AU NOM DU LIVRE, AU NOM DU TEMPLE – L’héritage messianique

             « Je ne crois pas que les livres puisent changer le monde. Mais lorsque le monde commence à changer, alors il se cherche un livre nouveau » (1)

            Après l’écroulement de l’éphémère royaume de David-Salomon, pendant leurs années d’exil à Babylone (585 avant J.C.) les tribus juives ont cherché comment elles pouvaient survivre, c’est-à-dire trouver leur identité dans un environnement qui leur était étranger.

          Anéantis, noyés  au milieu d’un peuple inconnu, d’une civilisation – et d’une religion – bien supérieurs aux leurs, qu’ont fait les Juifs ? Ils ont écrit un livre, la Torah.

Les Juifs et le Livre

          L’écriture de la Torah est la façon dont les Juifs se sont donnés une identité parmi les peuples, en s’inventant un passé mythique à partir de légendes qui circulaient oralement depuis leur vie nomade.

            C’est pendant cet exil qu’ils ont inventé le messianisme, c’est-à-dire la notion de Peuple Élu par Dieu, seul porteur du salut de l’humanité tout entière. Momentanément écrasé, ce peuple attendait le retour d’un Messie qui prendrait sa tête pour reconquérir le Royaume de David, le ‘’Grand Israël’’ qui irait d’une mer à l’autre, d’un fleuve à l’autre, englobant l’actuel Liban et la Syrie jusqu’à l’Euphrate.

            Ce Messie, ils attendaient sa descente sur l’esplanade du Temple détruit par Nabuchodonosor. Il fallait donc qu’il soit reconstruit, fut-ce sommairement – et c’est la première chose que tentèrent les exilés à leur retour de Babylone, sans succès.

            Même peuplée de ruines, l’esplanade du Temple redevenait ce qu’elle avait toujours été pour les Juifs, le centre du monde.

Les chrétiens et le Livre

          À la fin du 1er siècle, dans un Empire romain fragilisé par son immensité, des Juifs hellénisés ont voulu créer un monde nouveau qui prendrait le pouvoir de l’intérieur, par la diffusion d’une religion nouvelle. Le christianisme est né au milieu des soldats, des esclaves et des affranchis, révolte de pauvres contre une classe établie, vieillie, fatiguée, ayant perdu tout idéal. Il a repris à son compte la weltanschauung du messianisme, une humanité divisée en deux – les chrétiens (nouveau Peuple Élu) à qui appartenait le salut, et les autres qu’il fallait convertir.

            Pour se donner une identité par rapport au judaïsme (dont ils venaient) et au paganisme (qu’ils affrontaient), dans un monde en pleine mutation ils ont écrit des Évangiles dont quatre ont été retenus à la fin du 2e siècle. Contrairement aux Juifs, ils ne se sont pas inventés un passé mythique : ils ont créé un mythe nouveau à partir d’un Juif contemporain que certains avaient connu personnellement. Cet artisan galiléen devenu prêcheur itinérant, ils l’ont transformé d’abord en Messie, puis en Dieu.

            Ils attendaient son retour glorieux non pas sur l’esplanade du Temple, mais dans les ‘’cieux’’ – un retour d’ampleur cosmique. Leur ambition n’était pas la restauration du Royaume de David mais la conquête du  monde – conquête pacifique par la contagion des esprits, la conversion persuasive.

Les judéo-chrétiens et le Livre 

Humiliée par l’occupation romaine  et la trahison de ses élites, une secte juive contemporaine de Jésus, réfugiée au désert de Juda, avait radicalisé le messianisme juif traditionnel. Imprégnés d’une extrême violence, les textes esséniens retrouvés dans les grottes de Qumrân ont contaminé certains parmi les Juifs convertis à Jésus, des judéo-chrétiens qui voyaient en lui le Messie mais voulaient rester fidèles à leur judaïsme.

Au 4e siècle ces judéo-chrétiens avaient pratiquement disparu, sauf les nazôréens qui s’étaient réfugiés notamment en Syrie (2). Ils ne se sont pas donnés une identité en écrivant un Livre, mais en s’opposant en même temps – et farouchement – aux Juifs et aux chrétiens. Ils se référaient à la Torah lue dans la tradition talmudique (3), à l’Évangile dans sa version araméenne la plus ancienne. Et à un lieu sacré, le Temple toujours à reconstruire.

            Au nom du Livre et au nom du Temple (4), ils attendaient une occasion favorable de se lancer à la reconquête de Jérusalem, puis – emmenés par leur Messie – du monde.

