Toujours soucieux de nous divertir, nos politiciens professionnels nous ont offert récemment une séance de cirque.
Faute de panem, du circenses (1).
L’attraction du jour était le mot « civilisations » – au pluriel, car il s’agissait de savoir laquelle l’emporterait sur les autres.
Revêtues de paillettes, les Lumières et le nazisme furent donc lâchés sur la piste au seul profit du spectacle. Faut-il se hasarder dans cette foire ? Ce sera pour poser deux questions :
1- Ầ quoi reconnaît-on une civilisation ?
2- Comment peut-on la juger, et donc la placer avant – ou après – d’autres civilisations ?
I. COMMENT (re)CONNAÎTRE UNE CIVILISATION ?
Voilà le genre de question qu’affectionnent les français, grands amateurs d’idées générales planant dans le ciel des idéologies. Revenons sur terre.
1- Une civilisation laisse des traces.
Deux sortes de traces survivent à l’usure du temps : les objets & monuments, et les textes.
-a- Des objets et des monuments : Ils témoignent d’une grandeur passée, mais ne parlent pas d’eux-mêmes.
Exemple : au 19° siècle, on découvre entre le Mexique et l’Amérique centrale des vestiges considérables de la civilisation Maya : pyramides, restes de cités englouties dans la forêt vierge… On devine qu’il y a eu là une immense civilisation, mais personne n’en peut rien dire faute de textes. C’est tout récemment qu’un patient travail a permis de déchiffrer les glyphes mayas, écriture complexe gravée sur les monuments. Le travail de lecture est en cours : il permettra de donner son visage et sa voix à cette civilisation, jusque-là muette.
Pour les Celtes, c’est à désespérer : les magnifiques objets découverts dans leurs tombes ne sont accompagnés d’aucun texte. Civilisation ? Certainement, mais comment l’apprécier ou la comparer à d’autres ?
-b- Des textes sont donc indispensables pour connaître une civilisation. Ầ condition d’en comprendre le sens, pour les confronter à ses autres traces, puis aux civilisations voisines dans le temps et dans l’espace.
Mais les textes ne font pas que témoigner d’une civilisation.
2- Les textes fondent une civilisation
Une civilisation se développe à partir d’un ou plusieurs textes fondateurs.
Exemples : la conquête arabe foudroyante du bassin méditerranéen, entre la fin du VII° et le milieu du VIII° siècle, aurait pu n’être qu’une série de razzias réussies. Les armées arabes conquérantes se transforment en civilisation musulmane conquérante dès lors qu’apparaît un texte, le Coran.
De même, le christianisme ne pourra naître que lorsqu’il disposera d’abord des lettres de Paul de Tarse (écrites entre l’an 50 et 62), puis des Évangiles (mis par écrit un peu avant l’an 70 et jusqu’en l’an 100).
Pas de civilisation sans texte fondateur, qui lui sert à la fois de référence identitaire et de centre de ralliement des masses populaires.
3- Les civilisations écrivent leurs textes fondateurs
C’est vrai du christianisme : la personne de Jésus va être utilisée pour inventer une nouvelle religion, qui trahit en partie son message originel et totalement sa personne.
Vrai aussi de l’islam : à partir du début du VIII° siècle, les Hadîths et la Sîra (cliquez) vont inventer un personnage, Muhammad, à partir d’un chef de guerre dont on sait finalement peu de choses. Dans ce cas, il est plus difficile d’apprécier comment et jusqu’où son message originel a été déformé par l’islam.
Vrai du bouddhisme : l’enseignement de Siddhârta n’a pu devenir civilisation qu’en évoluant vers une forme de religion cultuelle qu’il avait justement eu pour intention de supprimer.
Un texte fonde une civilisation quand un courant de pensée manifeste sa volonté de pouvoir en l’écrivant.
Disons-le autrement : les textes fondent les civilisations, mais les civilisations se fondent elles-mêmes en écrivant des textes qui gauchissent ou trahissent l’intention du fondateur présumé.
II. LE DÉCLIN DES CIVILISATIONS
On sait que les causes de ce déclin sont multiples, économiques, climatiques, technologiques… Mais on oublie toujours de mentionner une cause essentielle, peut-être sous-jacente à toutes les autres : l’éloignement du texte fondateur, et l’oubli de la personnalité du fondateur présumé.
1- La perte du sens
Le texte fondateur peut perdre son sens, parce qu’il n’est plus compris.
Pour la chrétienté, ce fut le cas de l’Ancien Testament : elle le traita longtemps comme le vestige d’un passé qu’elle reniait avec acharnement.
