En nous quittant pour toujours, ma soeur Isabel Ellsen a laissé derrière elle une dizaine de livres.
Cette femme-écrivain n’écrivait pas. Elle se laissait pénétrer par ce qu’elle voyait, et ressentait avec une rare intensité.
Dans le feu de l’action de guerre, des phrases surgissaient dans sa tête comme malgré elle, brèves, percutantes. C’est l’action qui écrivait en elle. Elle a seulement su choisir les mots – le moins possible – et le rythme – le plus près possible du mouvement.
Dans ces livres engendrés par ce qu’elle voyait en regardant l’humanité dénudée, elle prend place aux côtés des plus grands : Sébastien Japrisot, Céline, Jean Genêt, Jack Kerouac ou le Hemingway de Pour qui sonne le glas.
Isabel n’est ni une philosophe, ni une théoricienne. Pourtant, quelques pensées à l’état pur parsèment le halètement de ses récits, comme des pépites échappées au feu et au sang.
En relisant J’ai voulu voir la guerre et Le diable a l’avantage, j’ai extrait ces pépites de leur gangue d’action. Commettre cela, c’était trahir Isabel. Et je l’entends me dire : « Tu ne comprends rien, tu n’as jamais rien compris ! »
Elle a raison : sortir ces phrases de leur contexte pour les étaler côte à côte, c’est comme arracher l’œil vivant d’une orbite pour en capturer le regard.
Alors pardonnez-moi, et (re)lisez Isabel elle-même, dans le texte.
Le regard et l’écriture : photographier l’haleine du Diable
« Je suis partie à la guerre faire des photos sans raison, et c’en est une. » (1)
(Parlant d’elle-même) : « Elle était obsédée par la guerre, la misère, la souffrance, pouvait rire aux éclats après avoir travaillé, mais elle était incapable de photographier la joie ou le soleil. Ça ne l’intéressait pas ou elle ne voyait pas, je ne saurais vous dire. Elle donnait l’impression d’être du côté de ceux qu’elle fixait dans son objectif, était exaltée pendant les révolutions, épuisée pendant les famines, fébrile et déterminée pendant les guerres. Elle disait ne pas comprendre pourquoi. Travaillait à l’instinct et photographiait ce qu’elle sentait. » (2)
« J’ai commencé à décrire la guerre… et j’ai fini par photographier non plus la guerre en elle-même, mais les gens de la guerre.
Je me suis mise à photographier comme j’écrivais.
Ou vice-versa.
Je ne sais plus.
Mon but est devenu de pouvoir fondre totalement l’écriture et la photographie dans un seul et même style.
Ce que je décrivais devait être ce que je voyais.
Je ne voulais plus que des histoires humaines. Dans mes textes comme dans mes photos. » (3)
La Bible d’Isabel
« Un homme à qui j’avais demandé ‘’pardon, pardon, je viens, j’arrive’’… a répondu, ‘’pas ce week-end, je suis déjà pris’’.
J’ai pris une claque et une leçon : un homme qui ne sait pas pardonner à une femme agenouillée n’est pas un homme. Verset 1 du Livre 1 de ma Bible personnelle.
Chacun a la sienne pour marcher droit et prendre le minimum de raclées.
Quant à tendre l’autre joue, ça restera à l’état de projet si tu veux bien. » (4)
« Vous pouvez dire que ma frénésie du malheur est malsaine. Et même si vous aviez raison… On cherche Dieu où on peut. » (5)
« Ils étaient une quinzaine qui balayaient de leur kalachnikov la ruine où nous nous abritions. Où était Dieu, où étaient les anges promis ? » (6)
« Croire en Dieu, je ne sais pas, même s’il est arrivé de m’abîmer dans des prières improvisées qui n’avaient plus rien de catholique, là, si tu m’entends, c’est le moment où jamais de le faire savoir et de t’occuper du problème, si tu ne veux pas que je vienne grossir le rang des locataires du ciel, dis, ça t’ennuierait beaucoup de faire quelque chose pour moi, là, tu es débordé – débordé à quoi faire, d’abord ?
Plus qu’en Dieu, je crois à la chance.
Ầ moins que ce ne soit la même chose. » (7)
« En Bosnie, des miliciens sortis de nulle part ont arrêté notre voiture, nous ont collé leur kalachnikov dans le dos en nous accusant de traîtrise et en nous conseillant de faire une dernière prière avant de nous abattre.
