Archives de catégorie : CRISE DE L’OCCIDENT

L’occident chrétien en crise.

LE MESSIANISME, DANGER PLANÉTAIRE (Juifs, évangélistes, musulmans…)

          Y a-t-il une clé pour comprendre l’Histoire contemporaine ?

Tout commence avec le roi David, autour de 1000 avant J.C.

Le territoire occupé par les juifs était alors minuscule : il allait du sud-Liban (plateau du Golan), jusqu’à l’extrémité du Néguev. A l’ouest, la bande côtière en était exclue : mais il mordait un peu sur la Transjordanie, à l’est.

Quarante ans plus tard, lorsque David meurt, son royaume – dit-on – se serait étendu de la Méditerranée à la mer Rouge et de la mer Rouge à l’Euphrate. « De la mer à la mer, du Fleuve au bout de la terre » (Ps 72,8) : tel était le mythique Royaume de David. Le Liban aurait été avalé, la Syrie digérée par David : Damas n’étant plus qu’une sous-préfecture de Jérusalem.

Ce Royaume de David pouvait donc rivaliser avec les plus grands empires voisins.

Jérusalem devient son centre religieux quand Salomon (le fils de David) y construit un Temple. Mais à sa mort (en 930), le beau royaume éclate en morceaux. Le nord est finalement reconquis en 722 par l’Assyrie, qui déporte sa population. En 587, c’est Jérusalem qui est prise à son tour, et les juifs sont déportés pour la deuxième fois à Babylone. Le Temple de Salomon est détruit.

Le « Royaume de David », n’aurait duré que deux générations.

Mais en réalité, a-t-il seulement existé ?

 FABRICATION D’UN MYTHE 

C’est dans l’exil des déportations que va naître un mythe tenace, qui est à l’origine de tous nos déboires. Un mythe à deux facettes :

1- Une terre conquise par la force et la violence 

Si l’on en croit le Livre de Josué, les douze tribus juives (fuyant l’Égypte vers 1200 avant J.C.) s’étaient appropriées la « Terre Promise » par une conquête militaire violente : « Tous ses voisins se sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais Josué est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivis jusqu’au Liban » (1).
La Bible décrit ensuite avec complaisance le premier génocide palestinien : Josué attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. « Tous sont passés au fil de l’épée : c’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans un seul survivant » (2).

En réalité, les choses se sont passées tout autrement.
Fouille après fouille, les archéologues découvrent qu’il n’y a jamais eu de conquête violente de la Palestine. A leur arrivée, les nomades juifs faméliques, sans armes et sans expérience militaire, n’ont provoqué aucune réaction de rejet : il n’y a pas eu de coalition contre eux, pas de grandes batailles, pas d’effondrement des murailles de Jéricho au son des trompettes. Les juifs n’ont pas conquis le pays par la force de leurs armes : ils se sont intégrés sans violence, paisiblement, avec le temps.
Sans-papiers, ils ont été régularisés par des voisins débonnaires, dont ils ont fini par adopter le style de vie, la culture – et (en bonne partie) la religion.

Des siècles plus tard, leurs descendants anéantis par l’invasion de l’Assyrie sont déportés en masse au bord des fleuves de Babylone. Là, ils se rendent compte qu’ils courent un grand danger : être assimilés.
Disparaître, par dilution, dans la prestigieuse culture (et dans la religion) de l’Assyrie.

Par l’effet mécanique d’une contagion lente, insidieuse, ils risquent à Babylone de perdre leur identité juive. Une solution finale du peuple juif, sans chambre à gaz.

Comment réagir ? Pour continuer d’exister, les exilés juifs se raccrochent au souvenir rêvé d’un passé de conquérants. Ils s’imaginent une origine glorieuse et militaire, une occupation de la Palestine dans la violence et dans le sang. L’invention de cette épopée héroïque de pionniers avait un but, leur redonner confiance en eux-mêmes : un jour, comme déjà dans ce passé fictif, ils prendront les armes, un jour ils redeviendront forts, un jour ils retourneront à Jérusalem et rétabliront le Royaume de David à la pointe de leurs épées.

C’est le moment où les premiers textes de la Bible sont mis par écrit : le mythe de la « conquête violente de la Palestine » s’introduit dans la mémoire d’Israël, il fera désormais partie de l’identité juive.

2- Un roi mythique : David

Sous le coup de l’exil, ils vont ensuite relire l’histoire ancienne du roi David, et en faire une bande dessinée : il se serait (dit-on) introduit dans Jérusalem par surprise, pour la mettre à feu et à sang. Aurait repris leurs terres aux Philistins, conquis le Liban, l’Assyrie, la Transjordanie, le désert du Sud, par la force invincible des armes juives.

Un héros juif, pour des juifs humiliés.

Ils vont faire plus, et prêter à Dieu une promesse solennelle faite à David : lui, Dieu, viendra habiter sur la colline de Jérusalem, dans un Temple.

« Mais ce Temple, dit Dieu, c’est ton fils qui me le construira – pas toi »

Tiens ? Pourquoi donc le Temple, symbole de l’union entre Dieu et son peuple de conquérants, ne sera-t-il pas construit par David le conquérant – mais par son fils ?

Parce que la Bible ne dit pas la vérité. Et cette vérité, elle a été récemment mise à jour par les archéologues. Les fouilles se succédant sur le terrain de ses « conquêtes », il apparaît que David n’a pas laissé l’empreinte d’un grand chef militaire. Des bagarres entre voisins, certes, qui lui ont tout juste permis de s’installer à Jérusalem, d’y construire un (petit) palais, et de conquérir une partie seulement du territoire des Philistins. Mais il n’a pas étendu son royaume jusqu’à l’Euphrate, il n’a pas dominé le Liban et l’Assyrie. Ni fait de Jérusalem une grande capitale : il n’en avait pas les moyens.
Ce n’était qu’un petit chef de bande local, meurtrier à l’occasion. Pour ses voisins, une simple canaille. Son nom n’apparaît dans aucune chronique du Moyen-orient : un bandit sans relief.

En revanche son fils, Salomon, a été un très grand roi. Rompant avec le comportement crapuleux de son père, il va mener pendant 40 ans une habile politique d’alliances tous azimuts avec ses voisins du Nord et du Sud. Il négocie des traités commerciaux avantageux, fait la paix avec l’Assyrie, et Israël devient la plaque tournante du Moyen-orient. Sans guerre, sans violence, Salomon a transformé le petit État-voyou de David en puissance régionale reconnue, et respectée.

Il a alors les moyens de son ambition : construire un Temple à Jérusalem, pour le Dieu juif. Un Dieu qui pourra s’asseoir à la table des Grands, car son Temple est magnifique.

Quand les exilés (bien plus tard) écrivent la Bible, ils vont juger très sévèrement Salomon, mais faire de David un héros fondateur. Pourquoi ?

Parce que Salomon, en s’alliant avec les puissances voisines, avait accepté que leurs dieux soient introduits, dans son royaume, à côté du Dieu juif. Là aussi, c’était un geste politique habile : rien ne cimente mieux une paix entre royaumes limitrophes, sur terre, que la bonne entente de leurs dieux, au ciel.

Pendant leurs exils à Babylone, les déportés avaient côtoyé ces mêmes dieux, et identifié en eux un danger mortel pour leur identité juive. Pas question donc d’accorder à Salomon sa juste place dans l’Histoire : c’eût été donner en exemple aux juifs une cohabitation pacifique, et même heureuse, entre le Dieu d’Israël et d’autres que lui. Ils ont préféré transformer un chef de bande médiocre, sans envergure,  en icône d’un grand roi, choisi par Dieu, consacré par l’onction, son fils (et donc son représentant) sur terre. Et ils font dire à Dieu :  » David, tu es mon fils : je te donnerai les nations pour héritage (Ps 2). Ton nom sera aussi grand que celui des plus grands de la terre (IISm 7) ».

David va devenir l’étendard d’un peuple humilié, qui rêve d’une revanche toujours aussi introuvable. Une revanche par l’anéantissement des oppresseurs, en exécution des promesses divines. On fait donc de lui un grand chef de guerre, et de sa « conquête » une épopée militaire sanglante aux résultats grandioses. Ce qui prouve que le Dieu d’Israël est bien le meilleur.

La Bible répète ainsi le procédé déjà employé pour Josué. Avec le David sculpté par les auteurs de la Bible, la violence, la survie par la guerre et l’expansion par le conflit – le tout au nom de Dieu – pénètrent profondément dans la culture juive. D’où elles se répandront sur la planète, avec des conséquences incalculables.

Tandis que Salomon, véritable créateur politique d’un grand royaume éphémère, va s’effacer devant son père pour n’être plus (aux yeux de la Bible) qu’un aimable philosophe.

Et David devient l’Oint choisi par Dieu : En hébreu, oint se dit messie. Et en grec, messie se dit christ.

Enfermés dans leurs impasses, privés d’espoir et d’horizon, des juifs dépossédés de leur royaume imaginaire s’inventent un mythe qui va changer le monde : ils inventent le messianisme.

 LE MESSIANISME JUIF

Revenus de leurs deux exils, misérables, menacés par leurs voisins, les juifs trouvent la Palestine à l’abandon. Le second temple qu’ils vont reconstruire n’a ni la splendeur de celui de Salomon, ni surtout sa valeur symbolique – puisque l’ Arche d’Alliance en a disparu. Découragés, fermant les yeux sur leur dénuement, ils rêvent à la gloire du passé, à Josué, à David.

Sans s’apercevoir que tout se transforme autour d’eux. Israël (qui ne l’admettra jamais) n’est plus le centre du Moyen-orient, et encore moins le centre du monde. Le centre du monde, il est désormais partout, et c’est l’hellénisme. Au bord des fleuves de Babylone, assimilée par Alexandre, les terribles dieux assyriens pâlissent et s’éclipsent discrètement devant  les locataires de l’Olympe, aimables et triomphants.

C’est pendant cette période de mutations profondes (du VI° au III° siècle) que les juifs vont écrire leurs livres prophétiques. Penchés sur leurs labours, frileusement serrés autour de leur petit nouveau temple, leur horizon est limité par quelques collines. Ils semblent ne rien comprendre aux changements du monde, le champ de leur conscience est obnubilé par la mémoire d’une menace, celle des dieux étrangers. Il leur faudra plusieurs siècles pour comprendre que l’hellénisme est pour eux la nouvelle menace, et qu’il pourrait bien les détruire aussi sûrement que les fantômes des divinités de Babylone.

Exilés du monde tel qu’il va, devenus quantité négligeable sur leur lopin de terre, ils se réfugient dans ce qu’ils connaissent : le rêve.

