… ET NOUS ? (Prier VII)

  « Nous entrons dans une période de turbulence mondiale comme il s’en produit à intervalles réguliers. Mais… cette période-là sera plus dangereuse encore que les précédentes… et il y aura beaucoup de souffrances ». Aiguillonné par cette constatation inquiétante, je posais la question : que faire ? Que faire pour tenir tête à l’adversité qui s’annonce ?

Et je rappelais ces hommes du passé qui ont su affronter les catastrophes et les épreuves les plus terribles grâce à leur lente découverte de la prière – c’est-à-dire de l’identité de ‘’Dieu’’. Jusqu’au dernier des prophètes juifs, Jésus. J’aurais pu continuer, car la tradition chrétienne est riche en hommes et femmes qui ont emprunté ce chemin à la recherche du contact avec l’Invisible. On les appelle mystiques, un mot qui fait penser à des extases extraordinaires mais qui recouvre le plus souvent l’humble témoignage de gens saisis par la passion de ‘’Dieu’’.

Quantité de livres ont été écrits par et sur ces mystiques, d’Origène (3e siècle) à Yvonne-Aimée de Malestroit († 1951). Cela fait beaucoup de mots, beaucoup de phrases à lire, alors qu’ils n’ont jamais cherché qu’une chose : le silence qui suit les mots quand on a refermé le livre.

Les mystiques estampillés par une Église chrétienne, juive ou musulmane sont les seuls qui ont laissé une trace dans l’Histoire. Célèbres, admirés, vénérés pour leur parcours et leur message exceptionnels, certains ont été des faiseurs de miracles et entraient en extase comme on prend le train. Bref, des gens très remarquables mais qui n’avaient rien de commun avec nous, pauvres de nous.

Cette méprise est trop facile. Car quand on les fréquente longuement, ces mystiques apparaissent étonnamment semblables à nous. Ce sont des gens ordinaires, avec un début de parcours parfois médiocre, qui ont su saisir ‘’quelque chose’’ qui passait à leur portée. ‘’Quelque chose’’ qu’ils n’attendaient pas les a surpris et haussé au-dessus d’eux-mêmes.

Voilà toute la différence entre eux et nous. Car ce ‘’quelque chose’’ qu’ils ont su attraper au vol dans un moment de disponibilité intérieure, ce ‘’quelque chose’’ se présente au moins une fois dans une vie, à l’improviste. Parfois c’est après des remises en question douloureuses. Parfois après un grand trouble, un choc, une crise. Parfois aussi sur le constat de la médiocrité de la vie menée jusque-là. Toujours sur le sentiment (conscient ou inconscient) d’un manque, d’une faiblesse. Alors un déclic intérieur se produit, comme si une main secourable sortait des ténèbres. Certains laissent perdre cette occasion, d’autres la saisissent : ce sont les mystiques

Dans leurs lourds discours, les théologiens ont appelé ce moment particulier « l’irruption de la grâce ». Ils en ont fait une initiative qui vient de ‘’Dieu’’, et ne dépend pas de nous. Écartons cette ‘’pesanteur de la grâce’’ pour revenir aux expériences vécues et décrites par les mystiques.

Ils parlent d’un moment inattendu dans leur vie, que rien ne laissait présager – bien que la plupart aient été alors en attente de quelque chose. En attende de quoi ?

Une sorte de fenêtre intérieure s’est ouverte au milieu de leur nuit. Ce jour-là ils ne l’ont pas fermée : ils se sont approchés d’elle, se sont penchés, ont entrevu un chemin qui poudroie à travers l’inconnu. Et ils ont pris un risque – surmontant parfois leur éducation, leur sensibilité, leurs préjugés -, le risque d’enjamber la fenêtre et de s’avancer sur ce chemin dont ils ne savaient rien.

Première étape : il fallait ‘’voir’’ cette fenêtre qui s’ouvrait pour eux. Cela pouvait être une rencontre, un événement, une lecture, un paysage, une souffrance… quelque chose qui les a sortis d’eux-mêmes, les a incités à s’extraire du bunker des habitudes, des paresses, des pressions familiales et sociales. Cette opportunité qui passait à portée de leur main ou de leur conscience, ils l’ont saisie sans hésiter. Sans savoir ni comment, ni où, ni à quoi cela les mènerait : ils ont quitté le connu pour accepter l’inconnu.

Sur ce chemin-neuf ils se sont sentis à la fois désorientés et puissamment soutenus par la richesse de leur expérience, la paix qui s’emparait d’eux. Ils ont commencé à dialoguer avec cette force invisible qui semblait avoir ouvert la fenêtre, et par laquelle ils se laissaient guider.

Le temps passant, ils ont établi avec l’Invisible une relation personnelle, forte, de plus en plus confiante : celle d’un enfant avec son père. La ténèbre pour eux n’était plus ténèbre, et la nuit comme le jour illuminait (1).

Chez certains enfin la relation est devenue intime, au point qu’ils ont appris à se taire pour écouter une parole au-delà des mots, et qui sait se faire entendre avec force à ceux qui laissent la fenêtre ouverte.

Des mystiques ignorés qui s’ignorent

L’un ou l’autre de ces cheminements est beaucoup plus fréquent qu’on ne pense. Grands et petits, savants et illettrés, puissants et misérables, nombreux sont ceux qui prient sans le savoir. Ils n’ont pas tourné le dos à la fenêtre quand elle s’entrouvrait, ils l’ont franchie sans y penser. Ils ne savent pas mettre des mots sur ce ‘’quelque chose’’ qui leur a fait signe au-delà des apparences – et d’ailleurs, ils ne souhaitent pas en parler.

Ce sont des mystiques qui s’ignorent.

Si l’on y est attentif, on entrevoit ainsi dans ce monde une banalité de la force intérieure qui fait pendant à la banalité du Mal dont parlait Hanna Arendt. La résilience de ces mystiques anonymes est grande : mieux que d’autres, ils sauront tenir tête aux turbulences à venir.

Il y a donc autant de façons de prier que d’êtres humains. Et de même qu’il est parcouru par les forces de l’Éveil, depuis ses origines notre monde est un monde qui prie.

Quand tu tournes le dos à la fenêtre qui s’ouvre, à la main tendue, c’est le prince du Mal qui l’emporte sur toi.

Quand tu fermes les yeux et le cœur à la discrète lumière, le Mauvais, l’Adversaire t’emporte en ces lieux ténébreux où il prospère.

Quand tu acceptes qu’il y ait autre chose en toi qui te mène plus haut que toi, tu es prêt pour la prière.

Quand tu dis des formules, quand tu t’appuies sur les choses créées pour te tourner vers l’Incréé, c’est déjà de la prière

Quand tu laisses les mots et les images pour faire en toi silence, fut-ce pendant un court instant, c’est la prière.

Et quand, dans ce silence, tu sais que tu es en présence du monde invisible et de ceux qui l’habitent, remercie ‘’Dieu’’ et avance dans l’inconnu lumineux. Tu iras de commencements en commencements, vers des commencements sans fin.

                                                                                                        M.B., 19 mai 2023
                                                Les VII articles de cette mini-série forment un tout
(1) Psaume 138

Une réflexion au sujet de « … ET NOUS ? (Prier VII) »

  1. Serge

    Merci infiniment pour cet écrit particulièrement. Des mots qui font plonger ds une grande sensibilité et une belle vérité.

    Répondre

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