LE DIABLE ET L’ENFANT : petite fable pour temps de pluie

   Un jour, le démon se réveilla de fort mauvaise humeur. Il revenait d’une tournée d’inspection sur la planète. Depuis des siècles et des siècles, tant d’efforts, tant d’intelligence, tant de dévouement avaient été dépensés pour y répandre le Mal, la violence et la souffrance ! Or il s’apercevait qu’il y avait encore, par endroits, des poches de résistance. Certes la guerre et la famine étaient en constante augmentation, et il avait mis au point une arme terrifiante : une collection de virus invisibles, mortels, hyperactifs. Le rendement du premier qu’il venait de lancer sur la planète, le corona, était excellent. Terrorisée, la population mondiale rasait tristement les murs en baissant les yeux, en cachant son visage derrière un masque. Chacun s’écartait des autres avec un geste d’effroi. Pourtant il avait aperçu quelques personnes qui marchaient d’un pas vif et allègre, avec une lueur de joie dans le regard et un sourire limpide sur leur visage découvert.

« Mauvais ça, très mauvais, se dit le démon en enfilant son habit. Il y en a qui résistent ! Ce qu’il faut c’est non seulement les toucher tous mais les tenir complètement, les recouvrir de Mal et d’angoisse comme de cet habit… Que ça leur colle à la peau et qu’ils vivent avec en oubliant qu’il y a eu, autrefois, de la joie ! »

Soudain, il eût une idée – tellement géniale qu’il dût s’asseoir, souffle coupé, sur son fauteuil tapissé de braises ardentes. « Leur faire à tous un habit de Mal qui leur aille si bien, qu’ils n’y pensent même plus… Leur tailler le Mal sur mesure ! » À la surprise du diablotin qui l’assistait  il éclata d’un rire tonitruant, se pencha sur son bureau et se mit à appuyer sur tous les boutons à la fois.

Dans les mois qui suivirent, on vit se développer sur terre une industrie incroyable de « prêt-à-porter-sur-mesure ». D’innombrables petites boutiques de tailleurs, des ateliers, des grandes surfaces, partout on pouvait acheter des vêtements si bien coupés qu’ils vous tenaient au corps et qu’on finissait par les oublier. C’était pas cher du tout, on avait même l’impression, quand on entrait, que le tailleur vous l’aurait cédé pour rien, ce costume. Chacun se disait en sortant : « Diable, c’est bon marché ! Et ça me va diablement bien ».

Le démon, lui, était partout à la fois. Il fallait que son coup réussisse et on le voyait revêtir des millions d’humains de costumes de méchanceté, de pulsions sauvages, de paniques et d’angoisses sur mesure. Ni trop court ni trop long, pour que le Mal leur tombe bien sur les épaules. En redressant un pli par-ci, un ourlet par-là, il papotait avec entrain : « Voyez-vous monsieur, c’est que je tiens à ma réputation ! Voici une souffrance – je veux dire, un complet – qui vous ira comme un gant. Mes clients fidèles je les soigne : vous avez déjà essayé presque toute ma collection, les violences verbales, les haines, les agressions physiques et sexuelles, la calomnie, la délation… Je vous peaufine ce modèle-là, son pli restera longtemps indéfroissable ! »

Et avec ça Malin comme tout, le démon. Combien, entrés en boutique juste pour une petite cravate de désirs malsains, n’étaient-ils pas ressortis avec un de ses derniers modèles, des modèles vieux comme le monde, qui avaient fait leurs preuves mais qu’il avait su adapter à la mode d’aujourd’hui.

Le succès fut rapide, immense. Dans l’univers entier, des hommes et des femmes circulaient, ravis, revêtus d’un habit de Mal, d’agressivité, de médisance, de tristesse et de haine. En faisant ses comptes dans l’arrière-boutique, le démon savait que très bientôt tous porteraient ses vêtements à lui et finiraient même par oublier qu’il ait jamais pu en exister d’autres.