C’est en partie le cas du Coran, écrit dans un arabe archaïque que très peu d’érudits peuvent comprendre, souvent en désaccord entre eux sur son sens premier.
2- La manipulation du sens
La perte du sens originel d’un texte s’accompagne toujours de sa manipulation, c’est-à-dire son interprétation abusive.
C’est flagrant pour le christianisme, qui transforma très rapidement (2) un rabbi galiléen charismatique en Messie d’abord, puis en Dieu.
C’est vrai aussi pour l’islam, qui transforma un hypothétique chamelier inculte en fidèle réceptacle de la parole divine.
Cette manipulation du texte s’accompagne évidemment d’une transformation de l’image du fondateur présumé de la religion. Siddhârta devient l’obèse souriant qu’encensent les foules, Jésus devient le fils de Dieu, Muhammad le secrétaire et propagateur d’une parole qui ne vient pas de lui.
3- Les civilisations prisonnières de leurs textes fondateurs
Une fois commencé le processus de manipulation du texte (et de son auteur réinventé pour les besoins de la cause), ce processus ne peut plus s’arrêter.
Une civilisation s’est constituée sur l’interprétation qu’elle a elle-même secrétée (3) : revenir en arrière – avouer qu’elle a manipulé son texte fondateur en l’écrivant – ce serait pour elle commettre un suicide, et disparaître.
C’est pourquoi il est illusoire de songer à une réforme en profondeur du christianisme et de l’islam. Mises depuis si longtemps en place sur des rails qui s’écartent les uns des autres, ces deux religions ne peuvent ni revenir à leur point de départ, ni s’entendre autrement que par des compromis en trompe l’œil.
Et les deux civilisations qu’elles ont engendrées ne peuvent que se regarder avec une hostilité plus ou moins déclarée.
III. COMPARER LES CIVILISATIONS ?
Pour comparer des civilisations sans jeter de la poudre aux yeux des foules, il faudrait donc
1°- Revenir, non pas aux textes fondateurs, mais d’abord aux fondateurs présumés eux-mêmes (la personne historique de Jésus et de Muhammad), pour discerner quelles furent leurs intentions originelles, dans le contexte qui fut le leur.
En ce qui concerne Jésus, c’est le sens de tout mon travail (cliquez).
2° Reconnaître comment, et à quel point les textes fondateurs eux-mêmes (les Évangiles, le Coran) portent l’empreinte des manipulations des fondateurs de civilisations qui se réclament d’eux.
Alors, peut-être, pourrait-on établir des comparaisons.
Ầ titre d’exemple : montrer que le judaïsme du I° siècle, tout comme l’Ancien Testament, n’était pas exempt de violence et d’appels à la violence. Mais que l’herméneutique chrétienne a permis (récemment il est vrai) de faire le tri entre ces appels à la violence et le meilleur de l’enseignement des prophètes.
Et comment Jésus lui-même s’est singularisé de son vivant par le refus de cette violence – ce qui lui a valu d’être livré aux romains (cliquez).
Ou bien, montrer comment l’auteur du Coran s’est d’abord converti au judaïsme rabbinique de son époque, avant de devenir chef de guerre. Retenant, et même accentuant, la violence messianique de ce judaïsme exalté – sans cesser pourtant d’être séduit par la beauté abrupte d’un Dieu aussi magnifique dans son éloignement que le désert d’Arabie dans son dénuement.
Alors seulement, on pourra comparer les deux civilisations nées du christianisme et de l’islam (4) en connaissance de cause.
Pour cela, il faudrait sortir du cirque et revenir paisiblement à des vérités objectives.
Mais les paillettes du cirque offrent plus d’attrait (et de facilité) que le travail austère de la réflexion.
M.B., 14 février 2012
(1) Au déclin de l’Empire romain, le peuple exigeait « du pain et les jeux du cirque » (panem et circenses) comme condition pour ne pas descendre dans la rue et flanquer les politiciens dehors.
(2) On attribue habituellement cette transformation à Paul de Tarse, dans les années 50. En fait, j’ai montré que son origine remonte à beaucoup plus tôt, quelques semaines après la mort de Jésus et dans son entourage. Voyez Dieu malgré lui et Jésus et ses héritiers.
(3) En 381 pour le christianisme, vers le milieu du VIII° siècle pour l’islam. Soit respectivement 350 ans après la mort du « fondateur » pour l’un, et tout juste un siècle pour l’autre.
(4) Car c’est bien de cela, n’est-ce pas, qu’il s’agissait ?