« DIEU S’EST FAIT HOMME, POUR QUE L’HOMME DEVIENNE DIEU«
Cette petite phrase de St Irénée (fin du II° siècle) a profondément influencé l’Occident : sa théologie d’abord puis – sans qu’il s’en rende compte – les orientations de sa politique vis à vis du reste du monde.
Elle est bien évidemment absente de l’enseignement de Jésus : pour le fils de Joseph, juif pieux, l’idée même que l’homme puisse « devenir Dieu » n’a pas de sens. Ou plutôt c’est un blasphème, contre lequel il proteste vigoureusement quand, à deux reprises, un théologien juif d’abord, puis un jeune homme riche, la lui suggèrent.
Elle est également absente de l’enseignement de Paul : mais la place centrale qu’il donne à la résurrection du Christ dispose les pavés, sur lesquels Irénée pourra bientôt bâtir. D’autant plus que les communautés fondées par Paul en Asie (épitres aux Philippiens, aux Colossiens, aux Éphésiens) vont finir de préparer le terrain, en affirmant l’égalité totale du ressuscité avec Dieu lui-même.
Paul a donc franchi le premier pas, en promettant à ses convertis : « Vous ressusciterez, puisque le Christ est ressuscité ». Un juif, même de culture grecque, ne pouvait pas aller plus loin. Mais Irénée n’est pas juif (il semblerait qu’il soit né en Galatie, dans l’actuelle Turquie). Sa culture est immense, il connaît bien le mouvement gnostique, fouillis inextricable, qui imprègne profondément le bassin méditerranéen à l’époque même où se construit le christianisme. Mouvement essentiellement grec, c’est-à-dire platonicien – avec des influences du côté de l’actuel Iran.
Pour Irénée, le Christ « récapitule » l’Univers, en lui permettant d’accéder (non pas à sa suite, mais en lui-même) à la divinité qui est la sienne. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer une vision complexe, d’une grande beauté : les foules, et les cultures qu’elles secrètent, n’ont pas besoin de tous les détails. Une seule phrase parfois suffit, un slogan qui va attirer à lui, comme le granule qui amorce une perle, tout ce que le christianisme naissant comporte de dynamisme intellectuel, philosophique et spirituel.
« Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu » : dans sa simplicité percutante, dans son balancement, cette simple phrase a eu des conséquences incalculables.
I. Une trahison de l’enseignement de Jésus le juif
Pour Jésus, le terme du cheminement humain, sa réussite, son épanouissement et son bonheur, ce n’est pas de « devenir Dieu » : c’est de revenir à la maison du Père. De « rentrer chez lui », en quelque sorte. Plusieurs paraboles (entre autres les « Vierges folles », le « Fils prodigue »…) l’affirment sans équivoque possible : au terme d’un long cheminement, la perfection de la réalisation humaine c’est d’entrer dans une salle de fête. Et là, d’être accueilli par le Père (abba), et par ceux qui l’ont précédé, humains réalisés ou anges de degrés divers. Il n’est pas question de Marie, dont Jésus ne parle jamais, mais rien n’empêche de penser qu’elle se trouve aussi de la fête, non loin de son fils.
Nous sommes certains que c’est là l’enseignement de Jésus lui-même : les paraboles sont le gisement où l’on se rapproche le plus de ce qu’il disait, en ses propres termes.
Rester humain donc (et quoi d’autre ?), jusqu’au bout, et même après. Non pas devenir identiques au Père, ou à l’hôte, ou à l’époux des paraboles : non pas identiques, non pas de même nature, mais tout proches, sans plus aucune barrière. Irradiés par une joie dont rien ne peut nous donner idée, que Jésus tente de faire deviner à travers ses paraboles.
Pour lui, ce qui nous attend au terme de cette vie est comparable à la fois à une fête orientale, à une noce de Galilée, à la joie paisible de l’enfant qui se blottit tout contre son père ou sa mère.
Non pas « l’homme divinisé », mais l’homme irradié de bonheur.
II. Une méprise aux conséquences incalculables
De San Francisco à Berlin et Vladivostok, l’utopie de « l’homme divinisé » va pénétrer profondément les consciences : « Si nous sommes chrétiens, nous sommes appelés à devenir Dieu comme le Christ-Dieu » Donc : « Notre race, celle des chrétiens, causasiens, blancs, est supérieure aux autres – qui, eux, ne sont pas appelées comme nous à la divinisation »
Dans le meilleur des cas (si l’on peut dire), ce sera la justification inconsciente mais terriblement efficace de l’expansion coloniale de la race caucasienne. L’Europe en Afrique, en Amérique Latine, en Orient. La Russie autour d’elle, les USA partout : pays petits ou grands, parce que chrétiens (et donc dieux en puissance) vont s’imposer par le sabre accompagné de la bonne conscience. Pour le bien des peuples dominés : avant, ils n’étaient promis à rien. Grâce à nous, ils deviennent divinisables. A condition toutefois de ne jamais se soustraire à la voracité de leurs « presque dieux » de maîtres.
Dans le pire des cas, c’est la justification du culte de l’Élite chez les fascistes, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne ou du Chili. On ne parle plus ici de « devenir Dieu » comme le Seigneur, mais d’une Race de Seigneurs qui doit dominer ceux qui, jamais, n’auront accès à l’échelon supérieur : untermenschen.
J’exagère ? Voyez plutôt : les juifs, pourtant issus du même tronc que nous, n’ont jamais songé à coloniser la planète. Tout ce qu’ils demandent, c’est leur lopin de terre, certes extensible, mais jamais au-delà du royaume mythique de David. Les hindous ? Ils vénèrent la divinité, pourtant, et la Baghâvad Gîta leur propose de s’unir à elle : mais jamais, en aucun cas, de s’identifier à elle.
Revenir à Jésus, c’est couper le cordon ombilical avec une vision profondément ancrée dans notre subconscient. Née d’une seule petite phrase, répétée et galvaudée à l’infini…
Revenir au fils de Joseph, c’est revenir chez nous, chez le Père, comme des enfants : heureux d’être à jamais différents de Dieu, pour pouvoir s’unir à Lui dans la proximité d’une fête dont nous n’avons pas idée.
M.B., 3 février 2007