JÉSUS S’EST-IL SUICIDÉ ?

          Au terme de ses deux années de prédication itinérante, le rabbi Jésus se trouvait enfermé dans une impasse totale. En faisant passer la compassion avant l’application stricte de la Loi, il s’était aliéné le clergé juif. En refusant de prendre le parti de la violence, il avait déçu les nationalistes zélotes, ses disciples et une partie du peuple. Son attitude ambigüe envers le pouvoir lui valait d’être recherché par la police d’Hérode. Mais surtout, son enseignement n’avait pas pris, ni sur les foules avant tout assoiffées de guérisons, ni sur ses disciples, ni bien sûr chez ses collègues pharisiens.

          J’ai retracé ce lent cheminement vers l’impasse, qui aurait dû le mener à la dépression et à l’effacement, dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) : je renvoie le lecteur à cet ouvrage, publié au Livre de Poche.

           Il se trouvait alors en Galilée. Or, après un moment d’hésitation, on le voit choisir de retourner à Jérusalem. Pire, dès son arrivée dans la « Ville qui tue les prophètes », il ranime Lazare devant une foule composite. Immédiatement prévenu, le Sanhédrin lance contre lui un mandat d’arrêt. Il est obligé de se cacher, la nuit, au jardin des Oliviers.

           Pourquoi n’est-il pas resté chez lui, se taisant enfin, se faisant oublier dans la sécurité relative de sa Galilée natale ? Pourquoi avoir ranimé publiquement Lazare, sachant qu’au Sanhédrin les sadducéens y verraient une résurrection – chose qui leur faisait horreur et dont ils interdisaient même qu’on parle à Jérusalem ? Pourquoi, après le mandat d’arrêt, n’a-t-il pas discrètement franchi une frontière, comme il l’avait déjà fait devant les menaces d’Hérode ?

          Pourquoi s’est-il jeté, délibérément, dans la gueule du loup ?

          Jésus avait-il choisi cette issue nécessairement fatale, plutôt que de continuer à lutter et à se débattre au milieu d’impasses insurmontables, dont il était vivement conscient ?

          Devant son échec, a-t-il cédé au désespoir, s’est-il suicidé en allant se livrer à ceux qui voulaient sa mort ?

            L’hypothèse n’est pas nouvelle, elle a été soutenue entre autres par Marcel Pagnol (1), E. Abécassis (2), P. Dauzat (3), et remise au goût du jour par la publication récente de l’Évangile selon Judas. Dans le chapitre 37 de Dieu malgré lui, « Jésus devant ses échecs et sa mort », j’ai tenté de comprendre son attitude en la comparant à celle d’un autre grand Éveillé de l’Histoire, le Bouddha Siddhârta. Je vous renvoie à ce chapitre, et me contente d’en rappeler ici la conclusion : un Éveillé n’appréhende pas sa mort comme nous. Il la voit venir, en prédit parfois l’heure, l’affronte comme l’aboutissement normal (et inévitable) de son cheminement vers l’Éveil.

           Jésus, qui s’était situé dès ses débuts dans la mouvance des prophètes juifs ses prédécesseurs, savait qu’il était né pour être tué (4). Sa mort violente était l’aboutissement d’une vie de prophète, et comme la leur elle servirait à « une multitude ».

          Sa démarche n’est donc pas suicidaire. Toujours dans Dieu malgré lui, j’ai rappelé (p. 154) que le suicide faisait horreur aux Juifs : « C’est un lâche, celui qui veut mourir quand il n’y a pas lieu ! Il est ignoble de se donner la mort, mais surtout c’est une impiété à l’égard du Dieu qui nous a créés. Ceux qui font la folie de [se suicider], un sombre enfer reçoit leur âme », écrivait Flavius Josèphe, presque contemporain de Jésus.

           Jésus n’a pas été lâche, il ne s’est pas suicidé. Il a affronté sa mort lucidement, face à face, comme un Éveillé.

          Mais vingt ans après, Paul de Tarse va donner à cette mort une signification tout autre, en faisant de la crucifixion l’un des piliers de la nouvelle religion.

 La récupération de la mort de Jésus par Paul de Tarse

           Très peu de temps après sa mort (avril 30), le Galiléen va être considéré par la communauté de Jérusalem comme le Messie attendu par les Juifs – titre que Jésus, lui-même, a toujours refusé de son vivant.

