« En réalité, les mots doivent accentuer le silence » (Etty Hillesum)
Après le magnifique livre de Sylvie Germain, publié en 1999, on ose à peine écrire une ligne sur Etty Hillesum. Et pourtant il le faut. Car, plus encore qu’alors, Etty parle aujourd’hui à notre époque bouleversée (1). Et sa parole est si juste, si enracinée dans une vie si exceptionnelle, qu’il faut la ruminer pour apprendre d’elle comment la force intérieure permet de survivre à la barbarie montante.
Rappelons le contexte. Son journal, commencé à Amsterdam le 9 mars 1941 s’achève au camp de Westerbrok début 1943, quelques mois avant sa déportation à Auschwitz. Jour après jour, elle décrit l’étau implacable qui se referme sur elle, dans lequel les Nazis broient les Juifs hollandais, Elle ne peut en douter : la mort est là, dans quelques semaines, quelques mois.
Et pas n’importe quelle mort : « Bon, on veut notre extermination complète. Cette certitude nouvelle, je l’accepte » (138).
Où et quand commence l’étonnant cheminement intérieur qui l’a menée vers les plus hauts sommets ? Si elle écrit que son maître ‘’S.’’ « fore chez [ses malades] les sources où Dieu se tient caché sans qu’ils en aient conscience » (123), n’est-ce pas d’elle-même qu’elle parle ? Il est clair que ce psychologue juif, qu’elle appellera « le père de mon âme », a joué un rôle important dans sa courte vie. « Tu m’as appris à prononcer sans honte le nom de Dieu » (190). Mais il n’ira jamais aussi loin qu’Etty.
Est-ce par lui qu’elle a découvert la Bible, qui ne la quitte plus et qu’elle emportera à Auschwitz ? « Il émane de [la Bible] une force primitive… On y voit vivre des natures d’exception. Poétiques et austères. Livre… rude et tendre, naïf et sage. Il ne passionne pas seulement par ce qui y est dit, mais par ceux qui le disent » (148). Épuisée par le rationnement et la faim, elle note : « Excellente pâture pour un estomac à jeun que ces quelques psaumes qui trouvent d’étonnants échos dans ma vie quotidienne… Une nourriture roborative » (142).
Dieu enseveli
Juin 1941 : « Cela recommence : arrestations, terreur, camps de concentration… On se demande si cette vie a encore un sens. Mais c’est une affaire à décider seul à seul avec Dieu » (43). Pour la première fois dans son Journal, ‘’Dieu’’ est ici nommé comme interlocuteur. Elle écrira plus tard : « Il faut avoir le courage… de prononcer le nom de Dieu » (91 & 100).
N’oubliez pas qu’elle n’a jamais reçu aucune éducation religieuse, ni juive ni chrétienne. Ce ‘’Dieu’’ inconnu qu’elle a le courage de nommer, elle l’a découvert hors de toute Église. Août 1941 : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour » (58).
Dieu enseveli qu’elle associe immédiatement et intimement à une compassion qui va s’étendre bientôt à toute souffrance, rencontrée ou cachée. Fin 1941 : « J’ai essayé de regarder au fond des yeux la souffrance de l’humanité… quelque chose en moi s’est expliqué avec elle… mais ce n’est pas tout à fait juste. Je me sens plutôt comme un petit champ de bataille où se vident les querelles, les questions posées par notre époque » (p. 44).
Très vite, elle brûle les étapes : « O Dieu, prend-moi dans ta grande main et fais de moi ton instrument (46)… Je te suivrai bravement… Je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi… je ne me révolterai pas quand il faudra affronter le froid. Je te suivrai partout et je tâcherai de ne pas avoir peur. Où que je sois j’essayerai d’irradier un peu d’amour du prochain, ce véritable amour qui est en moi » (79).
Elle qui n’a eu que la Bible pour s’élancer, en un an elle est parvenue à un sommet ; « Je ne veux rien être de spécial, dit-elle, je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi… J’ai l’impression, jour après jour, d’être mise à fondre dans un grand creuset (80)… Mon Dieu, je te remercie de m’avoir faite comme je suis… de me donner parfois ce sentiment de dilatation qui n’est rien d’autre que le sentiment d’être pleine de toi » (90).
Est-ce l’influence de saint Augustin, qu’elle a lu et qui a été sa seconde source ? Intus eras et ego foris, tu étais en moi, et moi hors de moi-même.
Le temps de l’intimité
Début 1942 : « les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur… Je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus ‘’ramassée’’ » (112). « Il m’a fallu du temps… pour trouver l’intimité avec Dieu » (100). Et cette confession, qui nous parle si bien : « le seul geste de dignité qui nous reste en cette époque terrible : s’agenouiller devant Dieu » (177).
Mystique ?
Juin 1942 : « On essaie de sauver beaucoup de choses de la vie par une sorte de mysticisme vague. Or la mystique doit reposer sur une sincérité d’une pureté cristalline. Il faut d’abord avoir mis à jour la réalité la plus nue des choses » (126).
La réalité la plus nue des choses : « Et je crois en Dieu, même si avant peu, en Pologne, je dois être dévorée par les poux… Tous les jours je suis auprès des affamés, des persécutés et des mourants. Mais je suis aussi près de ce pan de ciel bleu derrière la fenêtre. Il y a place pour tout dans une vie. Pour la foi en Dieu et pour une mort lamentable » (136).
