Amsterdam, février 1942. Les corps ont froid, et les cœurs sont glacés par la ‘’Solution finale’’ que les Allemands commencent à mettre en place. Froidement, méthodiquement.
Une jeune Juive hollandaise, Etty, 27 ans. Belle comme l’aurore, intelligente, douée pour tout, ultra-sensible (un peu écorchée vive ?). Amoureuse de son professeur et maître pour qui elle se veut une sœur, une mère, une amie, une fan mais ni une épouse ni même une amante.
Devant elle, devant eux tous s’ouvre le gouffre du vernichtung, l’anéantissement par le feu des Nazis.
Bouleversé, son ami Jan la rencontre à l’université où elle étudie : « Les brutes, ils l’ont démoli ! » Un de leurs amis commun vient de mourir sous la torture dans les caves de la Gestapo. Affichée au mur, la liste des cours suspendus : leurs meilleurs professeurs, Juifs, ont été raflés par la police hollandaise au service des SS.
Jan raconte : « On les a arrachés du lit et internés, en pyjama, dans un ancien couvent plein de courants d’air et sans chauffage. La plupart sont âgés, de santé fragile. Ils ont bien assez de force morale, mais pour combien de temps ? On cherche à les humilier, à les abrutir, à les pénétrer d’un sentiment d’infériorité ».
Ils sortent en silence de l’université. Dans le boulevard parcouru par un vent glacial, Jan s’arrête soudain et lance un cri vers le ciel : « Qu’a donc l’homme à vouloir ainsi détruire ses semblables ? »
Etty ne répond pas. Ils font quelques pas. Elle se tourne vers lui : « Les hommes, les hommes ! N’oublie pas que tu en es un ! La saloperie des autres est aussi en nous ! »
Quand ils tournent l’angle du boulevard, une rafale de vent les frappe avec violence. Le souffle coupé, Etty poursuit : « Et je ne vois pas d’autre solution, vraiment aucune autre solution, que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, si nous ne l’avons pas d’abord corrigé en nous. »
Un camion rempli d’uniformes vert les dépasse. Etty le regarde s’éloigner, puis : « La leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs ».
Jan l’interrompt : « Et les camps de concentration ? Tout le monde à Amsterdam sait où vont les Juifs qu’on voit passer en colonnes ! »
Un silence. Et tout doucement, comme se parlant à elle-même, Etty : « Quand on a une vie intérieure, peu importe, sans doute, de quel côté des grilles on se trouve ». (1)
Elle a été élevée dans un milieu indifférent à la transcendance. Au début de la guerre c’est une étudiante en philosophie, sceptique, facilement dépressive. En novembre 1941, alors que la guerre s’installe pour longtemps, elle note dans son journal : « Angoisse devant la vie à tout point de vue. Dépression totale. Dégoût. Angoisse ». Huit mois plus tard (juillet 1942), peu après le dialogue avec Jan : « Bon. On veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Mais la certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre ».
Qu’est-ce que c’est que cette « certitude acquise » ? Que s’est-il passé en huit mois ? Ȧ quel moment cette certitude a-t-elle été « acquise » ? Au début elle ne sait pas la nommer, elle l’appelle « retour sur soi » puis « vie intérieure ». Mais très vite, elle la nommera : ‘’Dieu’’.
Quel Dieu ? Elle ne sait pas, ce n’est pas son problème, elle n’est pas théologienne. Ce qu’elle sait (parce qu’elle vient de l’expérimenter), c’est qu’elle ne peut plus vivre sans lui. Qu’elle vit de lui, qu’elle vit en lui. Et qu’aucun mot ne peut rendre compte de cela.
En quelques mois elle a accompli un parcours éblouissant, de l’incroyance angoissée à une « certitude acquise », de la désespérance nocturne à la lumière d’un ‘’Dieu’’ inattendu qui vient de faire irruption dans sa vie.