En fin de journée, alors qu’il s’apprêtait à baisser le rideau, la porte du magasin s’ouvrit. Levant les yeux, le démon vit entrer un de ces enfants au regard clair qui lui faisaient horreur. « Eh bien mon enfant, tu viens t’habiller toi aussi ? dit-il en caressant sa barbe. Quel modèle veux-tu ? » « Monsieur, s’il te plaît je voudrais un habit de rencontre », répondit l’enfant au regard clair. Le démon eût un coup au cœur : « De rencontre ? Au nom de tous les diables, pourquoi faire, gamin ? » «C’est pour rencontrer les autres, échanger, partager avec eux, se soutenir et se réconforter mutuellement », dit l’enfant. « Non, cria le démon ! La rencontre, le partage, le soutien, ça sert à rien et c’est très démodé ! Tiens, vois cette belle veste de chacun-pour-soi, ces lunettes ‘’spécial envieux’’, ces écouteurs ‘’calomnies en vrac’’ ! j’ai des habits de Mal que tu porteras au travail, à la maison, dans les soirées… »

« Pardon monsieur, la rencontre ça sert à quelque chose, dit doucement l’enfant. Ça sert à prendre du temps pour se regarder, pour s’écouter. Ça sert à se dire des choses profondes avec des riens, à échanger du sourire et à découvrir les joies cachées au fond du cœur. C’est très important, la rencontre ! S’il te plaît monsieur, fais-moi un habit de rencontre ».

« Tu es fou, hurla le démon rouge de colère ! Tiens, j’ai tous les habits que les gens demandent en ce moment, je te les donne, sers-toi. Mais d’habit de rencontre, ça je n’en ai pas, je n’en ai jamais eu ».

« Alors monsieur, dit l’enfant, pardon de vous avoir dérangé, je vais voir ailleurs qui peut m’en faire un ».

Le démon sentit passer le vent de la catastrophe. Puis il ricana : « Pauvre imbécile, tu ne trouveras personne pour t’en faire, c’est trop tard, ce modèle-là n’existe plus depuis longtemps. D’ailleurs, tous les tissus maintenant, c’est moi qui les fabrique. Tu ne trouveras pas même de quoi couvrir tes maigres épaules, pauvres niais ! »

Une ombre de tristesse passa dans le regard clair de l’enfant. Puis il se dressa sur ses jambes et dit bien en face : « Je n’ai pas besoin de tes tissus monsieur, ni de tes techniques compliquées. Je me vêtirai sans toi. Je me ferai un habit avec une aune d’amitié, des coutures faites main au point d’amour. Je m’envelopperai du désir de connaître, avec une ceinture de chansons, une écharpe de paix-du-cœur et une casquette de bienveillance. Sur mes épaules je jetterai un manteau de sourire. Je n’ai pas besoin de vous, au-revoir monsieur ». Et il sortit.

Alors de la Norvège aux Seychelles, de Vladivostok à San Francisco, sur toute la terre on entendit un immense hurlement de rage et de défaite dont l’écho se prolongea longtemps dans les gorges du Colorado et ce qui restait de la forêt amazonienne.

Ce cri de rage, si tu prêtes l’oreille, tu l’entendras à chaque fois que tu t’approcheras d’un inconnu ou d’un proche pour lui tendre la main, lui demander avec le sourire comment ça va, et qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ?

                                                                              M.B., 2 septembre 2021
Comme je vais repartir au désert (encore !) pour un bout de temps et que les mauvaises nouvelles d’un monde devenu fou vont continuer de pleuvoir, pour que vous gardiez le sourire je vous laisse ce petit conte de rien du tout. (Voir Le diable existe-t-il ?)

Une réflexion au sujet de « LE DIABLE ET L’ENFANT : petite fable pour temps de pluie »

  1. Louis claude Belon

    bonjour Michel,
    merci pour ce joli conte. Devenu vieux je découvre de plus en plus d’amis qui portaient un habit de rencontre, plus ou moins bien ajusté peut-être, mais qui, faute d’entretien, s’est usé. Et comme il est devenu hélas plus facile et plus à la mode de se vêtir de haine et de mensonge ils ont ainsi renouvelé leur garde-robe sans regarder au prix, inconscients de l’horreur et l’impuissance qui les saisiraient quand leur serait présentée l’addition. Ravis du confort de leur nouvel habit ils se répandent en louanges sur le confectionneur et se déchaînent contre ceux que rebute cet uniforme. Je ne sais jusqu’où se répandra cette mode, mais chaque fois que je frotte mon vieil et précieux habit de rencontre contre celui d’un autre comme moi vêtu, si rares se fassent-ils, les loques qui nous restent, loin de s’user davantage n’en reluisent que plus. L’étonnement qui peut en résulter aux yeux de ceux qui les ont encore gardés entr’ouverts reste peut-être le plus sûr moyen de contenir le mal. Tant qu’il me restera un peu de force, Dieu veuille que je l’utilise encore à me frotter aux autres, à ceux qui sont encore plus mal vêtus que moi, plus assoiffés de chaleur.

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