En rêvant leur passé, ils prennent enfin leur revanche sur la vie et le destin, qui s’acharnent contre eux. Avec un souffle inégalé, les prophètes de la Bible vont donner consistance, pour toujours, au messianisme d’Israël.

Ce monde qui leur est si hostile, ils prédisent son châtiment par un cataclysme destructeur : une apocalypse. La venue d’un Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse, et ce Messie sera un nouveau roi David. Comme lui, il sera guerrier, et répandra le sang des ennemis d’Israël.

Un petit reste seul subsistera. Pour quoi faire ? Pour reconquérir le Royaume de David de leurs rêves. Un royaume restauré dans sa plénitude territoriale, peuplé de juifs fidèles au Dieu Unique, et lui offrant un culte à Jérusalem enfin rétablie dans sa gloire.

A de rares exceptions près, l’ambition messianique juive s’est toujours limitée au domaine mythique de David. Les juifs n’ont jamais sérieusement eu l’idée de convertir la planète entière au judaïsme. Retrouver les frontières le Royaume d’antan, ce rêve-là leur suffisait. Lorsque quelques psaumes, ou quelques passages prophétiques parlent des « nations » que le Messie soumettra quand il viendra, cela ne va pas plus loin que les nations voisines – « de la mer à la mer et de la mer au fleuve Euphrate ».

Les juifs sont viscéralement attachés à leur Grand Israël. Le monde, pour eux, converge vers son centre, Jérusalem. Et le centre de Jérusalem c’est son Temple, qu’il faut reconstruire – plus beau si possible que ne l’était celui de Salomon.

Né en Israël dans ces circonstances, le messianisme sera pour toujours

–          Utopique : on attend le retour d’un monde disparu, meilleur que celui-ci. L’Histoire a un sens.

–          Apocalyptique : ce retour se fera dans la guerre et la violence.

Lorsque le troisième Temple, à peine terminé par Hérode et couvert d’ors, sera rasé par Titus en l’an 70, le messianisme juif va se transformer radicalement. Désormais, l’attente du Messie est individuelle, spiritualisée. L’apocalypse ? Oui, elle se produira, on s’y prépare intérieurement. Le Messie viendra-t-il avant, pendant, après ? Aucun juif ne croit plus vraiment que le Temple pourrait être rebâti par lui, dans une Jérusalem redevenue centre du Grand Israël.

Mais si les juifs ont cessé d’y croire, d’autres vont y croire – à leur place.

 
LE MESSIANISME CHRÉTIEN

Faut-il rappeler que les premiers chrétiens sont des juifs convertis ? Les textes retrouvés à Qumrân montrent que leur judaïsme natal (celui du I° siècle) était imprégné – on pourrait presque dire « infesté » – d’un messianisme exacerbé. Tous attendaient le Messie, dans une perspective de royauté guerrière. Le Document de Damas explique que le temps actuel est l’époque du mal : la venue du Messie causera sa disparition, suivie par un retour conquérant au Pays – enfin purifié de la présence des impies (3).

Les judéo-chrétiens baignaient dans cette ambiance de fin du monde, qu’ils croyaient imminente. Le Messie ne revenant toujours pas, et Jérusalem devenue sous Hadrien une cité grecque, la deuxième génération va elle aussi spiritualiser son messianisme. Désormais, c’est pour la fin du monde qu’on attend la venue sur terre d’une Jérusalem céleste (et non plus terrestre) : dans ses visions, l’Apocalypse de saint Jean la décrit, descendant du ciel, nimbée de splendeur irréelle. Le Christ-Messie trône en son centre, les nations marchent vers sa lumière, et les rois de la terre se prosternent devant elle. Mais seuls, ceux « qui sont inscrits dans le livre » peuvent y pénétrer, et là ils règneront avec le Messie pour l’éternité.

Les Pères de l’Église puiseront sans cesse dans cette vision pour penser le messianisme chrétien. Oui, ce monde-ci est mauvais. Oui, il va disparaître dans un déluge de feu et de violence. Et oui, seuls seront sauvés ceux qui serons entrés dans la Jérusalem céleste : les bons chrétiens. Les autres, ils sont promis au feu éternel.

En attendant l’apocalypse finale, les chrétiens sur terre doivent s’y préparer spirituellement – tout comme les juifs.

Mais en 392, le christianisme devient religion d’État, dominante dans l’Empire romain vacillant. Très vite, l’Église chrétienne va s’identifier elle-même à la Jérusalem céleste descendue sur terre : « Ne cherchez plus au ciel la cité parfaite, celle des origines perdues. Elle est descendue du ciel, et la voilà, c’est l’Église que vous voyez. C’est le Vatican, le pape, les prélats, le clergé, ses fastes et son culte ». Certes, le Messie doit quand même revenir pour le jugement dernier, mais en entrant dans l’Église, on est sûr d’échapper à l’enfer. L’Église, société parfaite, c’est déjà le ciel sur la terre : en faire partie, c’est prendre une option sur le paradis.

Les juifs rêvaient de reconquérir un territoire restreint. Puisque l’Apocalypse décrit l’univers entier prosterné devant la Jérusalem céleste, l’Église va s’attribuer une mission d’ampleur planétaire. Il s’agit de conquérir le monde entier, non pas par la violence (comme Josué et David) mais par la conversion pacifique des âmes.
En théorie, la violence n’est pas le moyen privilégié de l’ambition messianique chrétienne. En fait, elle va souvent le devenir.

Car l’Église adopte vite une terrifiante devise : compelle intrare, il faut forcer les païens à entrer dans la Nouvelle Jérusalem. Afin qu’ils puissent échapper au jugement du Messie-Christ revenu dans la Gloire, on va user de violence pour les convertir. Sainte violence, nécessaire violence, fructueuse violence : l’Église n’éprouvera jamais ni gêne, ni remord, ni sentiment de culpabilité devant le génocide des indiens, l’anéantissement de cultures et de civilisations entières. Pas plus d’ailleurs que devant les crimes de l’Inquisition.
Quels crimes ?   En brûlant vif un corps pendant quelques minutes, on évite à son âme de brûler pour l’éternité.

Grâce à cette totale absence de scrupules, l’Église – propulsée en avant par la force de son idéal messianique – va connaître une expansion remarquable. Malgré les révolutions européennes, au début du XX° siècle elle est en position de force ou de monopole dans tout l’Occident et ses satellites

Mais au milieu de ce siècle, soudain, aussi brutalement qu’un immense Titanic qui coule en quelques heures, l’Église perd ses convictions : son élan messianique s’éteint en l’espace d’une génération. Elle disparaît de la scène politique de l’Occident, puis de sa sphère culturelle. Comme si elle n’avait plus rien à lui offrir, l’Europe se détourne d’elle : pour la première fois depuis 17 siècles, les dirigeants européens proclament en 2004 qu’ils ne se reconnaissent plus dans le christianisme.

Ce parcours historique du messianisme chrétien, né des soubresauts du messianisme juif puis tragiquement décédé à l’aube du XXI° siècle, me laisse à penser que ma génération a assisté in vivo à la fin d’un cycle civilisationnel. L’Égypte, Ur, Assur, les Incas et les Mayas, la Chine ancienne, tant d’autres civilisations ont appris qu’elles étaient mortelles ! C’est maintenant le tour de la chrétienté. L’Occident, privé de son messianisme, n’est plus qu’une entreprise de conquête commerciale. Et l’Europe se cherche désespérément une identité pour le XXI° siècle.

Quand une civilisation ne se croit plus vraiment destinée à sauver le monde, seule capable de le faire, quand elle n’a plus les moyens de cette ambition, elle disparaît.

Et entre dans les musées de l’Histoire. L’Histoire qui continue, ailleurs, avec d’autres.

 LE  MESSIANISME  CORANIQUE  

L’auteur du Coran – du moins de son noyau primitif – est un arabe converti, au début du VII° siècle, à une forme peu connue de judéo-christianisme qu’on appelle le judéonazaréisme. L’influence du messianisme juif, sous la forme sectaire dont témoignent les manuscrits de la mer Morte, y est grande. Il faut dire qu’on sait peu de choses de ce « Muhammad » – malgré l’immense légende qui s’est constituée sur son souvenir mythique. Le texte du Coran tel qu’il nous est parvenu témoigne de réécritures successives, d’ajouts et de corrections nombreuses : pour un exégète de la Bible, ceci n’a rien d’étonnant.

Le messianisme coranique porte à la fois l’empreinte de ses origines, un judaïsme rabbinique exalté, et la marque politique des Califes qui firent réviser le texte, avant de le publier dans sa forme actuelle.

Lui aussi, il attend une apocalypse. Mais le fidèle coraniste ne peut pas, comme le juif ou le chrétien, se contenter d’attendre la fin de ce monde-ci : il doit – et c’est l’honneur que Dieu lui fait – en hâter l’arrivée. Il ne se contente pas de patienter : il collabore activement avec Dieu, en contribuant à l’élimination des impies (les infidèles), et des mondes mauvais qu’ils ont construits.

Lorsqu’il tue, ou qu’il se fait exploser en public, le coraniste est donc un auxiliaire de Dieu : et c’est pourquoi il a conscience d’aller directement au paradis – où Dieu se doit de réserver une place à ses lieutenants. L’appel au Djihad matérialise cette coopération avec Dieu : l’avènement du monde nouveau est à ce prix.

On dit souvent qu’il existe deux sortes de Djihads : l’appel à la Guerre Sainte, et l’appel à la conversion du cœur. Le premier serait un avatar de l’Histoire, le second serait l’enseignement de Muhammad. Ceci est un mensonge politique : le texte du Coran ne connaît qu’un seul Djihad, par la violence et par le sang.

Contrairement au juif, mais comme le chrétien, le messianisme coranique a une vision mondialiste : son ambition est de convertir la planète au Coran, et ses fidèles ne seront pas en paix tant que la terre entière ne se prosternera pas cinq fois par jour vers la quibla, qui indique la direction de La Mecque.

L’utopie coranique connaît un préalable : la reconquête de la Jérusalem terrestre, et sa purification de tout infidèle. Comme pour les juifs, c’est une ville qui  est au centre du monde, et cette ville n’est pas La Mecque, qui n’existait pas au début du VII° siècle. L’importance centrale de Jérusalem va être confirmée par la légende du voyage nocturne de Muhammad. Il s’envole de La Mecque sur la jument Bouraq, parvient sur le rocher du Temple : là, au cœur de la ville sainte, il aurait donné un coup de talon qui l’aurait propulsé jusqu’au ciel. L’empreinte du pied de Muhammad est toujours gravée sur ce rocher, et la tradition fait mentir le Coran pour lui faire dire que ce voyage a bien eu lieu.

Ville sainte, point de départ du voyage nocturne de Muhammad, porte du ciel : la reconquête de Jérusalem fait partie intégrante de l’utopie coranique.