Et qui va immédiatement s’incarner dans la réalité la plus sordide. Un an plus tard elle est bénévole, encore libre, au camp de triage de Westerbrok, le Drancy hollandais. L’antichambre de la mort. Dans ce lieu de souffrance, elle fait preuve d’un altruisme absolu. Elle soutient les détenus de passage, écrasés d’angoisse, qui l’appellent ‘’l’ange’’. Et elle note (c’est la dernière phrase de son carnet) : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies ».
Il ne faut pas passer à côté de ces êtres lumineux. Car comme Jan, aujourd’hui nous avons envie de crier : « Qu’ont donc les hommes à vouloir détruire leurs semblables ? » Comme lui, nous demandons que faire pour améliorer ce monde bouleversé ? Comment venir en aide à tant d’angoisses, tant de souffrances à notre porte ? Etty répond : « Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans ce monde extérieur, si nous ne l’avons pas d’abord corrigé en nous ».
Pendant quelques mois elle va faire des aller-retours entre Amsterdam et le camp de Westerbrok. « Quand on a une vie intérieure, peu importe de quel côté des grilles on se trouve ». Ȧ son tour, elle sera envoyée à Auschwitz et gazée en novembre 1943.
Nous reparlerons d’Etty Hillesum, de son parcours fulgurant, de sa découverte inattendue de ‘’Dieu’’ qui la mènera à un haut degré d’expérience mystique. Elle a quelque chose à nous apprendre, aujourd’hui.
« Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur« . Saurons-nous « chercher en nous-mêmes et pas ailleurs » ?
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Bonjour,
Peut-être vais-je, par ce qui suit, trop anticiper ce que vous allez nous partager d’Etty Hillesum. Mais je crois que vous filtrez avant de publier. Je ne me sentirais pas « censuré » si vous ne publiez pas. Etty m’a beaucoup aidé quand je veillais, de 2002 à 2006 sur notre fils Benjamin, dans le coma, avant sa « naissance au Ciel ». Olivier
Citation d’Etty autour de ce qu’elle nomme « Dieu » :
« Je me recueille en moi-même. Et ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille je l’appelle Dieu » et tout à fait similaire « parvenir à rejoindre en soi même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu » ou encore : « je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu ».
« Être à l’écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais
par une urgence intérieure. Et ce n’est qu’un début. Je le sais. Mais les premiers balbutiements sont
passés, les fondements sont jetés. »
« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre à jour. »
« Ma vie est une perpétuelle écoute « au-dedans » (hineinhorchen dit le texte allemand) de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute Dieu»
»Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres; je prendrai pour principe d’ « aider Dieu » autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point»
« Dire que l’on a assez d’amour en soi pour pardonner à Dieu ! »
« Ici, le jour s’éparpille en mille fragments, la grande plaine a disparu et Dieu lui-même s’en est allé; si cela continue, je vais recommencer à m’interroger sur le sens de tout et de rien, ce qui, loin d’être le signe de profondes méditations philosophiques, prouve seulement que je ne vais pas très bien »
« Si Dieu cesse de m’aider se sera à moi d’aider Dieu…Je prendrai pour principe « d’aider Dieu » autant que possible, et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi…Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte. C’est à toi, au contraire, de nous appeler à rendre compte un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement, à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrites en nous… Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus clairement : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t ‘aider- et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes ».
« La grande œuvre qu’il a opérée en moi: il (Spier) a déterré Dieu en moi et lui a donné vie, et maintenant je dois continuer à creuser et chercher Dieu dans les cœurs de tous les hommes que je rencontre, dans tous les coins de cette terre. »
« Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes – unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière. »
Je ne connaissais pas Benjamin et je ne vous connais que par internet. Mais à partir de maintenant, Benjamin fera partie de tous « mes morts » pour lesquels je prie sans cesse. Et pour vous aussi, comme pour tous mes lecteurs inconnus.
Merci des textes d’Etty. Oui, j’ai « filtré » pour tracer d’elle un parcours linéaire minimal. Le format d’un blog est contraignant !
Dans 15 jours, je pense tirer qques conclusions de ce parcours.
Amicalement, M.B.