Les musulmans et le Livre

            Réfugiés en Syrie, ces nazôréens s’étaient employés à catéchiser leurs voisins arabes, leur enseignant le messianisme radical qu’ils avaient eux-mêmes reçus des Esséniens. Prenant acte de l’affaiblissement des deux Empires Romain et Perse qui s’épuisaient dans une guerre perpétuelle, les arabo-nazôréens décidèrent en 614 de reprendre Jérusalem pour y rebâtir le Temple et y recevoir le Messie qui les mènerait à la conquête du monde.  Ils y parvinrent en 638 : pour transformer leur conquête en civilisation conquérante, il leur fallait un Livre.

Une succession de califes s’empara alors des feuillets sur lesquels avaient été notées les catéchèses des nazôréens. Autour de ce noyau dur, à partir du guerrier arabe qui les avait fait sortir de Syrie ils inventèrent la légende d’un Prophète visionnaire. Le Coran est le résultat de cette alchimie, ils décrétèrent qu’il était physiquement, matériellement la Parole d’Allah.

  Pouvoir des Livres 

          Trois livres – la Torah, les Évangiles, le Coran – qui ont changé le monde quand ils ont été écrits. Ou plutôt, qui ont été écrits au moment où le monde changeait autour de leurs protagonistes, et qu’ils se sont cherché un livre pour accompagner ce changement.

            Il faudra attendre le 19e siècle pour qu’un livre messianique – Le Capital de Karl Marx –, et le 20e siècle pour qu’un autre – Mein Kampf d’Hitler – joue le même rôle d’accompagnement d’un profond changement de société.

            Depuis la destruction du Temple en l’an 70, l’identité juive résidait dans l’intériorisation de la Torah : là où il y a la Torah, là il y a un Juif. Ce n’est qu’au 20e siècle que le réveil sioniste a redonné à ce Livre sa fonction politique. Pour les sionistes, il n’y aura d’identité juive que quand le Temple sera reconstruit sur son esplanade, comme le veut la Torah.

            Assoupi depuis les défaites de Lépante et de Vienne, le monde musulman a repris vie à partir de Mohammed Abdelwahhab (1703-1792). Le Wahabbisme prêche la lecture littérale du Coran, il s’est imposé grâce aux pétrodollars qui lui ont donné les moyens de son ambition de conquête mondiale.

Pour les musulmans comme pour les sionistes, l’esplanade du Temple reste un centre du monde qui n’appartient qu’à eux. Deux groupes humains sans racines territoriales communes, venus d’horizons multiples, transformés en peuples chacun par un Livre, une religion opposée à l’autre. N’ayant en commun qu’un seul et même messianisme totalitaire. Au nom du Livre, au nom du Temple c’est entre eux une guerre qui ne prendra fin que dans l’élimination de l’un par l’autre (5).

Face à ces messianismes, l’Occident qui a perdu sa référence à ses Livres fondateurs – la Bible, les évangiles – se trouve désemparé. Il n’a plus pour lui que l’avance d’un savoir-faire technique et économique éphémère, en voie de déclin. Ressentie comme un progrès définitif, la laïcité qu’il proclame a été son salut mais elle apparaît comme son point faible, dont les ‘’gens du Livre’’ savent se servir. À nouveau, le monde est entré dans un processus de grandes transformations. L’Occident saura-t-il écrire le Livre fédérateur dont il aurait besoin pour qu’il l’accompagne dans la mutation profonde en cours, lui redonnant à la fois son identité et sa capacité de survie ?

                                                                                              M.B., 6 mars 2016
(1) Shlomo SAND, Comment le peuple juif fut inventé.
(2) Je résume dans cet article en quelques lignes les premiers chapitres de Naissance du Coran, aux origines de la violence.
(3) Mis par écrit à la fin du 5e siècle, le Talmud est une compilation des enseignements rabbiniques prodigués dans la diaspora juive.
(4) Au nom du Temple, titre de l’ouvrage de Charles Enderlin dont il a tiré un film projeté récemment sur ARTE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

12 réflexions au sujet de « AU NOM DU LIVRE, AU NOM DU TEMPLE – L’héritage messianique »

