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LA RECHERCHE SUR JÉSUS DÉRAPE : Christian Amphoux et le « grand n’importe-quoi »

 Au lendemain de sa mort, Jésus a été manipulé. On en a fait un messie et un dieu (ses disciples), puis un magicien venu d’un autre monde (les Gnostiques), un philosophe stoïque ou épicurien (les rationalistes), un anarchiste, féministe et premier des communistes (les politiques), un hippie altermondialiste (le new âge)… Jésus étant passé par toutes ces sauces au cours des siècles, on croyait avoir tout vu.

Eh bien, non ! On n’avait pas encore vu M. Christian Amphoux. Lire la suite

LE CHRISTIANISME : MORT, OU CONTINUITÉ ?

« Nous autres religions, nous savons que nous sommes mortelles », aurait pu dire Paul Valéry. Les religions de l’Égypte, de l’Assyrie, de Rome, sont mortes : après 2000 ans, le christianisme – et plus particulièrement le catholicisme – s’acheminent-ils vers leur disparition et leur mort ? Lire la suite

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ (J.P. Meier 0)

          La parution française du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier est un événement : 740 pages, dont presque la moitié de notes techniques.
          Comme dans les tomes précédents, Meier fait le point sur les avancées de la « quête du Jésus historique », avec une ampleur de vue, une érudition, une précision et une honnêteté remarquables. L’étude de ce tome IV sera mon travail de l’été.

          Avant de définir la Loi juive (la Torah) et l’enseignement de Jésus sur le divorce, il rappelle l’obstacle principal de cette quête : quels enseignements pouvons-nous (gens du XXI° siècle) tirer d’un homme du passé, comme Jésus ? Est-il légitime (est-il possible) de poser nos questions, dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui, à un juif galiléen du 1° siècle ?
          Peut-on « tirer du passé des enseignements, des idéaux, des valeurs et des normes pour nous aider à mettre de l’ordre dans notre présent, ou à planifier notre avenir ? » Est-ce que « nous tirons des leçons d’un passé qui a vraiment existé, ou bien d’un passé que nous avons choisi d’imaginer ? » (p. 58).

          Autrement dit : peut-on poser à ce juif du 1° siècle les questions que nous nous posons, aujourd’hui, sur notre sexualité ?

          Il est clair que Jésus ne s’est jamais interrogé sur la nature et la satisfaction du désir sexuel, sur la recherche du plaisir, sur leur valeur morale. « Il n’y a aucune garantie que la quête du Jésus historique… aura quelque chose à dire » en réponse aux questions que nous nous posons, dans les termes et avec la problématique qui sont les nôtres.
          Pourtant ces questions, il faut les poser au Jésus historique : parce qu’il n’est pas pour nous seulement un pédagogue du passé, parmi tant d’autres et comme tant d’autres. Mais un maître de vie, pour le XXI° siècle.
          Il faut donc s’appuyer sur la science exégétique, pour en prolonger les acquis (toujours en mouvement). Les deux pieds solidement ancrés sur ce socle, lever le regard. Ne pas décoller du socle, mais scruter ce que Jésus n’imaginait pas, car ce n’était ni sa culture, ni son environnement, ni sa problématique à lui.
          A cette condition, ce qu’il disait du divorce signifie quelque chose pour notre sexualité d’aujourd’hui.

 I. JÉSUS A-T-IL INTERDIT LE DIVORCE ?

          L’analyse de Meier sur ce point (chap. XXII) est ciselée comme un petit bijou d’exégèse. J’en résume les conclusions :
 
     1- Dans le judaïsme biblique (comme dans toutes les sociétés antiques), le divorce était considéré comme une chose normale, « une solution naturelle et nécessaire » aux problèmes des couples.
     2- L’homme juif pouvait répudier sa femme sous n’importe quel prétexte, pour en épouser une autre.
     3- En revanche, la femme juive ne pouvait pas répudier son mari. Une fois répudiée, elle devait se remarier avec un autre (besoin de protection).
     4- Quand une femme répudiée avait épousé son second mari, elle devenait impure pour le premier mari (et lui seul). Il lui était interdit de se remarier à nouveau avec lui, par exemple si son second mari mourait ou la répudiait à son tour. L’interdiction de remariage avec le premier mari n’obéissait pas à des considérations morales, mais à un critère de pureté rituelle.

