupes contestataires qui en sont issus) font preuve de psycho-rigidité : la confrontation exégétique les met mal à l’aise, et si les contestataires rejettent un dogme, c’est le plus souvent pour adopter un contre-dogme aussi rigide que celui qu’ils dénonçaient. On s’agite donc beaucoup, sans jamais avancer. Ces groupes ont toujours, quelque part, un dogme qui traîne à défendre.
A leur psycho-rigidité s’ajoute la jalousie de ceux qui n’ont pas fourni la somme de travail requise, pour admettre un point de vue nouveau – qui leur paraît faux et inacceptable, parce qu’ils n’ont pas pris les moyens de le comprendre.
Psycho-rigides, jaloux par incompréhension, ils sont vite envahis par la peur de ne plus maîtriser leur univers familier.
Psycho-rigidité + jalousie + peur : ce sont les symptômes de la maladie dogmatique.
Cette maladie se traduit toujours par la haine de celui (ou de ceux) qui déstabilisent les certitudes, acquises ou « révolutionnaires ».
Et la haine s’exprime par la violence.
C’est pourquoi Jésus, parce qu’il instaurait (avec le rejet du dogmatisme) le principe d’insécurité à la base même de son enseignement comme de ses actes, c’est pourquoi il a été crucifié. Et c’est pourquoi, au long des siècles, des bûchers ont été allumés par la chrétienté, pour éliminer ceux qui voulaient la guérir de sa maladie dogmatique.
M.B., 15 février 2007
Vous trouverez bientôt, dans la catégorie « chroniques intempestives » de ce blog, la suite de cette réflexion : « Le dogmatisme, une maladie française ? «