UTOPIE NAZIE, CHRÉTIENNE, ISLAMIQUE : la fin du monde

L’utopie mène l’humanité depuis ses origines, et elle la mène au chaos.

Ce qui la caractérise, c’est la volonté d’établir une société parfaite. Elle balance entre le rêve et le projet, l’imaginaire et le programme, entre u-topia (le lieu qui n’est pas) et eu-topia (le lieu du bien).

Au 6e siècle avant J.C., elle a pris en milieu juif une forme religieuse qui a marqué définitivement le destin de la planète : le messianisme (1). J’en ai retracé le parcours dans Naissance du Coran, mais nous partirons ici de son expression la plus récente, le nazisme (2).

1. L’utopie et le rêve

Hannah Arendt définit l’utopiste comme un être « pour qui la distinction entre réalité et fiction n’existe plus. » Pour lui il n’y a plus de limites, la morale traditionnelle s’efface devant l’urgence du rêve à accomplir. Les nazis se disaient conscients « qu’on ne pourra jamais parvenir à une société où tout serait parfait », mais ils ne craignaient pas de vouloir l’impossible (une humanité purifiée), quitte à « paraître étranges » – c’est-à-dire à transgresser toutes les lois communes à cette humanité.

Comme les religions, l’utopie possède une vérité supérieure à toutes les autres. Pour le judaïsme, le christianisme et l’islam, cette vérité a été dictée par Dieu à des prophètes : elle est donc aussi absolue que Dieu lui-même, la remettre en cause c’était prendre la place de Dieu. Pour le communisme, cette vérité est historique et sociologique, pour le nazisme elle était scientifique : la remettre en cause c’était refuser le sens de l’Histoire.

2. Les dogmes

Cette vérité s’exprime dans des textes : quiconque ose entreprendre une exégèse critique de ces textes est un blasphémateur, puisqu’on ne critique pas Dieu. Et quiconque souille les lieux sacrés révélés par ces textes est un profanateur.

Blasphème et profanation sont les enfants naturels de l’utopie.

Ces textes, « ce n’est pas pour être lus et compris qu’ils sont imprimés, peu importe que [les croyants] soient de fins connaisseurs de leurs doctrines. Ils sont diffusés pour être exhibés comme un signe de reconnaissance, un moyen de se distinguer de l’ennemi » – et de le distinguer, pour mieux l’abattre.

3. Les rites

« L’important ce n’est pas le contenu théologique, mais la croyance et ses manifestations publiques. » L’utopie est organisée autour de rites et de liturgies minutieusement détaillés et scrupuleusement respectés par les fidèles.

Parce qu’elles ne s’adressent pas à l’esprit mais au subconscient, ces liturgies touchent les masses. Il ne s’agit pas de comprendre, mais de « faire Église. » Le rite obtient des fidèles, ignorants ou enfants, une adhésion plénière. Il organise une collection d’individus en un tout malléable : c’est pourquoi la première décision du Concile Vatican II a été une réforme liturgique, dont on sait quelles résistances elle a rencontré dans un peuple catholique qui voyait sa cohésion et son identité menacés par le changement de rituel.

4. Utopie et manichéisme

« Le monde actuel est mauvais, dit l’utopiste. Il est nécessaire de l’anéantir pour faire advenir le monde parfait. »

La lutte entre le bien et le mal fédère toutes les utopies. Sa version religieuse a été mise en forme littéraire par les Esséniens au tournant du 1er millénaire, pour devenir la colonne vertébrale du christianisme et du Coran – qui rêvent de revenir au paradis perdu par la faute d’Adam (3). Ou bien du communisme, qui rêve à la fin des classes sociales, ou encore du nazisme qui rêvait d’une humanité aryenne. Par-delà leurs différences, toutes ces utopies ont pour perspective une opposition entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, l’aveugle et le voyant.

5. Purification

Puisque l’autre c’est le mal, « il est légitime de le chasser, de l’éliminer, de purifier la cité nouvelle en faisant disparaître tout ce qui pourrait l’altérer. » Le génocide est l’outil naturel de la purification utopique, il a été pratiqué par les chrétiens et les communistes, il est recommandé par le Coran, ce fut la gloire du nazisme. « On peut tout faire au nom de la pureté, le feu purificateur est le moyen de l’utopie. »

6. Le Führerprinzip

Les messianistes croient qu’un chef viendra prendre leur tête afin de purifier l’humanité. Née en contexte juif, l’idée de Messie a été transmise au christianisme et au Coran. Mais dans Naissance du Coran, j’ai montré comment cette idée a évolué de façon dramatique : car dans les faits, ni les chrétiens ni les musulmans n’attendent plus leur salut de la venue du Messie. C’est l’Église qui est devenue le lieu du salut des chrétiens, l’Oumma le lieu du salut des musulmans. Appartenir à l’une ou l’autre de ces deux communautés, c’est être sauvé. Combattre l’autre, c’est travailler pour le Royaume de Dieu, ou marcher dans le Chemin d’Allah. Tuer l’autre n’est plus un péché, c’est une action vertueuse qui procure le salut. Être tué par l’autre, c’est devenir un martyre et aller au paradis.

Sous sa forme religieuse – le messianisme –, l’utopie a fait saigner l’humanité. Elle a encore de beaux jours devant elle, puisqu’elle propose un rêve en lieu et place d’une réalité qu’elle nie, tout en contribuant à son horreur.