          Ensuite, Meier analyse les enseignements de Jésus sur le divorce chez Paul (1° aux Corinthiens, qui cite une parole de Jésus), puis dans la tradition Q (Matthieu et Luc) et enfin chez Marc.

          Il écarte ce qui peut provenir de l’Église primitive ou de contaminations diverses, pour parvenir à la formulation la plus proche possible de ce que Jésus a enseigné :

           Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
           commet un adultère.

          Autrement dit, aucun doute n’est possible : Jésus aurait condamné le divorce.
         
          Quand on sait que la Loi de Moïse acceptait le divorce, cette interdiction totale est troublante. « Jésus a l’audace d’enseigner que ce qu’autorise et organise la Loi est, en fait, le péché d’adultère » – péché puni de mort. Selon lui, « En suivant consciencieusement les règles de la Torah sur le divorce et le remariage, un homme juif commettait un péché grave contre l’un des commandements du Décalogue ».
          Quand il interdit le divorce, « Le juif Jésus est en conflit avec la Loi juive telle qu’on la comprenait et la pratiquait dans le judaïsme majoritaire, avant, pendant et après son temps » (p. 95).
          Jamais l’Église primitive n’aurait créé elle-même une règle, dont tous les témoignages (à commencer par Paul) montrent que ses membres ont eu tant de mal à la suivre, à l’enseigner ou à la faire respecter.
          Elle provient donc bien de Jésus lui-même.

II. POURQUOI ?

Comment expliquer cette prise de position stupéfiante, l’une des deux seules fois (1) où Jésus s’oppose frontalement à un commandement « de Dieu », au risque de passer pour un blasphémateur ?
          Après avoir souligné la proximité de Jésus, sur ce point, avec une partie des Esséniens – et avoir reconnu que ceci ne suffit pas à expliquer cela -, après avoir remarqué que cette interdiction s’accorde avec le choix du célibat fait par Jésus, Meier suggère que l’explication vient peut-être de la croyance en la fin imminente des temps : « inutile de se divorcer ou de se remarier, il n’y en a plus pour longtemps… » Cet argument est formulé explicitement par Paul, mais rien n’indique qu’il ait été la cause de l’interdiction du divorce par Jésus lui-même.

          C’est ici qu’il faut prolonger l’exégèse, sans la trahir ni l’oublier. En ne se demandant pas seulement pourquoi cette condamnation, contraire au judaïsme de Jésus, mais en relisant la justification qu’il en donne lui-même.

          Les Pharisiens lui posent la question du divorce dans le cadre de la halaka, c’est-à-dire de l’interprétation juridique de la Loi : ils invoquent le code légal du Deutéronome (Mc 10,2 et parallèles).
          Or Jésus leur répond dans le cadre de la haggada, c’est-à-dire de l’interprétation spirituelle (ou pourrait dire dévotionnelle) de cette même Loi (2) : il cite la Genèse : « Au commencement Dieu les fit mâle et femelle… et les deux ne feront plus qu’une seule chair ».
          Ce qui justifie pour lui l’indissolubilité du mariage de n’est pas un précepte juridique, mais le fait que l’homme et la femme, quand ils s’unissent, ne font plus qu’une même chair. L’un fusionne avec l’autre, l’autre avec l’un, on ne sait plus qui est qui : c’est une description, sans le mot, du plaisir partagé, c’est-à-dire de l’orgasme.

          Meier remarque ce décalage, Jésus refusant de se laisser enfermer dans un cadre juridique quand il s’agit de relations humaines. « La dualité [homme-femme] se fond [par l’union du mariage] dans l’unité… une seule réalité, un seul être » (p. 104).
          Il ne convient pas à un prêtre catholique d’y voir une allusion claire à cette fusion de deux en un, que produit l’orgasme (dont il n’est pas censé avoir fait l’expérience). Mais pour nous qui vivons en ce monde, il semble clair que Jésus fait du plaisir partagé, du plaisir qui unit deux « chairs » en une seule pendant l’instant divin de l’orgasme, la raison d’être et la loi fondamentale du mariage.
          Ceux qui ont été unis par le partage total et unifiant du plaisir, plus rien ne peut les séparer. On ne peut pas revivre cette expérience, si forte, si marquante, avec un(e) autre, parce qu’on ne peut jamais l’oublier, ni oublier avec qui on l’a une première fois vécue.