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  3. D. Gris

    Michel Benoît, vous vous interrogez sur un livre pour l’Occident.
    Il est déjà présent (il se définit d’ailleurs ainsi comme révélation) sous le titre « Livre d’Urantia » et malgré bien des critiques fondées mais aussi d’arguments fallacieux de nombre de détracteurs (et votre réserve, droit de chacun), son message relève un défi et « tire vers le haut » les idéaux humains. L’adaptation de ces idéaux à une situation actuelle d’hyper croissance technologique et un passif social historique sensible constitue une « tâche » pour ceux qui s’en veulent les acteurs. Il faudra faire preuve d’une créativité efficiente et d’une égale humilité pour intégrer les valeurs nouvelles qui sont en gestation dans ces écrits.
    J’ajoute que la question-problème du messianisme (en plus de la question divine de Jésus) est explicitée dans cet ouvrage en libre accès aussi sur internet : http://www.urantia.fr/ (possibilité d’y faire des recherches par mots-clés).
    Ca existe, en tout cas c’est là. Chacun arrose où il le souhaite. Meilleures pensées.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      J’ai souligné le rôle joué par des Livres dans la formation de la civilisation occidentale puis musulmane. Par « Livre », il faut entendre un corpus d’idées & d’engagements communs à tous, connus par tous, imprégnant la culture de tous en profondeur, dès l’enfance.
      M.B.

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  4. Pierre Hault

    « Pour se donner une identité… ils ont écrit des Évangiles  » Sur quoi repose cette affirmation ? Ces évangiles ont-ils été écrits dans ce seul but ? Et y a t-il d’ autres exemples de textes écrits pour se donner une identité ?

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Vous comprenez que je me fais l’écho d’une interrogation de fond, qui est celle d’une civilisation. Je n’ai pas de réponse. Faut-il taire l’interrogation, ou la porter à son véritable niveau ?
      M.B.

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  5. JR

    Bonjour,
    Attention avec le mot « sioniste » (ou alors, ajouter « messianiste » ou autre adjectif qui précise les choses). Un sioniste est ni plus ni moins, à la base, un partisan d’un foyer national juif en Palestine, donc aujourd’hui un nationaliste israélien. Il y a des sionistes athées, des sionistes non-violents, etc.
    Parce que l’antisionisme ressemble de plus en plus à un produit de substitution pour accros à l’antisémitisme.
    Quant à Jésus, il reste des traces mal effacées d’une histoire d’origine où il devait briguer un royaume bien de ce monde. Voir http://daruc.pagesperso-orange.fr/divers/jesusroi.htm

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Vous avez raison, par « sioniste » j’entends messianiste. Ce sont les plus actifs – et les plus dangereux.
      M.B.

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    2. Jean-Marie

      Les sionistes nationalistes, à côté des sionistes pacifiques (tel le rabbin Judah Magnes ou Chaïm Kalvarisky, ou Gershom Scholem, ou Hugo Bergmann, ou Martin Buber  ou   Ernst Simon ou Henrietta Szold ou Shmuel Yossef Shai Agnon ou Anna Arendt.) ont joué sur le terme « foyer national » utilisé dans la trop célèbre Déclaration Balfour (aux sous-bassements »anti’-sémites » cachés par les uns, ignorés par ,les autres)

      Ils ont créé un pseudo-état pseudo-hébreu (avec beaucoup de descendants de Khazars et autres convertis sans Hébreuses dans leur arbre généalogique ou proportionnellement t très peu) sur la base d’une « recommandation » de l’ONU anti-statutare avec vote « truqué » le 29 novembre 1947

      Et encore là ,il y a des livres trompeurs; y compris sous la plume d’auteurs et autres experts apparemment objec tifs, voire pro-palestiniens;

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      1. JR

        Que le peuple juif se soit constitué sur une autre base que l’origine ethnique, c’est une chose. Que ça le disqualifie en tant que peuple, attention ! Un certain Shlomo Sand a écrit sur l' »invention du peuple juif », mais en rappelant que tous les peuples ont été « inventés » d’une manière plus ou moins artificielle.

        Après, l’antisémitisme contemporain a été théorisé et lancé (y compris ce terme mal choisi puisque « sémite », plutôt « sémitique », n’a plus de sens qu’en linguistique) dans les années 1870 par Wilhelm Marr. Il n’a jamais visé que des Juifs ou supposés tels. Marr proposait ouvertement de débarrasser l’Europe de ses Juifs en les expédiant en Palestine. Hitler l’a envisagé un temps, jusqu’à envoyer un certain Adolf Eichmann étudier sur place la faisabilité.

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          1. JR

            Un ami juif à qui je demandait de le définir avait répondu : « Un peuple avec une Loi ». C’est une singularité… sauf si on envisage les druzes comme un peuple (je n’en vois pas d’autre pour le moment). Ca se ressemble par certains aspects (transmission essentiellement par hérédité, etc.) et d’ailleurs les druzes qui vivent en Israël y sont très à l’aise, au point de fournir ses meilleurs éléments à Tsahal (voilà donc un bon exemple de sionistes non juifs…).

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