L’homme enfonça son bonnet en papier sur sa tête, coinça la flûte sous son bras gauche et sortit dans le jardin. C’est là, au milieu des massifs de fleurs, qu’il avait tant aimé autrefois construire ses rêves. Et puis… Et puis un jour, il avait compris que les rêves lui offriraient une carrière, la notoriété. La gloire peut-être, de l’argent, sûrement.
Il sortit par le portail et déboucha sur le trottoir. Entièrement renfermée sur elle-même, la Ville était divisée en deux par un grand boulevard central que les habitants, qui n’étaient plus à une simplification près, appelaient « le Centre ». À droite du boulevard s’étendait un quartier plutôt cossu (certains y avaient encore un peu de travail, chose rare), tandis qu’à gauche une population désœuvrée, mélangée, vivait dans des barres d’immeubles insalubres. Entre la droite et la gauche de la Ville, c’était la guerre : une haine ancienne, tenace, absurde entre deux populations irréconciliables, telle que si l’une disait ‘’blanc’’ l’autre, automatiquement et sans même y penser, disait ‘’noir’’. Dans les écoles du quartier droit on enseignait que ‘’deux et deux font quatre’’ alors que dans celles de gauche les bambins apprenaient que ce calcul repose sur une vision faussée de l’univers, qu’il est le fruit du conservatisme réactionnaire et bourgeois. Pour les enfants de progressistes gauchiers deux et deux font plus que quatre, doivent faire plus que quatre puisqu’en face, on affirme le contraire.
Les riverains du boulevard du Centre auraient bien aimé rassembler le quartier de droite et celui de gauche : « Il y a de la place, disaient-ils, le boulevard est large et en plus il est surélevé, venez nous y rejoindre ! » C’est vrai, le boulevard du Centre avait été construit sur les gravats des vieux quartiers d’union nationale datant de l’immédiat après-guerre. À sa droite comme à sa gauche, le terrain descendait en pente douce vers l’extérieur de la Ville. Mais les droitiers comme les gauchiers préféraient suivre leur pente, même si elle ne menait à rien d’autre qu’à des terrains vagues au-delà desquels s’étendait le vaste monde, hostile, prédateur, et contre lequel chacun (de droite comme de gauche) entendait lutter en l’ignorant, en le méprisant, en l’insultant. Et si, timidement, certains faisaient remarquer que depuis la fermeture de la Ville sur elle-même, les habitants manquaient de tout, que leur monnaie ne valait plus rien, que les prix grimpaient et que l’ancienne gloire de la Ville (autrefois phare du monde) n’était plus qu’un lointain souvenir, les Consciences leur ordonnaient de se taire et de se réjouir que leur pain de sciure contienne encore 30 % de vraie farine.
Les Consciences étaient dans la Ville ceux qui savent. Ils sortaient tous d’une seule et même école, l’École Nationale d’Abrutissement familièrement appelée E.N.A. Ils y apprenaient la Pensée Unique, celle qui soumet les réalités du monde extérieur à la volonté des sachants. Au sortir de l’E.N.A. ils ne parlaient plus la même langue que les habitants de la Ville, mais cela leur importait peu puisqu’ils se comprenaient entre eux, puisqu’ils pensaient juste et qu’ils pliaient la réalité dans le carcan de leurs grandes phrases. Pour éviter toute friction avec une population qui se cognait aux murs du réel, l’E.N.A. répartissait les futures Consciences, selon des quotas égalitaires, dans le quartier de droite comme dans celui de gauche. Autant d’abrutis dans l’un que dans l’autre. Comme les Consciences avaient seules accès à la presse, à la Tévé et aux haut-parleurs qui tapissaient les murs des deux quartiers, les droitiers et les gauchiers n’étaient pas désorientés quand (cela arrivait) ils passaient d’un quartier à l’autre. Partout c’étaient les mêmes mots, les mêmes discours, le même matraquage verbal. Seule différence : dans le quartier de droite les phrases se lisaient de gauche à droite, et dans le quartier de gauche il fallait les entendre et les comprendre de droite à gauche. Mais le contenu était bien le même, ce qui confortait les gens dans leur admiration pour la science de leurs Consciences.
Quand au boulevard du Centre, comme aucune Conscience n’y habitait, on conseillait à leurs habitants de se tenir au milieu de la chaussée et d’écouter en même temps un discours de l’oreille droite, l’autre de l’oreille gauche. La synthèse se ferait automatiquement dans leur crâne, nécessairement et comme d’elle-même. Les riverains du Centre étaient devenus des spécialistes de la synthèse, et les statistiques montraient que leur sommeil était bien meilleur que celui de leurs voisins de droite comme de gauche.
Ils devaient juste prendre garde à la circulation. Car au lendemain de leur prise de pouvoir, les Consciences avaient décrété que les horloges du quartier droit tourneraient dans un sens et celles du quartier gauche dans l’autre, de même que les voitures rouleraient à gauche ici et à droite là. Mais quand le boulevard Central avait dit que si c’était comme ça, la circulation s’y ferait uniquement au centre de la chaussée, le nombre élevé de collisions automobiles avait obligé la Ville à porter l’affaire devant les tribunaux. En attendant la sentence ultime de la Cour de cassation, les garagistes de droite comme de gauche se frottaient les mains.
