CRISE DE L’AUTORITÉ (Michel Maffesoli)

          Assisté hier à une conférence du Pr. Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly.

          Remarquable : il a su à la fois dégager clairement les racines d’une crise que nous vivons quotidiennement, et indiquer ce qui lui semble être sa seule issue possible : le ré-enchantement du monde (titre d’un de ses livres).

1) Le père, ou l’autorité verticale

            L’exercice le plus fréquent de l’autorité sur cette planète a été, et est toujours en bonne partie, vertical. L’autorité vient d’en-haut. C’est celle du Paterfamilias, qui détient le savoir et donc le pouvoir : « Je sais : parce que je suis plus ancien, parce que j’ai été bien formé, parce que je détiens les leviers … et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Toi, tu ne sais pas : parce que tu es plus jeune, parce que tu as été moins bien formé que moi, parce que tu ne détiens rien… et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Moi qui sais, je te dis à toi ce que tu dois penser, ressentir – et donc faire »

            Venant d’en-haut, le savoir source de pouvoir est reçu et diffusé dans la masse. Il la conduira nécessairement au progrès, qui est infini et source de bonheur.        

 2) Les frères, ou l’autorité horizontale

            A partir des années 1960 on voit naître et s’affirmer une autre dimension de l’autorité, horizontale. Ce n’est plus un père ou un chef qui détient les clefs du savoir/pouvoir, mais des frères qui les partagent. Ce qui n’était qu’une utopie va devenir une réalité grâce à l’explosion des nouvelles technologies de communications, Internet et ses dérivés.

            L’autorité fraternelle que l’interconnexion multiple rend possible est celle du groupe, ou plutôt d’une multitude de sous-groupes appelés « communautés ». Ce transfert d’autorité/savoir de la dimension verticale à la dimension horizontale suscite de vives inquiétudes au sein de nos sociétés : on entend ceux qui détiennent encore le pouvoir vertical parler de « communautarisme« , ce qui est une façon de stigmatiser le nouvel équilibre en train de se mettre en place, tout en exacerbant ses tensions.

              Et Jésus ?

(a) Juif, formé par les pharisiens et considéré par ses contemporains comme l’un d’entre eux, Jésus fait appel à l’autorité verticale. Dans toute une partie de son enseignement, il se réfère au Dieu de Moïse : il n’est pas venu « abolir la Loi » qui descend d’en-haut.

            Mais, à l’autorité reçue de sa tradition et de sa structure socio-politique natale, il substitue très vite sa propre autorité : « On vous a dit… eh bien, moi, je vous dis ! ». Cet « on » dont il prend la place, c’est toute la chaîne verticale de savoir/autorité qui va de l’autel du Temple aux obligations cultuelles quotidiennes imposées par les sadducéens, ou bien qui va de la Loi aux prescriptions légales minutieusement mises au point par les pharisiens.

            Cette chaîne dont les maillons viennent d’en-haut pour asservir le peuple, Jésus la brise (« On vous a dit »). Mais il semble la remplacer par une nouvelle chaîne dont il serait, lui, le premier maillon (« Et moi, je vous dis »).

            Jésus n’aurait-il fait que remplacer une autorité verticale (celle qui vient de « Dieu ») par une autre (celle qui vient de lui) ? Est-ce de sa part un coup d’État, dont il serait à la fois l’initiateur et le seul bénéficiaire ?

             (b) Non. Car en instaurant la « Loi du cœur » [1]  il fait de chacun le détenteur du savoir (celui du « cœur » pur) et du pouvoir (celui de se déterminer en fonction du coeur, quitte à enfreindre la loi verticale).

            Jésus ne se présente pas comme le premier maillon d’une nouvelle chaîne d’autorité, verticale, dont il serait le « père » fondateur. Il renvoie chacun à son « cœur ». Il me dit : « Purifie ton cœur, et tu n’auras désormais plus d’autre autorité normative que ce qui sort de ton cœur purifié ».

            Ceci, dans le judaïsme comme dans toute l’Antiquité, était une nouveauté absolue. Socrate, qui avait entrevu quelque chose de ce genre, a dû se donner la mort, rejeté par la société grecque de son temps. Et Jésus a été condamné par sa société juive pour avoir remplacé la loi paternelle, verticale, par sa « loi du cœur », totalement incomprise.

            Eût-elle d’ailleurs été comprise par ses contemporains, elle était irrecevable. Une société régie par la « loi du cœur » supposerait que tous les citoyens cherchent à purifier leur cœur, pour agir selon ce qu’un cœur pur leur dictera. Tous étant bons, le bien social serait assuré. Utopie sociale, totalement irréalisable.

            Jésus ne se situe donc pas au croisement entre l’autorité verticale et l’autorité horizontale : ce qu’il propose, c’est une troisième voie, originale, jamais enseignée avant lui. Et jamais mise en pratique par une société quelconque, qu’elle soit civile ou religieuse.

            Car son enseignement ne peut s’appliquer qu’au niveau individuel de la conscience et de l’action. Il ne substitue pas à l’autorité verticale une autorité horizontale, fraternelle : et l’Église primitive, quand elle tentera vaguement d’instaurer le « cœur purifié » comme règle normative sociale, connaîtra un échec immédiat si cuisant qu’elle deviendra, pour tous les siècles, la propagatrice d’une autorité verticale/paternelle poussée aux plus grands extrêmes.

             Jésus propose donc une voie individuelle, qui permet à chacun de s’accommoder de toute forme d’autorité. Es-tu dans un régime d’autorité verticale, paternelle, allant jusqu’à la dictature de l’esprit ou des corps ? Purifie ton cœur, et tu sauras comment naviguer dans ces eaux douloureuses.
Es-tu au contraire au sein d’un grenouillement de communautés éclatées, dans une société en pleine recomposition, qui semble ne plus avoir aucune ligne directrice, ne plus savoir où elle va parce qu’elle a oublié d’où elle vient ? Purifie ton cœur, et tu trouveras en lui un gouvernail sûr et solide pour tracer ton sillage dans ces temps incertains.

                        M.B., 3 février 2008

[1] Marc chap. 7 et parallèles

 

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