Quant au Messie, le Coran mentionne bien son retour. Mais dans la pratique Muhammad, qualifié de « sceau des prophètes », a pris sa place (1).

Le messianisme juif prônait une conquête guerrière et violente, mais limitée à un territoire précis. L’ambition chrétienne était de convertir la planète, sans jamais prescrire officiellement la guerre. Le Coran a retenu à la fois l’apologie de la violence juive, et l’ambition planétaire chrétienne.

Une dernière remarque : le  Coran apparaît au moment où l’Empire romain finit enfin de définir la divinité de Jésus-Christ, au début du VII° siècle. Et c’est après une longue période de sommeil que l’utopie coranique s’est réveillée, en ce milieu du XX° siècle où l’Occident voyait disparaître son propre messianisme.

Pareilles coïncidences, aux yeux de l’historien, parlent. Comme si le rêve messianique, élaboré pour la première fois par des exilés juifs hantés par leur déclin, se transmettait dans une même famille, malade de sa consanguinité.

Le mélange de mondialisme et de violence légitime dont témoigne le Coran est en soi très dangereux. Mais il devient détonnant s’il rencontre un jour, en face de lui, une idéologie qui lui ressemble (1).

 LE MESSIANISME ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAIN  

Surgeon du pentecôtisme américain, il connaît un succès foudroyant et planétaire. Assez rapidement, il a évolué pour être englobé dans une galaxie aux contours flous, mais à la redoutable efficacité : l’évangélisme américain est aussi appelé néo-conservatisme ou fondamentalisme. En fait, il s’agit bien d’un messianisme.

Il n’a pas pour ambition la reconquête d’un royaume mythique. Ni le retour d’un paradis, d’une condition antérieure jugée meilleure que l’actuelle. L’utopie du messianisme américain n’a jamais existé dans le passé, c’est un futur réalisé : son monde nouveau, c’est le Nouveau Monde que l’Amérique propose, qui n’a aucun antécédent connu dans l’Histoire.
Le nouveau Messie, c’est la démocratie à l’américaine, le mode de vie américain, la loi américaine, le capitalisme américain.

Les Évangélistes s’adressent directement à Dieu, et croient que Dieu leur répond  personnellement. A chaque instant ils sont en direct avec Dieu, au point de perdre tout contact avec la réalité. Certes, ils attendent la venue du Messie : mais puisque Dieu déjà présent à leurs côtés, puisqu’ils parlent en son nom, le résultat est que chacun d’entre eux, ou la nation américaine toute entière, tient la place du Messie.

La planète est donc divisée en deux : l’axe du Bien (l’Amérique et ses alliés) et l’axe du Mal (ceux qui rejettent l’alliance américaine). Il suffit de rejoindre l’axe du Bien pour être heureux, pour connaître le bonheur du monde nouveau. Ce messianisme est obligatoirement mondialiste : puisqu’aucun être sensé, en tout cas aucun américain, n’admettrait qu’on puisse refuser volontairement d’être heureux.

Dans ce schéma messianique, aucune apocalypse n’est prévue pour préparer ou accompagner l’avènement du bonheur américain. Cependant, reprenant à son compte le compelle intrare catholique, l’Amérique considère qu’elle se doit d’obliger les bad guys à entrer dans son giron, puisque telle est la réalisation ultime de l’utopie. Pour y parvenir, la guerre est un moyen autorisé, efficace : il est admis que l’axe du Mal puisse, et doive, être combattu par le feu et le sang.

Le feu est américain, le sang ne doit jamais l’être. L’Amérique peut légitimement déchaîner l’Apocalypse Now, mais hors du nouveau Royaume mythique : les USA. Si l’apocalypse accompagne le Messie américain, elle ne le concerne pas et doit se dérouler hors de son territoire. La venue du Messie n’est plus en relation directe avec le feu qu’il déchaîne ou qui l’escorte.

 UN  FACE-A-FACE  EXPLOSIF 

Les Églises catholique et protestantes anciennes se sont effondrées au moment où naissait le messianisme évangélique américain, et où renaissait le messianisme coranique – soit en gros à partir de 1950. L’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine, qui furent leurs territoires d’expansion privilégiés, se retrouvent sans identité fondatrice : ils apparaissent comme un vaste ventre mou, privé d’une idéologie fédératrice, consensuelle, seule capable de transformer un espace commercial en civilisation.

De part et d’autre de ce vide, on trouve face-à-face deux blocs constitués :

1-     Un bloc messianique coranique, dont la partie active est (pour l’instant) le Moyen-Orient + le Pakistan + l’Afghanistan. Le jour où le reste du monde coranique rejoindra ce bloc, les conditions d’un conflit mondial seront réunies.

2-     Un bloc messianique américain. Il ne faut pas croire que le prochain président américain pourrait inverser la tendance : une majorité du peuple américain semble avoir basculée dans la sphère d’influence de l’évangélisme.

On pourrait mentionner deux autres messianismes apocalyptiques de l’Histoire récente : le communisme, et le nazisme.

Y A-T-IL UN MESSIANISME ÉCOLOGIQUE ?

(Ébauche d’une réflexion)

Les écologistes, sont-ils messianistes ?  Oui et non.

Oui, parce qu’ils appuient leur analyse de la société sur une apocalypse. Non, parce qu’ils ne l’annoncent pas pour un futur plus ou moins éloigné, ils nous la font voir. Une fin du monde en train de s’accomplir, sous nos yeux. Pour la première fois, l’apocalypse n’est plus la représentation symbolique des angoisses humaines : c’est un phénomène technique. Avec l’écologie, elle sort du domaine du mythe et entre dans celui de la science : elle est mesurable, mesurée, reproductible – ou plutôt, on sait exactement quand et comment elle va se produire.

Mais ici, aucun Messie providentiel n’est attaché à l’apocalypse. Les juifs attendent sa venue, les chrétiens son retour, le Coran l’identifie de fait à Muhammad, l’Amérique à elle-même.  Avec les écologistes, l’équivalent d’un Messie est le peuple des humains. Qui doit d’abord changer sa façon de vivre, puis se choisir des dirigeants politiques engagés dans la mise en œuvre d’une gestion différente des ressources. L’ancien messianisme a disparu : le Messie n’est plus un être ou un peuple providentiel. Le Messie, c’est l’ensemble des habitants de la planète.

L’écologie n’annonce pas un monde meilleur que l’actuel, ou un retour à un état antérieur meilleur que l’actuel. Elle propose le ralentissement, ou la fin de l’apocalypse en cours. Son utopie, ce n’est pas un avenir rêvé : c’est la capacité, pour l’humanité, de se ménager un avenir tout court.

Elle partage donc l’utopie du Siècle des Lumières : la raison peut et doit triompher de la déraison humaine (égoïsme, avidité, aveuglement…). Mais elle bénéficie d’un moyen de pression inédit : la peur, que nous ressentons tous, devant la réalité d’une apocalypse non plus annoncée, mais constatée.

L’écologie est née  de l’échec des divers messianismes de l’Histoire. Elle se situera sur un autre terrain qu’eux : le terrain vague, détruit, ravagé, abandonné après trois mille ans de domination des messianistes, juifs, chrétiens, coranistes, communistes, nazis, évangélistes américains. 

Scientifique, démocratique, humaniste et naturaliste, le « messianisme » écologique est donc la conséquence du discrédit dans lequel les trois grandes religions monothéistes et leurs enfants naturels se sont enfoncés d’eux-mêmes.

Son succès grandissant signe de façon spectaculaire la fin d’un cycle de civilisations.

M.B., Conférence du 15 décembre 2006.

(1) Le lecteur aura remarqué que je ne parle pas ici de l’islam ou des musulmans, mais seulement du Coran

LA FIN DU MONDE : après moi le déluge !

          La fin du monde ?
          Dans l’Odyssée, Cassandre l’annonçait déjà aux grecs. Peu après, les romains se suicidaient volontiers pour y échapper : Carpe diem, profite du moment présent car c’est le dernier ! L’antiquité méditerranéenne était travaillée par des mouvements apocalyptiques, bien représentés en Judée par Jean-Baptiste : la fin du monde était dans tous les esprits.

          Autour du X° siècle en Europe, ce fut le mouvement millénariste qui prit son ampleur au XIV° siècle avec la conjonction des famines et de la peste. Au XVIII° siècle, les philosophes provoquèrent la fin de la féodalité, et les prédictions de Nostradamus et Cagliostro se répandirent : la Révolution française est née pas dans ce climat de fin du monde.

          Au début du XIX° siècle, arrive le mythe du progrès illimité : nous n’en sommes pas sortis, nous l’appelons croissance, et nos gouvernants attendent toujours sa « reprise » pour qu’elle nous sorte (définitivement) de la crise.

          Depuis H.G. Wells, l’angoisse de la fin du monde alimente la littérature de science-fiction. Mais Hollywood, la plus formidable des agences de propagande, a projeté cette angoisse sur tous les écrans du monde : on ne compte plus les films (et les séries TV) qui la mettent en scène de façon réaliste et spectaculaire, touchant un vaste public – ravi d’être terrifié, et qui en redemande. Le dernier en date de ces films, 2012, exhume un calendrier Maya (?) pour dater avec précision la fin du monde au 21 décembre 2012.

                   Personne ne le dit, mais tout le monde se demande : et si c’était vrai ?
          Nous vivons, à nouveau, dans un climat d’apocalypse.

Fin du monde ou fin d’un monde ?

          Chacun de nous cache son angoisse en ricanant : allons donc ! La planète sera toujours là, et nous aussi ! Fixer une date à l’apocalypse ? Manipulation.

          Faux : la fin du monde peut-elle être datée ?

          La fin du monde, non. Mais la fin d’un monde, oui.

          Ou plutôt, le passage brutal d’un monde à un autre.

          La « grande peur  » du XIV° siècle ne concernait que quelques millions d’individus, chacun portant une angoisse qu’il ne pouvait communiquer qu’à ses proches.

          Depuis, l’humanité s’est globalisée : les pays riches vivent tous de la même façon, les autres ne rêvent que de les imiter. Le moindre objet de vie courante est fabriqué avec du pétrole et des métaux, dont nous savons avec certitude qu’il n’y en aura plus dans environ 50 ans.

           Aujourd’hui six milliards d’humains, et qui communiquent sans frontière. Tous peuvent savoir qu’ils devront bientôt se nourrir, boire, se chauffer, se transporter, autrement.

          Demain, neuf milliards qui devront revenir aux brosses à dents en poil de sanglier et manche en bois.
          Aucun ne veut imaginer aujourd’hui comment pourra s’effectuer le passage brutal d’un monde de matériaux inépuisables à un monde sans énergie facile et sans métaux.
          Quand il n’y aura plus ni pétrole-gaz-charbon, ni uranium, ni aluminium-étain-nickel-chrome-vanadium, ni même de fer… est-ce que ce sera le retour à l’âge de pierre, pour neuf milliards d’humains ? Diffusant et amplifiant leurs angoisses en temps réel, grâce à Internet ?