L’homme déboucha sur le boulevard du Centre et hésita un instant. Le moment était-il venu, celui de l’apothéose de sa carrière ? Pour échapper au Revenu Universel distribué aux habitants de la Ville afin qu’ils restent chez eux à ne rien faire, il avait demandé à bénéficier d’une dérogation qui autorisait certains – rares – à travailler. Quand on lui avait demandé quelle profession il exercerait, il avait écrit sur le formulaire « Marchand de rêves ». Son dossier avait été accepté, les Consciences estimant que le rêve avait un bel avenir dans la Ville et que – peut-être – on pourrait même l’exporter dans le monde extérieur ce qui rapporterait des devises fortes.
Depuis, il embouchait sa flûte soit dans le quartier de droite soit dans celui de gauche, alternativement. Dès qu’ils l’entendaient les habitants, ravis, se mettaient aux fenêtres puis descendaient dans la rue pour l’écouter. Il leur parlait de la Révolution du Bonheur votée par les Consciences : dorénavant, l’égalité serait réelle, l’économie productive, les femmes semblables aux hommes (sauf certains détails anatomiques sans importance), les enfants fabriqués en laboratoire et le travail partagé entre tous. Comme il y avait très peu de travail, on ne travaillerait que par roulement, quelques heures chaque mois et seulement les mois bissextiles. Séduits par la musique des mots ils le suivaient en chantant et en dansant, le long des rues lépreuses et des squares interdits aux étrangers de la Ville.
Car la Ville avait été interdite aux étrangers, « ces parasites qui nous volent le peu de travail qu’y ya ». Personne n’avait plus envie de travailler (à quoi bon, on était payé sans rien faire), mais on avait peur que les migrants ne s’attaquent à l’oisiveté salariée qui faisait de la Ville une enclave, enviée dans le reste du monde par l’immense foule des gens à peau colorée qui travaillaient pour nous.
Le marchand de rêves hocha la tête : oui, le moment était venu, il avait épuisé son stock de belles paroles, de formules ronflantes. Souvent, des Consciences se mêlaient discrètement à la foule droitière ou gauchère pour se ressourcer en écoutant la fraîcheur des rêves égrenés comme une litanie par le marchand à la flûte. « Certes, disaient-ils, il ne sort pas de l’E.N.A., mais il a comme nous le talent de l’abrutissement collectif. Surtout, il est capable d’énoncer la Pensée Unique dans un langage que les gens de droite comme de gauche comprennent, ce qui – il faut bien le reconnaître – n’est plus notre cas. Ce peuple d’ignorants l’écoute mieux que nous, il est populaire. » Quelques Consciences avaient même forgé pour le marchand de rêves le mot populiste, mais ce vocable avait été proscrit du vocabulaire officiel comme imprécis et surtout vulgaire. Qu’on habite à droite ou à gauche du boulevard du Centre, on avait quand même ses élégances et ses scrupules de conscience.
Aujourd’hui il ne parlerait pas, il se contenterait de jouer de la flûte. Les mots n’étaient plus nécessaires, ils n’avaient plus aucun sens et seule leur musique comptait. Elle charmait l’oreille du peuple, réchauffait son cœur et ne courait pas le risque de nourrir les esprits, ce qui aurait pu les réveiller. Les Consciences le laissaient libre d’exercer son apostolat, à condition que rien ne change ni dans les têtes, ni dans les comportements. « Un bon citoyen est un citoyen qui ne pense pas et se contente d’applaudir », telle était la consigne qui s’étalait sur les murs de la Ville, à droite comme à gauche du boulevard Central.
Il inclina la tête et porta la flûte à ses lèvres. Immédiatement une foule immense, venant des quartiers de droite comme de gauche, déboula boulevard du Centre. Quand il les vit, leurs yeux extasiés dans l’attente du Bonheur à venir, il fit d’abord circuler son bonnet pour qu’ils le remplissent à ras bord de billets de banque. Certes, cet argent n’avait aucune valeur au-delà des limites de la Ville, mais comme il n’avait pas l’intention d’en sortir pour risquer d’affronter l’inconnu mondial, hostile et dangereux…
Il les entraîna musicalement à sa suite vers le nord de la Ville. Là-bas, à la frontière récemment et fermement rétablie avec le monde extérieur, il y avait un escarpement qui dominait en contrebas des amas de rochers acérés. Lui resterait au bord tandis que les habitants de la Ville, subjugués par le charme de sa musique, aveuglés par leur confiance envers le marchand de rêves, se précipiteraient l’un après l’autre (mais en chantant) dans le vide.
Cela ferait autant de Revenus Universels en moins à distribuer. Satisfaites par ce rééquilibrage démographique indispensable au bouclage du budget de la Révolution du Bonheur – budget toujours largement déficitaire, d’où l’inflation galopante -, les Consciences le féliciteraient. Peut-être même lui accorderaient-elles une prime exceptionnelle, en fonction du nombre de morts heureux.
Seulement lui, il avait bien l’intention que cette prime lui soit versée en monnaie forte du vrai monde. Depuis longtemps il avait envie de s’acheter au marché noir de gauche (à droite, il s’appelait le « marché blanc ») un bonnet en plastique imitation cuir. Or le plastique était devenu introuvable dans la Ville, comme tant d’autres denrées produites par les malheureux du monde extérieur qui n’avaient pas encore fait leur Révolution du Bonheur.
Arrivé au bord de l’abîme, il s’effaça pour laisser passer les vieux, les femmes, leurs maris et leurs beaux enfants qui lui souriaient avec gratitude, avant de sauter dans le vide.