Fallait-il, après une dure journée de travail, aller voir ce film ?
La réponse est : oui, absolument.
Un grand moment de cinéma. Tout y est parfait, il n’achoppe sur aucun des écueils auxquels on pouvait s’attendre : sentimentalisme, grandiloquence, prêchi-précha… Habités par leur rôle, les acteurs finissent par faire oublier qu’ils jouent. Une caméra habile, sobre, retenue. Un scénario impeccable, des dialogues qui parviennent à faire advenir l’indicible, l’inexprimable : la peur devant une issue fatalement mortelle. Et l’affrontement facial de cette trouille viscérale, qui permit à ces hommes de la surmonter.
Pendant mes 20 années de vie monastique, j’ai vécu à plusieurs reprises avec des trappistes. Tout ce qui, du quotidien des moines, est capté par l’image, m’est apparu ici absolument, rigoureusement authentique. Dans le film le moindre petit geste de la vie quotidienne des moines est vrai : c’est bien ainsi qu’on bouge dans l’espace, qu’on s’incline, qu’on mange, qu’on se parle, qu’on travaille dans un monastère cistercien. Hollywood n’est pas passé par là.
Pourtant ce film n’est pas un documentaire, il va bien au-delà. Ne prétend délivrer aucun message qui ne vienne de ces hommes et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ni endoctrinement, ni complaisance, aucun des lieux communs habituels sur la vie monastique. « Ce n’est pas pour décider tout seul qu’on t’a élu », dit un frère à son prieur. Ces hommes ne sont pas des surhommes. Et pourtant, en deux heures de temps, ils nous mènent au-dessus, au-delà de cette sous-humanité ordinaire dans laquelle nous baignons – sans plus nous en apercevoir.
Il y a longtemps, comme eux j’ai tout quitté pour aller jusqu’au bout d’une expérience de l’extrême. Ầ l’un des frères sur le point de craquer sous la pression de la peur (« Je ne suis pas devenu moine pour me faire voler ma vie, bêtement, ici »), le prieur répond : « Mais en rentrant au monastère, tu as déjà donné ta vie ! Ils ne peuvent plus rien te prendre. »
On sait que la vie monastique est née au IV° siècle, à la fin des persécutions romaines. Jusque là, le martyre avait été l’idéal – et souvent l’aboutissement inéluctable– de leur choix. Le christianisme devenu religion d’état, la vie était confortable pour les chrétiens.
On vit alors fleurir un peu partout des ermitages, puis des communautés monastiques. Éteinte la perspective du martyre sanglant, les moines déclarèrent explicitement qu’ils voulaient vivre un martyre sec, ou spirituel.
Dans le prologue de Prisonnier de Dieu , j’écris qu’en entrant au monastère « j’ai choisi la mort ». Alors, et sans le savoir encore, j’étais dans la droite ligne de la vocation monastique à ses origines.
Et puis, c’est autre chose que j’ai rencontré. Le drame qui parcourt Prisonnier de Dieu, c’est cette prise de conscience progressive que je ne vivais pas ce pourquoi j’étais rentré. Je me heurtais à la recherche du pouvoir, et de sa forme la plus totalitaire : le pouvoir sur les esprits et les cœurs.
Cet échec, c’est à moi seul sans doute qu’il faut l’imputer.
Placés dans une situation extra-ordinaire, les moines cisterciens de l’Atlas sont en quelque sorte contraints, sous nos yeux, de dépasser tout cela. De devenir en toute vérité ce pourquoi ils étaient entrés au noviciat.
Le message est alors universel. La question n’est plus : moine, ou pas moine ? Chrétien, ou pas chrétien ? Mais : homme devant sa vérité, ou continuant de se mentir à lui-même ? Fétu incarné devant Dieu, ou balloté au vent ? Réalité, ou faux-semblants ?
Saute alors aux yeux du spectateur une évidence, qui fut celle des premiers moines : le christianisme ne peut pas s’installer dans le confort ordinaire. Cette religion ne peut consentir à la médiocrité, sauf à tomber dans la caricature. C’est une religion de l’extrême, parce qu’elle garde les yeux fixés sur un homme qui (bien que trahi par les siens), a vécu jusqu’à l’extrême des choses toutes simples, sans fin rabâchées, mais que l’excès de vérité rend enfin perceptibles et réelles : amour, pauvreté, humilité, don de soi, ouverture à l’universel…
Le christianisme ne peut être vraiment vécu que dans l’exceptionnel. Mais ces sommets sont-ils à la portée des masses ? Non. Le christianisme est une religion d’élite, Jésus n’a été suivi par aucun des Douze disciples. Seul, peut-être, le Treizième apôtre (cliquez) , de son vivant, l’a compris …
Je suis fier que Des hommes et des dieux soit un film français, et heureux qu’il ait été officiellement primé, puis visionné par plus d’un million de spectateurs. C’est l’un des plus beaux chefs d’œuvre de notre cinéma depuis longtemps. Ne le manquez à aucun prix.
M.B., 1° octobre 2010