SOLITUDE, OU ISOLEMENT ? Le mal du siècle

Jamais on n’a autant communiqué, et jamais il n’y a eu autant de solitudes. Des recherches récentes montrent que « la solitude réelle ou ressentie augmente considérablement les risques de décès. » (1) Mais s’agit-il seulement de solitude ?

L’isolement : le désert qui tue

Nos sociétés ressemblent de plus en plus à des déserts. Le désert, c’est d’abord l’humanité réduite à néant. Rien, personne entre ciel et sable. Personne avec qui échanger, partager les soucis, les joies, les découvertes, les interrogations. Internet et ses réseaux sociaux ? Une communication virtuelle, aseptisée, interrompue d’un clic. Aucune confrontation avec l’autre, sa réalité, les réactions épidermiques ou profondes de son langage corporel, le son de sa voix, le message de ses yeux. Les pensées, les sentiments ? Quelques signes abstraits, L’autre est tenu à distance, il ne peut m’atteindre. Je suis intouchable, intouché, c’est le face-à-face avec soi-même. Moi comme seul interlocuteur. Certitudes et angoisses, lumières et ténèbres, je suis seul à pouvoir les identifier, les mesurer, les apprécier ou leur faire face.

On éteint l’écran et on sort dans l’espace public ? Des foules qui vont, qui viennent, aussi minérales et insensibles que le sable du désert. Des présences qui se frôlent sans jamais s’arrêter ni se rencontrer, des additions d’absences. Des regards qui voient sans regarder, se détournent sans s’attarder. Au milieu des autres, moi, seul avec moi-même.

Ce désert-là, il tuerait des milliers de personnes en Occident (2). Il est le mal du siècle.

Ce désert-là, ce n’est pas seulement la solitude. Appelons-le de son vrai nom : c’est l’isolement et il est mortifère, psychologiquement, humainement.

La solitude, ou l’initiation

 Car il y a une autre solitude, celle qui est un ressourcement, une initiation au dépassement de soi. C’est la « traversée du désert » que connaissent tous les grands hommes politiques et dont ils émergent plus forts, capables de marquer l’Histoire de leur empreinte, de la conduire et parfois de changer le monde. Le Bouddha quand il quitte son palais, Gandhi dans son ashram, Lénine en exil, De Gaulle à Londres, Nelson Mandela en prison, tous ont vécu l’épreuve de la solitude comme une initiation. Le désert les a fait ce qu’ils sont devenus.

 Il me semble que ce qui manque le plus à nos contemporains, c’est cette expérience du désert, d’une période de solitude choisie ou subie comme celle d’une seconde naissance. Point n’est besoin de prendre l’avion pour trouver ce désert fécond. « Rentre dans ta chambre et tiens-toi dans la solitude », disait Blaise Pascal. Le désert est à nos portes, malheureux celui qui jamais n’a franchi ce seuil pour se trouver face à soi-même.

Mais surtout face à autre chose que soi. Quoi donc ? Chacun aura son désert à lui, chacun y trouvera ce qu’il cherche – ou ce qu’il ne cherchait pas, dont il n’avait pas idée mais qui va lui ouvrir des issues jusque là murées, le hausser au-dessus de soi-même.

Beata solitudo, sola beatitudine.  « Solitude bienheureuse, seul bonheur » : ce: proverbe des moines ne leur est pas réservé. Il n’y a pas d’accomplissement humain sans l’épreuve du désert, comme le montre la vie de Jésus.

Le désert, ou l’affrontement avec le démon

Quand il quitte l’atelier familial de Capharnaüm pour se mettre à l’école de Jean-Baptiste, Jésus n’est qu’un Juif pieux parmi d’autres (3). Puis il quitte les bords du Jourdain pour aller faire un séjour au désert – un séjour prolongé, les « quarante jours » des évangiles sont un chiffre symbolique qui indique une durée longue. Là, il est attaqué par le démon qui tente par tous les moyens de le déstabiliser, puis de le détruire de l’intérieur.

Car le désert est un lieu où, toutes nos défenses ordinaires ayant disparu ou faisant défaut, on se retrouve face à soi-même, à la fois vulnérable et ouvert. Vulnérable : toutes les plaies mal cicatrisées vont se rouvrir, les faiblesses se dévoiler, les angoisses refaire surface. Ouvert : ce n’est qu’en les mettant à l’air que les plaies intérieures peuvent guérir, les point faibles se renforcer, les angoisses s’apaiser.

Le désert peut alors être le lieu du combat de la volonté, de l’esprit et de l’âme contre les forces du Mal. Jusque là on les négligeait ou voulait les ignorer : elles se révèlent dans toute leur puissance de nuisance, elles attaquent. Quiconque accepte ce combat (ce face-à-face) n’en sortira vainqueur et plus fort que s’il accepte d’en appeler à une autre force, celle de celui qu’on appelle ‘’Dieu’’.