          Dans un article précédent (cliquez) , j’avais déjà proposé cette lecture de l’enseignement de Jésus sur la sexualité.
          Encore une fois, il ne faut pas attendre de Jésus une réponse à nos questions, posées dans nos termes du XXI° siècle. L’exégèse scientifique nous fournit seulement une direction, qui permet d’obtenir de lui les réponses dont nous avons besoin pour (bien) vivre.

                                                                 M.B., 13 juillet 2009

JÉSUS ET LES ESSÉNIENS (J.P. Meier III)

          Les travaux de l’exégète américain permettent d’y voir clair sur une question longtemps disputée : Les relations entre Jésus et les esséniens.

I. JÉSUS A-T-IL ÉTÉ ESSÉNIEN ?

          Après la découverte des manuscrits de la mer Morte, certains ont pu le penser. La réponse est maintenant indiscutable : c’est non.
          L’un des arguments des « pour » était la proximité entre Jésus et Jean-Baptiste. Il est possible (bien que non assuré) que le Baptiste ait fait un séjour de formation à Qumrân avant de prendre son autonomie : rien ne permet de dire que Jésus en aurait fait autant. 

          J’ai émis l’hypothèse (cliquez) que, lorsque le quatrième évangile témoigne que Jésus se retire à deux reprises « au désert », c’était pour bénéficier – à deux moments-clé de sa vie – de l’hospitalité bienveillante des « hommes en blanc » qui y vivaient en communautés.
          Ce qui rend cette hypothèse possible, c’est que les esséniens sont le seul groupe de pression juif auquel Jésus semble dans les évangiles ne s’être jamais affronté frontalement – à la différence des Pharisiens de Jérusalem, des Sadducéens (gestionnaires du Temple), des Zélotes (fondamentalistes terroristes) ou des Hérodiens (collaborateurs).

          Dans ses tomes III et IV, Meier étudie en détail les points de contact entre Jésus et les esséniens. Des similitudes apparaissent, comme l’attente d’une fin du monde imminente, le rejet du Temple et de son culte, le célibat (cliquez) , le choix d’une vie pauvre et la critique de la richesse…
          Mais, même dans ces domaines-clé de la pensée et de la vie quotidienne, Jésus n’apparaît pas comme un disciple-perroquet des esséniens : les nuances qu’il apporte à leur enseignement montrent que son horizon était manifestement autre et plus vaste que celui des sectaires de Qumrân.

          Les différences sont nombreuses. La principale porte sur les relations avec le « prochain » : les esséniens prescrivaient l’amour des « frères », c’est-à-dire des membres de leur secte, et la haine de tous les autres, qu’ils considéraient comme des ennemis. Lorsque Jésus enseigne « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis… » (Mt 5,43 et //) il cite clairement les esséniens et s’oppose frontalement à eux.
          D’autres différences étaient mieux perçues par ses auditeurs que par nous, comme par exemple l’usage de l’argent (à ne pas confondre avec la richesse individuelle) : Jésus semble s’être fort bien accommodé du système « capitaliste » en vigueur à son époque. Il a été soutenu financièrement par de riches compatriotes, et n’hésitait pas à partager la table de certains d’entre eux, considérés comme impurs même par les juifs ordinaires, etc.

          Au total les différences – et parfois les oppositions tranchées – entre Jésus et les esséniens sont plus importantes, et plus significatives, que les ressemblances.
          Cette constatation permet d’aller plus loin, et de proposer une hypothèse que Meier n’envisage pas – ou du moins, pas directement.

II. CERTAINS DISCIPLES DE JÉSUS ESSÉNIENS ?

          Il est frappant de noter que la seule organisation créée autour de lui par Jésus semble avoir été calquée sur celle de la communauté de Qumrân : un groupe de douze hommes, dont trois (Pierre, André et Jean) émergent. Certes, les « trois » étaient à Qumrân des prêtres : il n’empêche, ces trois-là semblent avoir été distingués des autres par Jésus lui-même.
          Quand Jésus envoie ses disciples en mission, les consignes qu’il leur donne sont celles qui régissaient les esséniens en voyage – sauf le refus de toute hospitalité autre que celle des membres de la secte.
          Enfin, lors de son dernier repas, la « Cène », il n’a pas suivi le rituel de la pâque juive (là-dessus, tout le monde s’accorde), mais celui du repas solennel des esséniens : Jeremias laissait ouverte cette possibilité, que Meier rejette. Elle me paraît maintenant évidente.