          Personne ne peut prédire comment cela se passera.
          En revanche, et pour la première fois, la date est prévisible. Ce n’est plus Nostradamus, ce sont des chiffres qui ne mentent pas.

          Nous le savons. Mais nous ne voulons pas le savoir.

          Mme de Pompadour, elle aussi, voyait venir la fin d’un monde. Qu’a-t-elle dit ? « Après moi, le déluge ». Et Louis XV : « Les choses dureront bien autant que moi ».

Jésus et la fin du monde

          Jésus était disciple d’un prophète de l’apocalypse, Jean-Baptiste, qui prédisait la fin imminente dans une fournaise de feu. Attendait-il, lui aussi, la fin du monde pour un avenir proche ?

          Oui, et non.

          Oui, Jésus était convaincu que le monde allait finir, mais pas n’importe quel monde : ce monde-ci, dominé par le pouvoir du Mal – qu’il appelait le diable, ou Satan, comme tous les juifs.

          Non seulement ce monde-ci (dominé par Le Mal) va finir, mais en fait pour Jésus il est déjà fini. Puisque, dit-il, « Les aveugles voient, les paralytiques marchent, les sourds entendent ».

          Témoin de l’épuisement du judaïsme de son temps, il semble avoir pensé qu’il était impossible de transformer une société : il s’accommode de l’esclavage, du capitalisme sauvage, refuse de s’engager politiquement. En revanche, il multiplie les guérisons individuelles : leur aspect spectaculaire est toujours pour lui la face visible d’une guérison intérieure, celle qui compte avant tout à ses yeux. Quand il guérit, il affirme qu’il n’y a pas de fatalité : tout malade qui se relève est une preuve vivante du nouveau monde, celui d’après.

          Sa façon de réagir face à la fin du monde n’est pas collective, mais individuelle.

          Après moi le déluge ? Notre génération est la dernière à pouvoir le dire.

         Aucun espoir d’y échapper ? Si.
          L’espoir que suffisamment d’hommes et de femmes sur cette planète seront debout intérieurement, pour faire face aux bouleversements qui nous attendent.

          En refusant de s’attaquer aux structures du pouvoir politique et financier de son temps, en s’attachant d’abord à la transformation intérieure de chaque individu, Jésus a-t-il fui sa responsabilité de prophète ?

          L’avenir le dira.

                                                    M.B., 27 nov. 2009

CRISE MONDIALE, CRISE DE L’HOMME (Didier Bouvignies)

I. L’analyse d’un expert financier

          Didier Bouvignies (1) voit dans la chute du mur de Berlin la cause initiale de la crise financière que nous connaissons.

          Jusque là, deux systèmes coexistaient sur la planète : le capitalisme, basé sur la création de richesse, et le socialo-communisme soucieux de la distribution de ces richesses.
          L’effondrement du système communiste a laissé le capitalisme seul, en position de monopole idéologique absolu.

          Depuis la crise de 1929, les USA et l’Occident balançaient entre deux doctrines : celle du libéral Adam Smith, et celle de Keynes qui prônait une certaine régulation de l’économie . Avec Reagan inspiré par Milton Friedman,  l’ultralibéralisme l’a emporté à partir des années 1980 :
          « Le marché, et lui seul, doit réguler ses propres excès. Aucune autorité extérieure ne doit le faire à sa place ».

On connaît le résultat :

1- Endettement considérable des ménages américains, favorisé par la fin de l’inflation et une baisse générale des taux d’intérêts.

2- La mondialisation, qui a fait de la Chine le principal fournisseur de biens manufacturés de l’Occident. Avec un yuan dévalué de 60%, la Chine est devenue le banquier des USA.

3- La déconnexion entre revenus et actifs financiers : en 1976, 10% de la population captait seulement 35% des revenus, contre 50 % aujourd’hui ! Et les 10 % les moins bien payés ont vu leur pouvoir d’achat rétrograder au niveau de 1970.
          La pauvreté a augmenté dans les pays « riches ».

4- La complexité de l’ingénierie financière, qui a mis sur le marché des produits « toxiques » impossible à détecter.

          Le résultat ? Un capitalisme total, aussi appelé capitalisme sauvage, sans autre contrôle que l’appât du profit immédiat.

          Quelles perspectives d’avenir ?

          D. Bouvignies rappelle que comme les historiens, les économistes savent prédire le passé, jamais le futur.
          Il semble qu’aucun homme ou système politique ne soit en mesure aujourd’hui de réguler une machinerie aussi complexe que l’économie et la finance mondialisées. L’avenir est abandonné entre les mains d’êtres humains devenus aveugles – depuis que leurs autorités intellectuelles, morales ou politiques, ont reconnu leur incapacité à le conduire ou même à le contrôler.

          Et encore moins à l’inspirer : l’ambition prophétique a disparu, l’activité humaine de création et de distribution de richesses vogue comme un paquebot sans gouvernail.

          La cause de la crise économique et financière ? C’est l’être humain, et lui seul.

         C’est une crise de l’Homme et de ses valeurs.

II. La situation au siècle de Jésus

          Au I° siècle, l’immense Empire romain offrait un peu l’équivalent de notre mondialisation, toutes les richesses produites finissaient par converger vers Rome. Une petite minorité de (très) riches citoyens romains ou affranchis spéculaient librement sur les terres, ou le commerce du grain, de l’huile, du vin, des métaux.

          En face, une importante population d’esclaves dont certains profitaient de la richesse de leurs maîtres, d’autres n’étant que des bêtes de somme.
          Pas de rébellion des premiers (qui vivaient souvent mieux que du temps de leur liberté), les seconds étaient crucifiés à la moindre tentative de révolte : le capitalisme romain disposait d’une main-d’œuvre gratuite, docile et inépuisable.

          Entre les riches et les esclaves, pas de classe moyenne mais une population fluctuante de citoyens assistés, nourris et payés pour laisser faire.

          C’était donc un capitalisme aussi sauvage que le nôtre, dominé par le profit des possédants. L’État n’avait ni prise sur la vie économique, ni la moindre ambition régulatrice.

          La femme ? Elle était uniquement épouse et mère.
          Absente de la vie sociale, économique et politique, on ne s’adressait pas à elle, et elle n’avait pas droit à la parole. La réflexion philosophique était réservée aux hommes, et à quelques exceptions près les cultes religieux étaient masculins.

          L’enfant ? Il n’existait pas – tant qu’il n’avait pas revêtu la toge prétexte, vers 12 ans.    
          Alors, il devenait adulescens (être humain en devenir) jusqu’à la toge virile, vers 16-17 ans. Il ne commençait à exister qu’avec sa première barbe – quand il pouvait porter les armes.

III. Jésus et le capitalisme sauvage

          Rome accordait une large autonomie aux religions de ses colonies, mais se réservait la politique, l’économie et la finance. Les impôts, lourds, étaient régulièrement perçus sous la menace militaire.

          Des roitelets locaux (comme Hérode Antipas) n’avaient aucune autorité et collaboraient avec la puissance occupante : en échange de quoi ils pouvaient mener une vie luxueuse.

          Il est surprenant de constater que Jésus semble s’être accommodé du capitalisme sauvage ambiant, certaines de ses paraboles en font presque l’éloge. Aucune critique du « contrat social » de son temps. Il n’a jamais rien dit de l’esclavage, ni du chômage qu’il côtoyait pourtant : pas un mot pour les laissés pour compte du système.

          C’est que dans la culture juive, on les appelait indistinctement les « pauvres », et la Loi de Moïse (seule de son espèce à l’époque) faisait de l’aumône une obligation. Mais l’État théocratique juif – ou ce qui en tenait lieu – ne se préoccupait pas plus que l’État romain de corriger les inégalités sociales : seul le particulier était tenu à l’aumône. Sous forme d’impôts supplémentaires, les autorités religieuses ou civiles juives aggravaient la situation au lieu de tenter de la soulager.

          Jésus a pratiqué et loué l’aumône individuelle, mais il n’a pas dénoncé les rapines du Sanhédrin ou d’Hérode. Contrairement à ses compatriotes Zélotes, il a accepté l’impôt et recommandé de le payer.

          On peut voir dans sa consigne « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » la charte de notre laïcité – et en cela, Jésus était totalement novateur dans sa société théocratique. Mais notre sensibilité aurait attendu quelque chose sur la complicité entre l’État et les spéculateurs ou collaborateurs d’une part, l’assiette et l’usage de l’impôt de l’autre.

          Membre à part entière de la société de son temps, il est pourtant le seul à avoir eu une vision prophétique de l’avenir.
           Résigné devant l’incapacité du politique à réguler le capitalisme sauvage, apparemment conscient de sa propre impuissance à changer la société, il s’est concentré sur la transformation de l’humain.

          Une transformation radicale, mais mise en œuvre de façon individuelle.

          Sa conception du prochain est révolutionnaire en Israël. Le prochain pour lui, c’est tout être humain, sans distinction de race, de religion, de classe ou d’impureté rituelle.

          Il a été le premier non-violent de l’histoire : non seulement tu ne haïras pas ton ennemi, mais tu accepteras de te laisser frapper, dépouiller ou embrigader par le méchant, sans protester.


          Les femmes ? Non seulement il s’adresse à elles (qu’elles soient étrangères, impures ou criminelles), mais il les écoute attentivement, dialogue avec elles, se penche sur leurs maux.
          Les enfants ? Non seulement ils existent pour lui – il les accueille et les protège de ses disciples – mais il fait de ceux qui leur ressemblent l’exemple et le modèle des candidats à la société dont il rêve.

          Jésus n’a pas proposé un nouveau modèle économico-social, il a voulu créer un nouveau type d’Homme.

          N’est-il pas frappant qu’un analyste financier parvienne à la conclusion que les crises, avec leurs conséquences de plus en plus dramatiques et imprévisibles, naissent de l’absence d’un projet humain et prophétique analogue à celui du juif Jésus ?

          Ni Marx, ni Keynes ni Friedman n’ont osé proposer pareille révolution.

          Elle est à la portée de chaque individu.

                                 M.B., 7 décembre 2009

(1) Expert financier de stature internationale, il a donné le 5 décembre dernier une conférence brillante et accessible à L’Université Pour Tous. Ce qui suit n’est en aucun cas un compte-rendu de cette conférence, mais son écho dans mon domaine de recherche particulier.

L’ÉCOLOGIE, JÉSUS ET NOUS (Jésus à Copenhague ?)

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          Les évangiles ont-ils quelque chose à dire sur l‘écologie et le développement durable ?