                                                                                  M.B., 30 déc. 2014
 (1) Plusieurs articles dans ce blog : cliquez sur le mot-clé « messianisme »
(2) Je m’inspire de l’essai de Frédéric Rouvillois, Crime et Utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, Flammarion, 2014, cité ici entre guillemets.
(3) Voyez Naissance du Coran, chap. 2 : Le Messianisme flamboyant.

12 réflexions au sujet de « UTOPIE NAZIE, CHRÉTIENNE, ISLAMIQUE : la fin du monde »

  1. Ping : CYCLE « LA CIVILISATION OCCIDENTALE » (II) : L’OCCIDENT AU PÉRIL DES MESSIANISMES. L’ISLAM… ET LES AUTRES. | Une vie à la recherche de la liberté intérieure, morale et politique

  2. Ping : IMPOSSIBLE ‘’NOUVEAU MONDE’’ ? E. Macron à la croisée des chemins | Une vie à la recherche de la liberté intérieure, morale et politique

  3. Jean-Claude Lacaze

    Bonjour à tous,
    L’anthropocentrisme radical qui conditionne nos sociétés n’est-il pas une utopie? L’homme d’un côté la nature de l’autre, alors que les sciences de la vie et de la nature nous disent le contraire…
    L’utopie antinature (anti-écologique) est ancrée au plus profond de nous-même. Elle nous conduit dans le mur. On le sait mais nous ne croyons pas ce que nous savons. Le consumérisme n’est-elle pas notre nouvelle religion ?
    La transition écologique va être difficile !
    Le messianisme écologique (selon votre appellation) n’est-t-il pas une solution de sauvetage ?
    Bien cordialement
    J.-C. L.

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  4. combe Jean

    Te serait-il possible d’intégrer dans tes analyses très éclairantes Mao et les Khmers rouges avec leur perspective aussi de créer un homme nouveau ?
    Merci

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  5. duplenne patrick

    je vous ai rencontre dans 29 du cote d audierne
    vous etiez en camping car et moi aussi il y avait du vent et on a cause de dominique fernandez
    quel est votre meileur bouquin de votre plume
    cordialement

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Je vous conseille de commencer par « Le secret du treizième apôtre » (Albin Michel – Livre de Poche). Ensuite, sur ce blog, vous aurez la présentation des autres, et choisirez selon vos goûts.
      M.B.

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  6. Jean Roche

    D’Arthur Koestler (Le zéro et l’infini) : « Le parti niait le libre-arbitre de l’individu – et en même temps exigeait de lui une abnégation volontaire. Il niait qu’il eût la possibilité de choisir entre deux solutions – et en même temps il exigeait qu’il choisît constamment la bonne. Il niait qu’il eût la faculté de distinguer entre le bien et le mal – et en même temps il parlait sur un ton pathétique de culpabilité et de traîtrise. L’individu – rouage d’une horloge remontée pour l’éternité et que rien ne pouvait arrêter ou influencer – était placé sous le signe de la fatalité économique, et le parti exigeait que le rouage se révolte contre l’horloge et en change le mouvement. Il y avait quelque part une erreur de calcul ».

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Vous avez aussi le merveilleux « 1984 » de George Orwell, sur lequel j’ai fait un article dans ce blog.
      Merci, M.B.

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      1. Jean Roche

        Formidable roman, mais à mon humble avis bien moins réaliste. Aucun agent totalitaire n’a dit comme le O’Brien d’Orwell : « Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être… ». Aucun système totalitaire n’a exercé un tel contrôle. A mon humble avis, ça vient d’une illusion sur le système soviétique. Puisqu’il était capable d’arrêter autant d' »ennemis du peuple » en aussi peu de temps, il devait disposer de moyens à la hauteur pour les détecter. En fait, les arrestations étaient largement arbitraires, quand ce n’étaient pas des rafle massives pour satisfaire des objectifs chiffrés d’élimination. Concrètement, une instance locale du NKVD recevait l’ordre d’en arrêter tant (beaucoup) en tant de jours (très peu), débrouillez-vous, sinon… C’était aussi pour alimenter le Goulag, système esclavagiste (ce qu’Orwell ignore).
        Sur les ressorts du totalitarisme, j’ai aussi un essai à placer :

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        1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

          Un roman doit nécessairement s’écarter un peu de la réalité pour donner du goût à l’intrigue. Il force le trait, mais c’est parfois plus vrai que nature…
          M.B.

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          1. nadab

            Mais, l’Utopie ou plutôt le De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia, fut au départ un roman et si l’auteur avait choisi ce titre, c’est bien parce qu’il désignait un lieu qui n’est nulle part. La réalisation de ce qui y est exposé n’était aucunement envisagée ! il voulait faire réfléchir ses contemporains
            Jusqu’à preuve du contraire, le cher Thomas More n’était en rien un idéologue sectaire et il est mort en raison de sa résistance au totalitarisme. il me semble que nous devons au moins à sa mémoire de ne pas employer le terme d’utopie dans un sens qui n’est pas le sien, pour désigner n’importe quelle chimère et, surtout la tentative délirante et cruelle d’en entreprendre la concrétisation.
            Pour être clair, 1984 d’Orwell est du registre de l’utopie, le nazisme pas le moins du monde !

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