          Pourquoi Jésus, qui critiquait nombre de positions esséniennes, aurait-il adopté quelques-unes de leurs pratiques (organisation communautaire, voyages, repas) ?
          Mon hypothèse est que, si lui avait pris toutes ses distances avec une secte à laquelle il n’a jamais appartenu, ses disciples en revanche (certains d’entre eux) avaient été assez proches de la secte pour qu’il adopte, à leur intention, quelques coutumes esséniennes.
          Cela expliquerait que ces disciples, pris au dépourvu par la tournure désastreuse des événements qui conduisirent rapidement leur maître à la crucifixion, aient fait appel aux esséniens pour résoudre le douloureux problème de l’ensevelissement du cadavre de Jésus. Les « hommes en blanc » dont tous les évangiles signalent la présence dans et autour du tombeau le matin du 9 avril 30 ne sont pas des « anges », mais des esséniens qui avaient revêtu, pour le transfert du cadavre, leur tunique blanche rituelle (attestée par plusieurs témoins indépendants comme Flavius Josèphe).
          Cela donne au tombeau trouvé vide une toute autre signification : Jésus n’est pas « ressuscité », son cadavre a été ré-inhumé par les esséniens, selon leur coutume, dans une de leurs nécropoles (où il se trouve toujours).

          La proximité essénienne des disciples de Jésus se voit confirmée par l’organisation de la toute première communauté de Jérusalem, telle qu’en témoignent les Actes. Mise en commun totale des biens, repas rituel (qui ne deviendra l’eucharistie que dans les années 40), autorité hiérarchique des Douze-plus-trois (attestée par Paul dans les années 50), difficulté à maintenir la prééminence d’un célibat considéré comme idéal mais non-applicable, repli sur soi d’une communauté qui considère les « autres » avec suspicion…

III. Conclusion

Si Jésus n’a jamais été essénien, s’il a pris de larges distances par rapport à la secte, à sa doctrine et à ses pratiques, ce n’était pas le cas de ses disciples – du moins aux tout débuts, et sur certains points d’ordre pratique.

          Alors se pose la question : si le Jésus des quatre évangiles ne mentionne jamais les esséniens, s’il semble ne s’être jamais heurté ouvertement à eux comme aux autres, n’y a-t-il pas là un des indices de la relecture des événements, faite par les évangélistes ?
          En rédigeant les textes qui nous sont parvenus, n’ont-ils pas masqué une ou plusieurs déclarations de Jésus contre les esséniens, se contentant de rapporter des allusions voilées à sa critique de leurs pratiques ?

          La question ne concerne pas seulement quelques exégètes ou intellectuels. Pour qu’ils l’abordent en ces termes, il faudrait qu’ils aient la liberté intérieure de franchir certaines frontières, établies par la tradition et le dogme chrétiens.

                                         M.B., 22 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier II.)

          Travaillant sur l’ouvrage de J.P. Meier (cliquez), j’aborde la question principale : comment distinguer ce que Jésus a dit, de ce qu’on lui a fait dire ?

          Meier tente de dégager ce que Jeremias appelait les ipsissima verba : les paroles mêmes prononcées par Jésus, en allant au plus près possible de leur formulation originale.       
          Tentative dont on a longtemps professé qu’elle était illusoire, que seul un écho plus ou moins éloigné de l’enseignement du Galiléen avait pu nous parvenir (l’ipsissima vox).


I. A la recherche de la parole elle-même

          Ce qui différencie peut-être Meier de ses confrères, c’est son emploi rigoureux, presque obsessionnel, des critères exégétiques admis par tous : code de la route qu’il respecte, sans jamais griller un feu rouge.

          On connaît les principaux de ces critères :

1- Le critère d’embarras met en évidence des matériaux évangéliques, qui n’auraient jamais pu être inventés par l’Église primitive, parce qu’ils contredisent la théologie de cette Église.

2- Le critère de discontinuité repère des paroles de Jésus, qui ne pouvaient en aucun cas provenir des judaïsmes de son temps, ni de l’Église primitive. Il est complété par

3- Le critère de cohérence : Jésus ne peut pas avoir enseigné une chose, et son contraire.