I. Jésus dans son environnement

          Les évangiles décrivent

          -a- Une société rurale

          Des petits paysans propriétaires de leur lopin de terre, vivant en autosuffisance.

          De gros propriétaires terriens, employant des ouvriers agricoles journaliers qui sont au bas de l’échelle sociale : chômeurs, ils n’ont aucun emploi fixe, attendent à la porte des fermes de se faire embaucher. Jésus fait l’éloge d’un de ces propriétaires qui paye le salaire d’une journée pour une heure de travail : aucune critique du système de latifundia, une justification tacite du chômage des uns et du paternalisme des autres.

          -b- Une société artisanale

          Des pêcheurs pauvres (Pierre et André) qui possèdent leur barque mais travaillent seuls, très dur et parfois sans rien ramener à la maison.

          Des petites entreprises de pêche (Les fils Zébédée, Jean et Jacques), avec quelques ouvriers autour du patron-pêcheur : ils vivent sans doute mieux que les premiers.

          Des artisans : Jésus lui-même est tecton (petit entrepreneur en bâtiments) alors que se produit autour de lui un boom immobilier : reconstruction de la ville de Sépphoris rasée en l’an 12, construction de Tibériade. Il en a certainement profité, ce n’est pas un pauvre, il vivait mieux que les autres artisans de son pays.
          Il lui en est resté son carnet d’adresses, d’anciens clients fortunés : d’où l’aisance dont il fait preuve dans ses contacts avec les riches, qui le soutiendront économiquement et financièrement quand il décidera de mener une vie itinérante.

          -c- Un commerce mondialisé ?

          Depuis plus d’un siècle, s’était mis en place dans le bassin méditerranéen un réseau de production qui drainait les matières premières de tout l’Empire vers Rome : blé, vin, huile, métaux (cliquez). Comme aujourd’hui, des pays « sous-developpés » étaient exploités à fond par une puissance dominante. Qui redistribuait le produit des impôts prélevés sur les pauvres aux gros commerçants et transporteurs. Les ports Tyr, Sidon, Césarée de Palestine s’enrichissaient, mais ce commerce était aux mains d’une oligarchie de langue grecque, dont faisaient partie des juifs hellénisés considérés comme « étrangers » par le petit peuple – lequel ne bénéficiait aucunement de la mondialisation de l’époque.

          La situation était donc comparable à la nôtre : une petite minorité qui s’enrichit grâce au travail de l’immense majorité pauvre, confisque la richesse produite à son seul profit et spécule sur les matières premières sans aucun contrôle.

          La différence, c’est que toute l’économie d’alors reposait sur des produits renouvelables. La métallurgie était encore embryonnaire, quelques mines à ciel ouvert suffisaient à l’alimenter, l’idée que ces minerais pourraient s’épuiser était impensable. La déforestation n’était pas inconnue : on sait que la construction du Temple de Jérusalem a coûté cher à la forêt libanaise, et le développement de la flotte commerciale continuait à dépeupler les forêts, de la Galilée à la Syrie.
          Mais personne ne pouvait imaginer que le bois pourrait un jour venir à manquer.

-d- Jésus écologiste ?

          Dans ce contexte, la question de l’écologie ne se posait donc pas.

          Dans son enseignement Jésus, artisan semi-urbain, emploie très peu d’images tirées de son métier (sauf la construction d’une tour) ou d’un autre artisanat, poterie, forge, pêche, etc. La plupart des comparaisons de ses paraboles viennent de l’agriculture, quelques unes du commerce ou de la finance.

          Il apparaît comme un homme en harmonie totale avec la nature qui l’entoure, dont il goûte et décrit la beauté avec un plaisir évident.
          Pour lui il n’y a pas de rupture entre l’écosystème, les humains qui en vivent et la dimension spirituelle du monde.
          Non seulement il vit en harmonie avec la nature, mais – comme tous les juifs – il voit en elle un langage qui parle de Dieu.

          Un temple dans lequel Dieu réside, plus et mieux que dans celui de Jérusalem.

          Dans le contexte d’après-Copenhague, c’est cela que nous pouvons retenir de lui : la nature n’est pas seulement une ressource épuisable, elle est l’une des façons dont nous percevons la présence et la réalité de Dieu.
          Et ceci, hors de tout cadre proprement « religieux ».

          La nature : pas seulement une richesse à gérer avec parcimonie, de façon équitable.      
          Mais aussi le langage universel par lequel Dieu parle aux humains.

II. Copenhague, symptôme de la faillite des Églises

            Ces remarques à la louche montrent comment l’enseignement de Jésus aurait pu prendre sa place dans la réflexion de Copenhague.

          Car pour la première fois de son histoire l’ensemble de la planète s’est mobilisé, des milliers d’ONG issues des peuples, des partis politiques, des chefs d’États, une couverture médiatique exceptionnelle. Jamais encore on n’avait vu cela, l’humanité haletante se préoccupant de sa survie. Et si la montagne a accouché d’une petite souris, le fait même qu’elle ait pu être enceinte est une immense avancée.

          Tous étaient présents à ce rendez-vous universel.

          Tous, sauf les Églises.

          Les commentateurs ont souligné que l’aspect commercial de la négociation l’avait emporté sur tous les autres : un sommet privé de respiration.         

           Or vingt quatre heures après son échec relatif, l’Église catholique a communiqué. Allait-elle apporter ce supplément d’âme qui a tellement manqué à Copenhague ?

          Non. Elle a fait savoir officiellement que le pape en fonction songeait à béatifier son prédécesseur Jean Poldeux, et son autre prédécesseur Pie XII.
          Dont chacun connaît le silence assourdissant sur les atrocités nazies, et dont on passe sous silence la complicité dans la filière d’évasion des criminels de guerre.

          Cela fait des années que la planète s’interroge, prend lentement conscience des conséquences de l’activité humaine sur la planète. Dans la réflexion, dans l’esprit de millions de gens, les choses ont changé.
          L’Église catholique, ses penseurs, ses théologiens, ont-ils pris leur part à cet immense effort collectif ?
          Non. En revanche, elle se préoccupe de la béatification de ses papes.

          D’ailleurs, quels théologiens, quels penseurs ? Tous ce qui pouvait penser a été méthodiquement stérilisé pendant le long pontificat de Jean-Paul II et de son bras droit, Benoît XVI.
          L’absence de l’Église catholique dans une réflexion planétaire est un exemple de plus qu’elle n’a plus rien à dire
          Un immense capital de confiance et de crédibilité, accumulé pendant des siècles, s’est évanoui en l’espace d’une génération – la nôtre.

          Personne ne s’en réjouit.

                  
                             M.B. 20 déc. 2009.

L’OMBRE DE LA MORT DANS LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM

          La mort est notre seule certitude.

          Pour l’Ancien Testament, la mort est une punition infligée par Dieu à l’homme et à la femme, parce qu’ils ont voulu savoir ce qu’il fallait ignorer afin de ne jamais mourir : où se situe la frontière entre le bien et le mal.

          C’est-à-dire qu’il existe un Mal, un Mauvais, un Shatân à l’œuvre dans la création. Faire sa connaissance c’est le rencontrer, le rencontrer c’est être brûlé par lui à jamais .

          Tandis qu’ignorer Le Mal, c’est être ignoré par lui et ne pouvoir être atteint par lui. « Le Mal c’est mon affaire dit Dieu, certes il existe mais vous ne devez savoir ni d’où il vient, ni s’il est comme vous une créature que je tolère ou puis seul soumettre. Ne lâchez pas ce fauve, sinon il vous dévorera. »

           On connaît la suite : la femme séduite par le charme du Mal, lui fait de doux yeux et la fracture s’installe pour toujours dans une création jusque là unifiée par le sommeil du dia-bolos, celui qui sépare, qui divise.

          Désormais, la mort sera l’horizon du peuple juif. Elle met un terme à la vie, mais rien n’est perdu puisqu’un Messie reviendra, qui restaurera l’ordre ancien de la création, perdu par l’acquisition de la connaissance.

          La Bible est fataliste, mais point désespérée : l’attente du Messie permet de supporter celle de la mort. On s’en accommode sans s’en inquiéter outre mesure. Se l’infliger ou l’infliger à autrui est un crime, qui conduit tout droit à l’enfer.

           Au milieu du 1er siècle, le rabbi Jésus s’insurge contre la mort. Il fait preuve à son égard d’une absolue détestation : quand il la rencontre aux portes du village de Naïm ou devant la pierre tombale de Lazare, quand elle menace une femme à l’instant de sa lapidation pour crime d’amour, quand elle attend des malades condamnés par l’absence de médecine, il fait tout pour s’opposer à elle : il ranime, il prend la défense de l’accusée, il guérit.

          A-t-il souhaité mourir, s’est-il suicidé ?

           Ce refus de l’acceptation de la mort comme châtiment inéluctable, inévitable, cette insoumission devant l’œuvre du Shatân est la marque de Jésus. Elle le classe à part dans le judaïsme, et à vrai dire dans la lignée des grands Éveillés.

           En s’imprégnant du messianisme exalté qui s’était développé autour des esséniens un siècle auparavant, le christianisme naissant abandonnera (ou plutôt, n’adoptera jamais) le rejet de la mort manifesté par Jésus.

          Les choses se compliquent quand Paul de Tarse introduit dans le dogme chrétien naissant des pans entiers de la religiosité orientale – donnant naissance au christano-paganisme qui est toujours le nôtre aujourd’hui.

          La mort n’est plus le châtiment de la connaissance : elle sanctionnera désormais le refus d’adopter les dogmes, les sacrements et les pratiques chrétiennes. l’Église s’est substituée à Dieu, elle est la seule à posséder le savoir. « Si tu le suces à son sein et nulle part ailleurs, tu entreras au paradis. Sinon, c’est l’enfer plus tard – et déjà maintenant, puisqu’on te brûlera si tu oses mettre en doute le monopole de la vérité détenu par l’Église ».

          Hors de l’Église, pas de salut : n’attendez plus le Messie, il est déjà là, il a pris corps dans une corporation qui s’identifie à lui et rend son retour inutile.

          Les chrétiens ne désirent pas la mort, ils la condamnent et la craignent. Mais ils s’agrippent à la barque de Pierre pour ne pas s’y noyer.

           Le Coran marque l’aboutissement final du messianisme judéo-chrétien.

          Ầ ses yeux non plus, le Messie n’aura pas à revenir puisqu’il vient d’arriver : c’est l’Umma, la communauté musulmane, « la meilleure communauté suscitée par Allah sur terre ». Le croyant coraniste ne peut vivre qu’à l’intérieur de l’Umma : tout ce qui se trouve en-dehors, le dar-al-harb, c’est un monde de ténèbres où règne le Shatân. Plutôt mourir que d’en franchir l’immatérielle frontière.