C’est une mystique pour une vie bouleversée : « La vie, la mort, la souffrance et la joie… le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, oui tout est en moi et forme un ensemble puissant. Ah, nous avons tout cela en nous : Dieu, le ciel, l’enfer, la vie, la mort et les siècles, tant de siècles ! » (138).
L’étonnement des sommets
Juillet 1942 : « Toute la force, tout l’amour, toute la confiance en Dieu que l’on possède (et qui croissent si étonnamment en moi ces derniers temps) on doit les tenir en réserve pour tous ceux que l’on croise sur son chemin et qui en ont besoin…. Continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume » (153).
La menace de déportation au camp de Westerbrok, le Drancy hollandais, se rapproche d’elle : « On sent un nœud en soi qui rend la respiration pénible. La foule des soucis vous saute parfois dessus comme de la vermine… De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens affectifs se détachent de moi. Je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner… jusqu’à la mort de la beauté et du sens de cette vie. Si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas la faute de Dieu mais le nôtre (157). Mais je me retrouve toujours dans la prière. Prier, je pourrai toujours le faire. Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu… en le mettant à jour dans les cœurs martyrisés » (160).
« Aider Dieu », c’est « être là pour les autres » (161). « Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs… Que je reste à Amsterdam ou que je sois déportée, [cela] ne me touche plus. Je ne me sens dans les griffes de personne, je me sens seulement dans les bras de Dieu » (164).
Alors que sur sa vie tombe le crépuscule, sachant ce qui l’attend elle rassemble ses forces, elle en élargit le champ : « Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres ». Mais qui prie-t-elle ainsi ? « Je poursuis un dialogue … avec ce qu’il y a de plus profond en moi, et que pour plus de commodité j’appelle Dieu » (171). Cette « commodité » c’est le souvenir et le rappel du lieu d’où elle vient : l’absence de toute référence à un ‘’Dieu’’ quelconque, à une Église quelconque. Ce point de départ d’où elle s’est élancée.
La chose la plus simple du monde
Le 15 juillet 1942, elle est affectée au camp de Westerbork. Pendant un temps, elle peut encore écrire son Journal : « Je suis descendue en enfer. Impitoyable. Impitoyable…. Tu me places devant tes derniers mystères, mon Dieu. Je t’en suis reconnaissante, je me sens la force d’y être confrontée. On doit pouvoir assumer tes mystères » (180).
D’où lui vient cette force ? Il y a des trous entre ce qui précède et ceci : « J’ai en moi un bonheur si parfait et si complet, mon Dieu…. Je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus riche et la plus profonde en moi… je l’appelle ‘’Dieu’’ ». C’est encore saint Augustin, mais elle ajoute : « Mon sentiment perpétuel et constant, c’est d’être dans les bras de Dieu. Protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Ma vie [au camp] n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans », de moi-même, des autres, de Dieu » (194).
L’effroyable promiscuité, la saleté, la faim, l’épuisement, les poux. Et l’angoisse au ventre, ce train qui, chaque mardi, part pour les fours crématoires avec sa cargaison de morts-vivants.
D’où tire-t-elle cette force qui soutiendra des centaines de détenus pendant son séjour au camp ? En septembre 1942, un an avant sa déportation à Auschwitz, elle le dit en deux phrases : « Là où on est, être présent à cent pour cent. Mon « faire » consistera à « être » (214). Et : « Je vis constamment dans la familiarité de Dieu comme si c’était la chose la plus simple du monde » (208).
En septembre 1943, son frère et ses parents sont ‘’sélectionnés’’ pour le train du mardi. Elle refuse l’intervention d’une autorité du camp qui pouvait la mettre à l’abri et décide de suivre les siens. Le 7 au matin, elle fait son sac. Dans l’allée qui conduit au train, « Etty parcourait à son tour le « boulevard des déportés »… Elle bavardait joyeusement, riait, avait un mot gentil pour tous [les autres détenus] que nous rencontrions » (2).
Elle est partie en partageant son sourire et la présence de Dieu en elle.
« Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec toi, mon Dieu, un long dialogue… Je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel » (242).
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Merci beaucoup Michel de ce long et passionnant cheminement au fil de la série d’articles intitulés Prière, et que prolonge avec force l’évocation de Etty Hillsum, dont il faut lire, relire et faire lire le journal »Une vie bouleversée.
Vous offrez ainsi un viatique précieux pour notre période de bouleversements qu’il nous faut accueillir en étant des vivants, vivants en Dieu comme les mystiques que vous nommez.
Bien cordialement,
Anne et Paul Valois
je me pose une question : puisque le travail de débroussaillage est en partie fait, pourquoi ne pas en écrire un (petit) livre ?
Mais 1- Pour quel publique ? Les gens s’en foutent, et et 2- Je suis fatigué
Alors, à quoi bon ?
amicalement
M.B.
Même dans ses moments les plus « bas », je n’imagine pas Etty écrire « à quoi bon ? »
Vous connaissez sûrement mieux que moi Bernanos, et ces mots lors d’une conférence sur l’Espérance, deux ans après l’envol d’Etty : « Le démon de notre cœur s’appelle « À quoi bon ! ». L’enfer, c’est de ne plus aimer.
Olivier
Et ce démon m’attaque, moi aussi. Lui résister c’est lutter jusqu’au bout.
Merci, M.B.