Aller au désert c’est donc (re)découvrir ‘’Dieu’’, quel que soit le nom qu’on lui donne ou l’identité qu’on lui prête. Cette (re)découverte, c’est elle qui a transformé Jésus, faisant du Juif pieux de Capharnaüm le prophète des Temps Nouveaux, l’ami et le compagnon indéfectible de tous ceux qui souffrent.

Une fois au moins dans sa vie, aller dans ce désert-là c’est découvrir l’autre dimension de notre monde, celle que cachent les apparences et où se livre le véritable combat, celui qui se dissimule derrière nos petites luttes quotidiennes.

Sachant qu’en ce désert nous ne sommes pas seuls : d’autres, qui ont mené ce combat avant nous, sont à nos côtés. Le désert permet de rendre leur présence sensible, confirmant à nos yeux que la mort n’existe pas puisque nous sommes entourés (à notre insu le plus souvent) par ceux qui vivent dans ce monde invisible aux yeux, où se livre le combat cosmique entre forces du Mal et lumière divine.

Être allé au désert, ne serait-ce qu’une fois, c’est n’être plus jamais seul. C’est transformer l’isolement mortifère en solitude vivifiante.

                                                                                                  M.B., 22 juin 2018
(1) Voir l’article du Figaro du 20 juin : « La solitude nuit gravement à la santé. »
(2) John Cacioppo, neuroscientifique à l’Université de Chicago, Loneliness, human nature and the need for social connection, cité par le Figaro. La perte du lien relationnel toucherait près de 40 % de nos concitoyens.
(3) Première analyse de cet épisode dans Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus (Albin Michel, 2001.) J’ai approfondi cette analyse dans un roman, Dans le silence des oliviers (Albin Michel, 2011) repris par le Livre de Poche sous le titre Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire.

5 réflexions au sujet de « SOLITUDE, OU ISOLEMENT ? Le mal du siècle »

  1. Jojo

    Cher Michel Benoît,
    Merci de nous communiquer paradoxalement votre désert, dont nous attendions votre retour. Simplement, une petite perplexité. Vous saurez bientôt que j’accorde la plus grande importance à la traduction, qui peut être source de bien des incompréhensions. Vous traduisez sola beatitudine sans tenir compte de l’ablatif, comme si c’était beatitudo. Comme on ne sait pas si le a de sola est long ou bref, ce pourrait être un nominatif qui reprendrait solitudo, ce qui signifierait alors, « seule par/dans la béatitude », mais ce n’est pas très satisfaisant, et le plus naturel est de considérer l’expression comme un ablatif absolu (avec verbe être sous-entendu puisqu’il n’existe pas en latin au participe). Le latin a ici, comme souvent, le mérite d’une extrême concentration, et cet ablatif absolu signifie « dans/par la seule béatitude », ou, en un sens restrictif: « à condition que cette solitude soit celle de la béatitude ». Tout cela en même temps. La solitude est heureuse, quand et parce qu’il n’y a plus en elle que du bonheur. Ou, pour le dire vulgairement: que du bonheur!
    Bien cordialement.
    Jojo

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  2. Ange lini

    Article salvateur pour quelqu’un qui éprouva il y a 16 années, une montée subite de Kundalini dont il ignorait tout jusqu’à son origine… Merci Mr Benoit. J’envie votre plume quand elle tourbillonne ainsi, dans le sable…

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  3. Roland Leblanc

    « Être allé au désert, ne serait-ce qu’une fois, c’est n’être plus jamais seul. C’est transformer l’isolement mortifère en solitude vivifiante. »
    Conclusion: Ce serait aller vers Soi. En cet espace hors du temps et de l’espace; là …en notre intériorité … là… Nous nous sentons « Un »
    Je Nous souhaite de connaître tous cet immense plaisir d’Être.
    Merci pour ce bel article qui nous donne espoir ; espoir, pourvu que nous soyons attentifs. Que nous consacrions Temps et Attention à: Ça.
    Bon chemin
    Roland ♀

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  4. Cil

    Cher Michel !
    Alors vous voici revenu de votre désert et de vos descentes en vous même !
    Merci de nous faire partager votre savoir ,bien que l on doive faire son propre chemin. Les quelques torches ,allumées par vos soin ça et là, éclairent notre grotte intérieure dans les recoins les plus curieux.
    Je viens d entendre Thomas Allen auteur de la conspiration des anges vous connaissez? Je me joins à ceux qui apprécient votre ouverture d esprit et vos ouvrages.
    La solitude de nos contemporains , en y réfléchissant , je ne peux la qualifier , car sans juger, elle a peut être un rôle liée à tant de facteurs…
    Prenez soin de vous
    Francesca

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Non, je ne connais pas Thomas Allen. En fait je me méfie de l’angélologie & démonologie, parce que ça me fait peur. C’est contraint et forcé par les FAITS que j’ai dû intégrer cette dimension dans ma vie & réflexion.
      M.B.

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