          S’infliger la mort pour demeurer fidèle à l’Umma, c’est être assuré d’entrer au Paradis.

          L’infliger à autrui pour préserver l’Umma, ce n’est pas un péché mais une bonne oeuvre.

          Hors de l’Umma, pas de salut.

           Et comme chaque Infidèle – chaque être humain vivant hors de l’Umma – est habité par le Shatân, bien plus, comme il défend et propage sans le savoir l’œuvre de Shâtan, il faut en tuer le plus possible.

          Tuer les infidèles, c’est faire reculer le royaume de Shatân, c’est accélérer la venue du ciel sur la terre, quand il n’y aura plus que des muslims, des hommes et des femmes soumis à Allah.

          La mort est un bien désirable, se l’infliger pour Allah c’est aller au Paradis, l’infliger au nom d’Allah c’est protéger l’Umma.

          Donner la mort ou la recevoir dans le « Chemin d’Allah », c’est l’idéal de tout croyant coraniste.

           Parce qu’il a été travesti par les chrétiens, ignoré par le Coran, le message de Jésus n’a jamais eu aucune chance d’être entendu, et encore moins mis en pratique.

           Shatân lâché en liberté, l’ombre de la mort ne nous quitte plus.

          Chrétiens ou musulmans, musulmans contre chrétiens, nous sommes condamnés à patauger dans le sang et la violence des ‘’Voies du Seigneur’’ de l’Église ou du ‘’Chemin d’Allah’’ du Coran.

                                                                    M.B., 21 août 2013

L’HUMOUR ET LE MAL FRANCAIS

          Pour communiquer, nous utilisons des mots : quand parlons-nous sérieusement, et quand est-ce pour rire ? Comment nous comprenons-nous ?

 L’héritage d’Aristote

           Il a fondé ce qu’il appelait « la logique formelle » – l’une des disciplines de la philosophie.

           Dans le langage, il distingue le mot, qui n’est qu’une vibration orale ou un signe mis par écrit. Et son extension, qui est le sens généré par un mot chez celui (ou celle) qui l’entend ou le lit : le mot devient alors concept, ensemble de significations perçues par autrui.

           Le concept connaît plusieurs niveaux d’extension :

 -a- L’extension notionnelle : c’est sa signification à l’état pur, si j’ose dire. Cette extension peut être plus ou moins vaste : certains mots renvoient vers une seule signification, précise et restreinte, ce sont les termes univoques. D’autres au contraire renvoient vers toute une palette de sens qui s’appellent l’un l’autre : ce sont les termes équivoques.

          Lesquels n’ont rien à voir avec les synonymes. Par exemple, le mot « règle » : il peut désigner l’outil grâce auquel on tire un trait, ou une loi à observer, ou encore les indispositions féminines passagères. Chacun de ces termes possède son extension propre, c’est son contexte et son usage qui en précisent le sens.

 -b- La seconde extension est d’ordre affectif : un mot peut provoquer en nous des émotions très variées, qui n’ont rien à voir avec son extension notionnelle. Par exemple, le mot « sale » : c’est le contraire de « propre », et à ce stade il ne porte en lui aucune charge affective. Mais dites à quelqu’un qu’il est un « sale type », et il a le sentiment que vous ne l’aimez pas, ou même que vous l’insultez.

 Le mot, et la phrase

           Aristote a peu approfondi le fonctionnement des mots, une fois assemblés en phrases. Il s’est contenté d’étudier les syllogismes : « tout ce qui est rare est cher, or le diamant est rare, donc le diamant est cher ».

          Il a fallu attendre le XX° siècle pour que la logique devienne linguistique, et connaisse dans les années 60-70 l’explosion du structuralisme.

          Cette discipline étudie le sens (on ne parle plus d’extension) pris par les mots, quand ils sont associés en plusieurs phrases qui se suivent. On identifie un « champ lexical », qui peut être analysé indépendamment du sens de chaque concept ou même des séquences de mots.

           On prétend alors rationnaliser ce qu’on appelait communément le « style d’un auteur », notion vague qui ne cernait pas l’enchevêtrement des extensions de chacun des concepts formant une ou plusieurs phrases de cet auteur.

           Bien que le structuralisme ait partout fait long feu, la France continue encore à en faire le dogme de son enseignement secondaire. Comme le savent les parents, le résultat est catastrophique, car cette technique évacue totalement l’émotion générée par un assemblage de mots, et la notion de beauté d’un texte. Obligés d’analyser les auteurs de façon structurale, nos gamins passent à côté du message principal de la littérature : l’émotion qu’elle engendre, ce qui fait sa puissance transformante.

 Et l’humour ?

           Inventé par les anglais au début du XVII° siècle, il est peu familier aux français qui l’ignorent ou s’en méfient.

          Car la spécialité française, c’est la rigueur de la langue, et la Tragédie : même nos comédies classiques sont en fait des tragédies de caractères. Lorsque nous sortons du sérieux univoque de la gravité, c’est pour pratiquer l’ironie, dont Voltaire fut le maître.

           L’ironie tente d’échapper à la gravité d’une situation en se moquant des protagonistes, et en mettant en lumière leurs ridicules. L’autre est devenu l’adversaire à abattre : on fait sur son compte des « bons mots », qui peuvent tuer.

          On tente d’échapper à l’insupportable par une guerre d’esquive verbale, basée sur l’allusion biaisée : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vesphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres (175 Kg), s’attirait par là une très grande considération » (Candide).

           En revanche, l’humour n’attaque jamais directement l’autre. On s’en défend en se moquant d’abord de soi : « Voyez, je suis de si peu d’importance que vous n’aurez pas de prise sur moi : vous ne pouvez pas faire de mal à quelqu’un de si insignifiant par rapport à vous »

                   En 1793, Mme Du Barry monte sur l’échafaud. Arrivée en haut, elle se jette aux pieds du bourreau et le supplie : « Monsieur le bourreau, je vous prie, encore une minute ! ».

          Tout le monde pleure sur le sort de l’infortunée maîtresse de Louis XV, qui ne méritait pas cela, et maudit le bourreau.

          Situation tragique.

          Ầ Londres, Sir Thomas More parvient au pied de l’échafaud. D’en bas, il s’adresse au bourreau qui va le décapiter: « Monsieur le bourreau je vous prie, veuillez m’aider à monter. Car, pour descendre, je m’arrangerai bien moi-même ». (cliquez)

          On sourit : il a échappé au bourreau, et meurt libre.

          Humour.

           L’humour introduit dans le langage un troisième type d’extension des concepts. Leur sens reste univoque. On ne joue pas sur l’affectivité – au contraire, on s’en garde. Les mots ne changent pas de sens, mais ils signifient l’inverse de leur extension habituelle, entraînant l’auditeur dans un domaine tout autre, généralement de haute teneur morale ou philosophique.

           L’attaché militaire de De Gaulle lui dit, au moment de son débarquement en France : « Mon général, enfin, on va pouvoir tuer tous les cons ! » Le grand Charles répond, imperturbable et d’une voix sépulcrale : « Vaste programme, mon ami, vaste programme ! »

           L’humour suppose une connivence entre celui qui le pratique et celui qui le reçoit. Sans cette connivence (le plus souvent, celle de l’amitié ou de la camaraderie), l’humour tombe à plat : l’auditeur ne franchit pas la barre du sens premier, il en reste à l’extension usuelle des mots.

          Et si, dans un deuxième temps, il se rend compte qu’il n’a pas joué le jeu de la connivence, il est furieux : « On se moque de moi, on me prend pour un idiot  !» – puisque je suis resté collé à l’extension notionnelle ou affective des mots, comme une moule à son rocher.

          L’humour se pratique donc à plusieurs : c’est un jeu, subtil, où chacun se défend contre les impasses de la vie en faisant appel à la complicité de l’autre.

           Mais c’est aussi un jeu d’hommes libres : puisque par l’humour, j’échappe à la provocation ou au combat – et j’échappe par le haut, en obligeant l’autre à prendre du recul.

           Jésus se trouve face à une meute de dignitaires religieux qui veulent tuer à coup de pierres une femme convaincue d’avoir péché. Alors qu’ils lui demandent de prendre parti dans ce drame, il répond : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ».

          Ce n’est pas un hasard si la démocratie moderne est née en Angleterre, avec le raffinement de la politesse préservée jusqu’au bout. Dans une fameuse bataille rangée, des fusiliers français faisaient face aux anglais, à trente pas. Deux versions nous sont parvenues de l’ordre donné alors à ses soldats par l’officier français :

          L’une, transmise par son homologue anglais qui se trouvait face à lui : « Messieurs les anglais, aurait entendu l’anglais, tirez les premiers ! »

          L’autre, rapportée par les frenchies : « Messieurs ! Les anglais ! (aurait hurlé l’officier français) : tirez les premiers ! ».

          D’un côté, « Gentlemen, je vous en prie, vous d’abord !”. De l’autre :”Les gars, dégommez-moi les premiers ces salaupiauds! ».

           Les premiers éduqués par l’humour, les seconds l’ignorant.

             L’humour apprend à voir la réalité en face, parce qu’elle transcende toujours l’individu et son narcissisme.

          Pétain : « Je fais don de ma personne à la France ». Le même jour, Churchill au peuple anglais : « Je ne vous promets que de la sueur, des larmes et du sang ».

           La vie politique française ne se porterait-elle pas mieux, si nos dirigeants cultivaient un peu plus la pratique de l’humour ?

                     M.B., août 2010

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RIRE, POUR NE PAS PLEURER

          Quand on se cogne violemment à une porte fermée, deux solutions : rire de la situation cocasse, ou insulter la porte.

          C’est ainsi que le rire soviétique, polonais, juif…, a permis à des peuples opprimés par l’Histoire de survivre. D’attendre qu’une porte s’ouvre dans leur nuit.

          Rire d’une décadence, pour pouvoir la supporter en attendant (sans trop y croire) d’hypothétiques jours meilleurs.

            La pire des décadences, la plus sournoise, c’est celle de l’esprit quand elle se manifeste massivement dans l’appauvrissement des moyens d’expression, c’est à dire de la langue parlée. Qu’une population ne sache plus trouver les mots justes pour dire ce qu’elle ressent, et elle franchit un seuil de pauvreté que rien ne peut chiffrer.

           Conversation entendue dans le train. Wagon à moitié plein, paroles feutrées, convivialité discrète. Soudain, une sonnerie retentit : un jeune homme sursaute, colle un boitier à son oreille, et se met à crier (emplissant à lui seul tout le wagon) :

           – Allô ? C’est toi ? T’es où, là ? Moi ch’uis dans l’train. T’es où ? Ah bon. Ouais, j’viens d’l’hosto. Ben voilà, elle a eu l’accident, voilà, quoi… Non, y’avait la queue, les flics, y’avait pas un toubib, bon, tout ça quoi, j’hallucine grave, c’était nul à chier, voilà… T’en fais pas, y’a pas d’souci, c’est chaud mais je gère… Super, t’inquiètes, c’est bon, ch’fais les papiers, tout l’reste, tu sais quoi, voilà… Bon, t’es où maintenant ? Super, y’a pas d’souci, on se voit et puis voilà, quoi !