4- Le critère d’attestation multiple met en évidence les traditions (orales ou écrites) les plus anciennes, et la façon dont les rédacteurs les ont modifiées pour composer leurs Évangiles.

          Meier se montre impitoyable dans l’application croisée de ces critères. Le résultat, c’est un sérieux dégraissage des Évangiles, dont j’ai donné un exemple à propos du divorce (cliquez) : de toute l’argumentation attribuée à Jésus par les Évangiles sur cette question délicate, après dégraissage il ne reste plus qu’une seule phrase, dont on puisse conclure que Jésus l’a sans doute prononcée telle quelle.

          Ou bien encore, la fameuse déclaration : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). La grande majorité des exégètes voit dans cette phrase une clé, qui permet de comprendre la position d’ensemble de Jésus sur la Loi juive et son dépassement : « Le mantra magique, qui résout l’énigme de « Jésus et la Loi » : ce n’est pas le cas » (1) .
          En effet, une application stricte des critères, conjuguée à l’analyse linguistique, permet à Meier de conclure que « Hélas ! Cette déclaration de principe [de Jésus], apparemment claire, est probablement, au moins sous sa forme actuelle, une création de Matthieu ou de son Église » (2).

          Ainsi se dissout, comme sucre dans le thé, l’un des points habituellement considéré comme le plus assuré de l’enseignement de Jésus.

II. La parole, et son écho

          On est infiniment redevable à Meier de la rigueur de son travail. Mais pour l’écrivain, qui s’est fixé la tâche d’exposer (pour le public) l’enseignement de Jésus, à la lumière de la recherche la plus exigeante, la façon dont Meier tond à ras le lainage des Évangiles le prive singulièrement de munitions.

          Il doit donc écarter de sa gorge le couperet des critères, sans jamais les oublier.

1) Toute parole prononcée devant un auditoire résonne en lui. Si elle est mise par écrit, bien plus tard, par quelqu’un qui a par ailleurs des visées ou des intentions politiques, morales, théologiques, cela veut-il dire que ce qu’il en a transmis n’a rien à voir avec la parole jaillie des lèvres de son auteur, le jour J à l’heure H ?
          Si l’analyse montre que Jésus n’a pas pu dire, dans ces termes exacts, « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi, mais l’accomplir », cela signifie-t-il qu’on ne saura jamais quelle était sa position de principe concernant la Loi juive ? Et donc, qu’on ne peut savoir en quoi consistait, à ses propres yeux, l’originalité de son apport de juif au judaïsme de ses pères ?

          2) Le critère de cohérence vient alors à l’aide de ce malheureux écrivain, à la recherche de ce que Jésus pensait. D’autres paroles, prononcées dans un contexte différent, viennent-elles confirmer celle-là ? Ou au moins, vont-elles dans le même sens ?

          3) Dans le cas  précis de cette parole-là, le critère de scandale (que Meier place en 5° position) fournit un appui précieux.
          Si Jésus a été arrêté, puis condamné, c’est parce qu’il provoquait des scandales à répétition. Pourquoi ? À cause, précisément, de son enseignement sur la Loi. Cette fois, ce ne sont plus d’autres paroles qui authentifient cette parole, mais des actes, attestés par l’Histoire (Jésus a bien été crucifié).

          Autrement je dois avoir les deux yeux fixés sur les 4000 pages de Meier, mais l’oreille attentive à l’écho des paroles, que son prodigieux travail retire pourtant de la bouche même de Jésus.

          Ce sera forcément une cote mal taillée. On me reprochera de faire jouer ma subjectivité, comme si un biologiste faisait un peu confiance à son intuition, au détriment de son microscope.       
          Car finalement, il n’y a qu’un seul jugement qui m’importe : celui de Jésus, dont je ne voudrais pas qu’il me dise (à ma mort) : « Tu m’as fait dire ce que je n’ai jamais dit ».


          Ce scrupule, depuis 20 siècles il semble n’avoir guère tourmenté les gens d’Église. S’il devait m’empêcher de dormir, bienvenues seraient ces insomnies-là.

                                                M.B., 10 août 2009

(1) Meier IV, p. 50.

(2) -id-, p. 49.