          Paul semble avoir reçu ce premier dogme chrétien vers l’an 33. Mais alors, se posait à lui un dilemme redoutable : pour les Juifs du 1e siècle, le Messie ne pouvait pas mourir : sa venue était « l’apogée glorieuse de l’Histoire… Il devait être éternel, comment pourrait-il mourir ? La mort était la punition du péché (5) ». Or le Messie, qui avait la pureté absolue d’un Juste, ne pouvait pas avoir connu le péché.

          Et non seulement Jésus était mort, mais c’était d’une façon ignominieuse : par crucifixion, châtiment particulièrement douloureux réservé aux esclaves.

           Paul comprit qu’il n’y avait à ce dilemme qu’une solution, et une seule : « Si quelqu’un qui ne devait pas mourir est mort, c’est qu’il avait choisi de mourir. La question alors devenait : ‘’pourquoi Jésus a-t-il choisi une mort aussi horrible’’ ? (5) ».

          Et la réponse de Paul : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi (6) ». Jésus avait choisi les souffrances de la crucifixion par amour pour nous.

          Cette explication aurait pu se rapprocher de la façon dont Jésus lui-même avait compris et vécu sa mort. Mais Paul allait beaucoup plus loin : inattendues et infamantes, les souffrances du Messie devenaient – par leur horreur -, le pivot central de sa nouvelle religion : « Je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Messie crucifié (7) ».

          Ầ partir de cette idée-force, Paul bâtit toute sa compréhension de la vie humaine, de la souffrance et de la mort.

          La vie ? C’est une épreuve, elle n’a d’autre but que de nous acheminer par la souffrance vers la délivrance de la mort.

          Vivre, c’est « communier aux souffrances du Messie et devenir semblable à lui dans sa mort (8) ».

          Vivre, c’est désirer mourir : « Pour moi, mourir m’est un gain (9) ».

           Entraîné sur cette pente, il va jusqu’au bout : « Je trouve ma joie dans les souffrances…, et ce qui manque aux détresses du Messie, je l’achève dans ma chair (10) ». Terrible affirmation ! Elle fait de la souffrance le moyen ordinaire de la perfection chrétienne – comme s’il pouvait manquer quelque chose aux souffrances du Messie, comme si l’humanité était condamnée à souffrir pour accomplir le plan de Dieu.

          Comme s’il nous revenait, à nous devenus supérieurs au Messie, de souffrir pour combler l’appétit de souffrance d’un Dieu insatisfait par sa crucifixion.

           La religion fondée par Paul a trouvé là le fondement de ce qu’on a appelé la « névrose chrétienne ». Alors que Jésus, de son vivant, a toujours eu horreur de la souffrance, n’a jamais cherché qu’à la soulager quand il la rencontrait en chemin. Alors que le début de son programme tient en un seul mot : « Heureux… »

           S’il a délibérément affronté la mort, ce n’est pas qu’il la souhaitait ou la désirait, mais comme une conséquence de son choix d’une vie de prophète. La valorisation de la souffrance était totalement étrangère à Jésus. Enfermé dans des impasses insurmontables, il n’a pas sombré dans la dépression, n’a pas songé au suicide. Il a fait face, et n’aurait jamais songé à donner son horrible supplice en exemple à suivre par d’autres que lui.

           Nos sociétés mondialisées, elles aussi, sont enfermées dans des impasses – économiques, sociales, écologiques, politiques – qui paraissent insurmontables. Jamais la planète n’a été aussi riche, et jamais le sentiment d’impuissance et de désespoir n’ont été plus répandus, éclatant ici et là en révoltes sporadiques.

          Si nous tentons comme Jésus de faire face, sans sombrer dans l’indifférence ou la dépression, nous n’échapperons pas – comme lui – au sentiment de l’échec et de l’inutilité de nos efforts.

          C’est peut-être le moment de se rappeler ce qu’écrivait Saint-Exupéry dans la tourmente de la guerre mondiale : « On ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible aux yeux ».

                                                          M.B., 29 juillet 2013

 (1) Judas, Paris, Pastorelly, 1976.

(2) Dans son roman Qumrân, Paris, Ramsay, 1996, p. 183.

(3) Le suicide du Christ, Paris, PUF, 1998.

(4) C’est le titre de la 3° partie des Mémoires d’un Juif ordinaire.

(5) J. Murphy-O’Connor, Histoire de Paul de Tarse, Paris, Cerf, 2004, p. 46.

(6) Épître aux Galates, 2,20.

(7) 1re Épître aux Corinthiens, 2,2.

(8) Épître aux Philippiens, 3,10.

(9) -id.-, 1,21.

(10) Épître aux Colossiens, 1,24.

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