           Voilà, quoi ! : prêtez l’oreille, vous l’entendrez à chaque fois qu’un individu, pourtant produit de l’exception culturelle française, se trouve incapable de mettre des mots sur sa pensée, sur ses émotions, ce qu’il ressent, qu’il vit ou qu’il espère. C’est alors à vous, auditeur ou téléspectateur, de combler dans votre tête le vide ouvert par ce voilà, quoi !

         Cela suppose que le registre partagé des émotions est très limité, le choix des possibles pensés très restreint : voilà, quoi ! aiguille votre cerveau et votre affectivité vers cet étalage si peu fourni, si commun à tous, que vous avez toutes chances de tomber sur quelque chose et de passer à l’étape suivante du dialogue en étant persuadé de savoir exactement ce qui vient d’être dit, quel contenu d’information ou d’émotion vous a été transmis.

           Et l’écrivain, qui travaille tant pour trouver le mot juste, celui qui cernera exactement la pensée fugitive ou l’émotion passagère, l’écrivain hallucine grave. Il se demande à quoi bon se remettre à l’établi, trouve que c’est nul à chier, tout ça, voilà, quoi ! Il cherche une personne qui lui dirait « T’inquiète, on sait lire, on gère, c’est super, y’a pas d’souci, voilà ! »

           Et il a une furieuse envie de crier : « T’es où, là ? »

                                  M.B., 29 janv. 2012, voilà

P.S. : Sur l’humour, indispensable exercice de survie auquel l’auteur s’efforce au risque de ne faire sourire que lui, vous trouverez dans ce blog

LE PREMIER « PROGRAMME DE GAUCHE » : un échec retentissant

          C’est à Jérusalem, peu de temps après la mort de Jésus, qu’a été essayé en grandeur nature le premier ‘’programme de gauche’’ : l’égalité absolue entre tous.

          On ne peut pas comprendre cet épisode si on ignore l’existence en Israël à cette époque d’un puissant courant messianiste : tous les Juifs attendaient le relèvement de leur pays, grâce à la venue d’un Messie miraculeux. Chez les premiers chrétiens, cette attente avait pris une coloration particulière : Jésus allait revenir sans tarder, le ‘’Grand Soir’’ était imminent.

          C’était la lutte finale, elle avait déjà commencé.

 I. Jésus et le ‘’système’’

           Jésus lui-même a clairement et explicitement refusé le titre de ‘’Messie’’ que ses disciples voulaient lui attribuer. Il n’a jamais eu de programme social.

          Pourtant, dans la Palestine comme partout ailleurs au I° siècle, régnait un capitalisme sauvage. Or Jésus ne s’est pas attaqué à ce système, il n’a jamais dit qu’il fallait  »prendre aux riches pour donner aux pauvres », n’a jamais condamné les riches parce qu’ils étaient riches.

          Au contraire, il était entouré d’amis fortunés qui le subventionnaient généreusement. Selon Matthieu, il a fait l’éloge de serviteurs qui spéculaient pour le compte de leur maître – lequel, quand il estime que l’un d’eux a mal géré son capital, le fait jeter… en enfer (25,14-30).

          Ailleurs, il a loué un patron qui profitait du taux de chômage élevé pour embaucher des intermittents quand ça l’arrangeait, et les payait sans tenir compte des conventions collectives en usage. Ses ouvriers sous contrat venaient-ils protester ? Il leur répondait que « tel était son bon plaisir » et qu’il « disposait de ses biens comme il lui plaisait. » (20, 1-15).

           Matthieu écrivait en milieu juif, tandis que Luc vivait à Antioche. Est-ce l’influence des mœurs romaines ? Son Jésus semble trouver normal qu’un maître donne « un grand nombre de coups » à ses serviteurs désobéissants, et « seulement un petit nombre » aux fautifs par erreur (12, 47-48). Ailleurs, il raconte l’histoire d’un homme riche qui avait un intendant malhonnête. Dénoncé, que fait l’intendant ? Tant qu’il dispose du livre de comptes, il continue de tromper son maître en annulant dans la colonne de gauche les dettes de ses créanciers. Le Jésus de Luc fait l’éloge de cet intendant doublement malhonnête : « Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’argent trompeur. » (1)

           On ne lit dans les Évangiles aucune de ces condamnations radicales du système, qu’on attendrait aujourd’hui d’un prophète de monde meilleur, plus juste, plus égalitaire.

           Ce que Jésus a enseigné, c’est la nécessité de l’aumône.

          La richesse est fragile dit-il, « les mites font tout disparaître et les voleurs dérobent » : par l’aumône faite aux pauvres, on « s’amasse des trésors dans le ciel » (Mt 6,19-21).

          Ce capitalisme spirituel était une règle ancienne, traditionnelle, du judaïsme : en la faisant sienne Jésus n’a rien innové, sauf dans la radicalité de cette aumône. Ce que la Loi juive ne demandait nullement, il conseille de « vendre tout ce qu’on a, et de le distribuer aux pauvres » (Mt 19,16-30). Ce n’était là qu’une illustration concrète de son choix de vie particulier, inhabituel en Israël, et qu’il donnait en exemple à ceux qui voudraient l’imiter : ne pas chercher à faire advenir le Grand Soir social, ne pas dénigrer la richesse des riches, mais tout quitter pour vivre à la grâce de Dieu.

          Il n’a pas cherché à ‘’changer le système’’ : c’est lui-même qu’il a changé, en choisissant de vivre à sa marge.

          S’il a apporté un souffle d’air frais dans ce monde, c’est en lui tournant le dos.

           Un prophète prêche d’abord par son choix de vie et de valeurs. Parvenue jusqu’à nous, l’onde de choc qu’il a provoquée vient de sa désintégration sociale personnelle, voulue, assumée.

 II. L’Église primitive et le ‘’Grand Soir’’

           Quand le même Luc écrit les Actes des apôtres, il décrit une Église en formation qui est profondément traversée par une idéologie messianiste dont témoignent les textes contemporains retrouvés à Qumrân. Une utopie totalitaire, qui a eu des conséquences ravageuses (cliquez) : on allait créer un monde nouveau (cliquez) , un ‘’non-système’’ où tout serait beau, tout serait parfait.

          L’égalité de tous, dans le bonheur et la prospérité générale.

           Et les apôtres, à l’origine de ce programme gauchiste ? Ils avaient fermé boutique, quitté leur misérable petit gagne-pain pour suivre Jésus. Le Lider charismatique mort, finie pour eux l’hospitalité généreuse et quotidienne des riches admirateurs, finies les tables servies. Ils n’ont eu aucune envie de reprendre leur activité de pêcheurs gagnepetits : mais comment assurer leur subsistance et celle de leurs familles, sans retourner trimer jour et nuit sur les eaux décevantes du lac de Galilée?

           La réponse se lit dans les Actes : ils vont obtenir des croyants qu’ils mettent tout en commun (2, 44).

          S’agissait-il de ‘’prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres’’, premier slogan gauchiste ? Pas exactement. « Nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens… Nul parmi eux n’était [plus] indigent : ceux qui possédaient des terrains, des maisons [ou des biens] les vendaient, apportaient l’argent et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins » (4, 32-34).

          Ce n’était pas ‘’à chacun selon son travail’’, mais ‘’à chacun selon ses besoins’’ – autre slogan gauchiste, d’ailleurs minoritaire.

          Bien évidemment, les besoins des apôtres passaient en premier, on les voit voyager avec leurs femmes, être partout reçus… Ce fut donc la naissance d’un clergé socialement oisif, entretenu par les dons de travailleurs ayant choisi librement d’alimenter ce système-là, dans l’espoir de sortir de l’autre.

           Du côté des riches, nivellement social vers le bas, par abandon spontané (2) de leurs avoirs. Du côté des pauvres, enrichissement inespéré, immédiat, sans travail ni effort.

          Les riches ne l’étaient plus, les indigents cessaient de l’être : pour eux, ce fut un rêve éveillé, Noël de janvier à décembre, sept jours sur sept.

           Hélas, Noël ne dura pas. L’Église de Jérusalem, initiatrice et expérimentatrice du nouveau système, sombra rapidement dans la faillite.

          D’autant plus – manque de chance – qu’au moment même où l’utopie gauchiste (distribuer) prenait le pouvoir à Jérusalem, une crise éclata (3) : la réalité économique (produire) ne suivant plus, on se mit à manquer de tout. La situation se détériora au point qu’il fallut organiser une collecte dans le reste du ‘’monde’’, pour venir en catastrophe à l’aide des gauchistes de Jérusalem.

           Il n’y avait alors ni FMI, ni BCE et le SPQR (4) avait d’autres soucis que sa lointaine province de Judée. On se tourna donc vers les toutes jeunes Églises d’Asie Mineure.

          Elles venaient d’être fondées par un certain Paul de Tarse, qui leur avait donné dès le départ une consigne formelle : travailler, pour ne pas vivre d’assistanat (1Th 2, 9). « Dans la peine et la fatigue, de nuit comme de jour, travailler pour n’être à charge de personne » (2Th 3, 8).

          Paul lui-même organisa le programme d’aide aux « saints » de Jérusalem : « Le lundi, chacun mettra de côté chez lui ce qu’il aura réussi à épargner, afin que vous n’attendiez pas mon arrivée pour rassembler les dons… Quand j’arriverai », j’irai en personne les porter là-bas (1Co 16, 2-4).

          Est-il mal intentionné de penser que Paul, alors en conflit ouvert avec les apôtres de Jérusalem, songeait également à marquer des points sur ses rivaux, en arrivant chez eux les poches pleines d’argent frais à distribuer ?

           L’Église a retenu la leçon, et écarté définitivement tout relent gauchiste de son programme. Elle a étendu à la chrétienté l’impôt versé au clergé (qui s’est longtemps appelé ‘’la dîme’’). Et quand une portion de l’Amérique Latine s’est montrée prête à basculer dans la Théologie de la Libération (directement inspirée du texte des Actes) elle l’a d’abord condamnée, puis étouffée.

           L’utopie gauchiste, elle, n’est pas morte. Elle a resurgi brièvement au XIV° siècle, chez les Dolciniens d’Italie si bien décrits par Umberto Eco dans son Nom de la Rose. A été combattue par les Jacobins français, qui inscrivirent le droit à la propriété individuelle dans la constitution de la 1° République. S’est réveillée au XIX° siècle, d’abord en France, puis en Allemagne, avant de s’épanouir en Russie, en Chine, à Cuba… avec les succès que l’on sait.

           Les peuples oublient les leçons de l’Histoire. Et l’historien, de par son métier, n’est pas porté à l’optimisme.

                                                                     M.B., 22 avril 2012

 (1) Luc 16,1-9. Parole d’évangile que reprendra à son compte F. Mitterrand, quand, en 1981, il dénoncera à la télévision le « mauvais argent. »

 (2) Je passe pudiquement sous silence l’incident d’Ananie et Saphire (Actes 4) qui montre qu’à Jérusalem la spontanéité n’était pas toujours au rendez-vous. Ceux qui souhaitent connaître les détails de cet épisode crapuleux liront avec profit Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités .

 (3) Une succession de mauvaises récoltes dans le pourtour du Bassin méditerranéen.

 (4) Senatus Populusque Romanum : le gouvernement central de l’Empire.

CAHUSAC A CONFESSE DEVANT LA FRANCE CATHOLIQUE

          Le confessionnal avait été entièrement refait pour la circonstance. Depuis l’intérieur on ne voyait pas la nef mais un simple mur – un mur nu, tout comme allait devoir se mettre à nu le pécheur qui venait d’y pénétrer.

          Sous un éclairage vif – la Lumière de la Vérité.

           – Entrez, mon enfant.

          Débonnaire, le ministre du culte laissa Jicé s’installer devant lui. Le moindre détail avait été mis au point avec la dir’com’, la directrice en communication de Déhèskhâ. Les arguments, les termes employés seraient les mêmes, l’an dernier ils avaient fait leur preuve dans des circonstances analogues. Mais Jicé savait qu’il était meilleur que Déhèskhâ : lui, il avait des nerfs d’acier, un regard qui ne cillait pas, une respiration parfaitement contrôlée.

          Surtout, il était mince : Jules César ne voulait autour de lui que des gros, il disait que les maigres sont dangereux parce qu’ils pensent trop (1). Ce qui avait perdu Déhèskhâ, c’est que c’était un gros.

          Jicé, lui, ne se laisserait pas faire, il était maigre et dangereux. Il avait retiré sa cravate pour exposer son absence de bajoues, la sveltesse de son torse et la minceur de son cou, ainsi préparé pour l’offrande à la guillotine du peuple. Comme à la prière il joignit ses mains sur la table, et baissa les yeux dans l’attitude de l’Agneau immolé.

           – Eh bien, mon enfant, je vous écoute…

          – Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché.

           Et là, il leva les yeux, ses yeux limpides qui attestaient toujours de la pureté de ses intentions. Les yeux sont des fenêtres ouvertes sur l’âme : il planta les siens dans l’objectif de la caméra. Que chaque spectateur ait le sentiment de plonger aux tréfonds de son âme, sans un seul coin d’ombre.

          – Que demandez-vous à notre Église ?

          – Le pardon. J’ai détourné de l’argent, j’ai menti : je veux que cette double faute soit annulée, effacée par le pardon. Vous avez ce pouvoir, non ?

          Le ministre du culte sourit :

          – Mais Dieu seul, mon enfant, peut effacer la faute, avec ses conséquences – pour terribles qu’elles soient.

          – Je ne crois pas en Dieu, mon père… et ce n’est pas à lui que je me confesse.

          – Mais alors, à qui ?

          – Au public, mon père. Le public est plus puissant que Dieu, puisque Dieu juge dans le secret et ne condamne que dans l’au-delà. Tandis que le public juge… publiquement, et il est capable de foutre ma vie en l’air dès maintenant. Or, j’ai bien l’intention de continuer. Avec Dieu, on s’arrange toujours : le public, je dois le convaincre.

          – De quoi, mon fils ?

          – De mon innocence coupable. De ma coupable innocence.

          – Car vous êtes coupable ?

           Jicé durcit son regard. « Surtout, ne soyez pas larmoyant, lui avait répété la dir’com’. Pas trace de buée sur vos rétines : vous n’implorez pas le pardon, vous l’exigez, il vous est à cause même de votre confession. » Il martela les mots :

          – Oui, je suis le seul coupable, j’ai laissé parler ma part d’ombre. Et qui donc n’a pas, comme moi, sa part d’ombre ?

          C’était l’argument principal : il fallait désenclaver la notion de culpabilité, rappeler à chaque spectateur que lui aussi (hé hé !) il avait « la conscience jaune encore de sommeil dans le coin de son œil. » (2)

          Politiques ‘’tous pourris’’, certes. Mais avant tout, public tous coupables dans le secret des consciences. Un juge coupable est plus indulgent.

           Le ministre du culte saisit la balle au bond, et pencha sa tête de côté :

          – Voulez-vous dire que vous n’êtes pas le seul fautif ? Qu’il y a eu des complicités ?

          – Des complicités ? Mais lesquelles ?

          – Eh bien… par exemple, celle de Pépère ou de ses lieutenants. Savait-il ? A-t-il laissé faire… ou pire, a-t-il tenté d’étouffer l’affaire ?

           Jicé remplit d’air ses poumons. C’était le moment décisif : Pépère avait la haute main sur le Parquet, il pouvait lui faire savoir qu’il souhaitait, n’est-ce pas, que ses réquisitions tiennent compte… enfin, qu’on n’aille pas jusqu’à… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Tout ça de bouche à oreille, bien sûr, rien d’écrit. Les paroles sont légères, elles volent.

           – Je ne sais pas ce que Pépère savait… mais ce que je veux dire, c’est que…

          La séquence avait été répétée des dizaines de fois avec la dir’com’. Il ne fallait quand même pas dédouaner ses copains d’En-Haut, ils lui avaient fait porter, et à lui seul, toute la faute. Mais pour ménager l’avenir, il ne fallait pas non plus les accuser directement. Tout était dans le ton, dans le rythme de la phrase. Dire une chose puis la masquer, en appuyant sur ce qui suivait :

          – …surtout ce que je veux dire, c’est que je suis le seul coupable.

          Le message était passé, de façon subliminale. Agiter bien haut la muleta de sa faute personnelle – la thèse de Pépère -, mais après lui avoir planté dans le dos une jolie banderille. Les journalistes feraient le reste, c’était leur boulot.

           – Je ne suis qu’un ministre du culte mon fils, je ne puis que recueillir votre confession, le public seul a le pouvoir de vous absoudre. Selon la théologie de l’Église, vous savez que quand la faute est pardonnée, ses conséquences se paient dans le purgatoire ?

          – Oui (un soupir, lui aussi très étudié). J’y suis prêt.

          – Et… vous n’avez pas peur ?

          Il était parfait, ce ministre du culte. On ne lui avait pas fourni les questions à poser, mais la dir’com’ était une excellente professionnelle, elle savait ce qui viendrait et elle avait tout prévu.

          – Oui. J’ai peur. Et qui donc, dans ma situation, n’aurait pas peur ?

          Pendant les répétitions, on lui avait appris à moduler cette phrase-là dans le registre des graves, celui de l’homme blessé. L’animal à terre, qui se couche sur le dos, flanc exposé, pour implorer la pitié.

           Le soir même, les commentaires autorisés montrèrent qu’il avait réussi sa confession. Ses anciens amis soulignèrent la blessure de l’homme, sa sincérité évidente. Ses ennemis relevèrent sa petite phrase sur ceux dont il ne savait pas s’ils savaient.

          Et le public, qui n’était plus croyant depuis belle lurette mais restait profondément imprégné de traditions et d’habitudes catholiques, le public était prêt à absoudre le pécheur repentant. Par sa confession devant lui, Jicé ne l’avait-il pas érigé au statut de divinité ? Il lui en serait reconnaissant. Jusque là, le peuple n’avait jamais été que souverain, devenir Dieu grâce à la repentance de Jicé, quand même ça valait bien une absolution.

          Laquelle, après tout, ne lui coûterait pas d’impôts supplémentaires.

           Et demain serait un autre jour.

                                 M.B., 17 avril 2013

 (1) « Let me have men about me that are fat… Cassius has a lean and hungry look, he thinks too much : such men are dangerous.” (Shakespeare, Julius Caesar, I,2)

(2) Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I,4.

BRÉTIGNY : une « attaque de la diligence » ?

          Simple citoyen, je suis donc un c… (1). Mais j’aime pas qu’on me le fasse sentir, ça m’déprime.

          Or, un train déraille à Brétigny. A la télé « On » me dit que :

           1) Les rails de la gare de Brétigny ont été vérifiés le 4 juillet. Neuf jours après, quatre gros boulons boulonnés très fort qui serraient une éclisse sautent, juste après le passage d’un autre train, qui n’a rien remarqué.

          Les quatre boulons bien longs ont gentiment tourné sur eux-mêmes, avec leurs rondelles de serrage.

          Tous seuls. Tous les quatre en même temps. En quelques minutes.

          Braves gros boulons.

           (2) L’éclisse une fois déboulonnée, elle pèse 10 kg mais ne tombe pas sur le côté, non. Avec ses petits mollets vaillants elle enjambe le rail, et va s’installer plus loin, juste au milieu de l’aiguillage, là où ça fait dérailler les trains.

          Coquine, va !

           Des boulons derviches-tourneurs, une éclisse sauteuse : c’est nouveau, ça vient d’sortir.

           3) Quand les flics arrivent, ils se trouvent « en présence d’un groupe de jeunes « qui semblent porter secours aux victimes » mais les policiers « se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres » (2)».

          Juste après l’accident, des projectiles sont lancés vers un camion de pompiers qui arrive pour porter les premiers secours.

           Ben quoi ? Les ‘’jeunes’’, après avoir renversé le gros gros cageot en métal, ils étaient tranquillement en train de ramasser les fruits sur le quai de la gare : pourquoi on vient les déranger ? C’est vrai quoi, même les pompiers, y’a plus d’respect.

           Juste après, on me dit dans la télé que les gens y z’ont été formidables, qu’on est ému, très ému.

           Et moi j’me dis dans ma p’tite tête que ça s’rait p’t-être bien les ‘’jeunes’’ délogés par la police qui ont joué à l’attaque de la diligence. Comme à la télé mais en mieux, parce qu’y a que les passagers qui ont été tués, pas les indiens…

           Six morts, pour quelques portefeuilles, quelques portables ? Pas possible !

          C’est nouveau, ça vient d’sortir.

           Les c…, ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît. Boucle-là, pose pas d’questions, pense pas aux boulons et va aux Champs-Élysées, où y’a un beau défilé militaire, avec la musique.

          Circule !

                                               M.B., 14 juillet 2013

(1) Veuillez remplir la case manquante.

(2) Témoignage des flics en direct, site d’Europe 1