Dieu seul, et la chance avec, savent pourquoi ils ont soudain changé d’avis, ont remballé leur quincaillerie et nous ont laissé, tremblants et hébétés, la vie sauve.
De la chance, je vous dis. » (8)
« Parler au vent, seule, aussi nue dans ma tête que Dieu m’a faite, sans amis, sans idées, sans joie, rien. » (9)
« Ầ la longue, je suis devenue comme certains photographes : mystique. (10)
Je ne sais pas pourquoi j’ai continué.
Peut-être parce que nous sommes tous devenus fous, pris dans un vertige d’horreurs, dans une course effrénée vers le néant et l’absurdité, parce que plus rien ne voulait rien dire, parce qu’il n’y avait plus d’amour assez fort, d’amitiés assez solides, de famille, de bonheurs, de futur pour nous retenir dans la vie normale. » (11)
Des valeurs pour horizon
« Mon courage n’a souvent été que de l’inconscience, de la curiosité, de la bravade, du non-choix, du je-m’en-foutisme. De fausses définitions qui sont autant de manquements au respect de la vie et de soi-même.
Le vrai « courage » est un nom différent pour la plus grande humilité, la bonté, la générosité absolue.
Pour une main tendue quand il n’y a plus rien à prendre.
Une main tendue dans laquelle on a pourtant craché mille fois.
Un sourire qui revient après la colère et les larmes.
Le pardon malgré l’abandon.
L’amour malgré tout ce qui a été dit, tout ce qui a été fait. » (12)
(Après la Roumanie) « Les enfants donnent sans calculer. Ils donnent leurs sourires, leurs larmes, leur détresse, leurs joies, leurs yeux, ils font le lien avec des adultes qui n’ont rien de commun, avec, parfois, ce qu’ils ont trop vite appris de la vie : même un enfant qui ment, ment moins qu’un adulte. Surtout s’il souffre, il s’adresse à ce que l’on a de plus enfoui, de plus secret en nous.
Les yeux des enfants sont insupportables. Il y a toujours, au fond de leur regard, la petite fille que j’étais, et qui me regarde venir aujourd’hui. » (13)
La quête d’amour
« On va à sa première guerre comme à son premier rendez-vous amoureux. On ne pense pas à mourir. Même quand on croit ne plus croire en Dieu, on se dit que mourir à sa première guerre ne serait pas charitable.
Il y a l’admiration chez tous ceux qui ne partent pas : on est un héros, rien qu’en faisant sa valise. Cette nuit, Seigneur, cette veille de premier départ, cette nuit blanche comme une lumière de midi africain, je voudrais pouvoir changer d’avis sans avoir l’air de ce que je suis : lâche. » (14)
« Photographe de guerre, on se crée des amours sur place. Des amours qui prennent des allures de passion pour garder la vie, et qui durent le temps d’un reportage, parce que chacun reprend son avion pour ailleurs, parce qu’à laisser des bouts de cœur aux quatre coins du monde, on se dit qu’on ne va plus en avoir du tout…
Alors, on donne de moins en moins.
Je ne connais pas beaucoup de photographes doués en amour.
Nous quittons ceux qui nous aiment.
Ceux que nous aimons nous quittent.
On rentre au bercail et le bercail s’est vidé.
On le sait.
On le savait avant.
Les questions, on se les pose plus tard, quand il est trop tard.
Quand tout le monde, mais tout le monde dort, sauf nous.
Quand on cherche partout le visage de l’autre, et qu’on ne trouve plus que des souvenirs.
Individualiste. Territorialiste. Égoïste. Un homme me l’a dit comme ça, d’un coup, comme on crache un crapaud, avec la haine au fond des yeux.
Et puis, le coup de grâce : tu ne sais pas donner. Pire, tu ne sais pas recevoir.
Ầ part des photos, tu ne sais rien faire. Surtout pas aimer.
Là, on aimerait bien pouvoir dire, attends, je peux encore apprendre, apprends-moi, s’il te plaît, apprends-moi.
Mais on ne le fait pas. Trop d’années de solitude, de chagrins refoulés, de souffrances reléguées au fond d’une mémoire encombrée… trop de larmes empêchées, trop de différences qui attirent d’abord pour effrayer ensuite.
Difficile d’aimer ce que nous sommes.
Alors on voudrait, désespérément, dire apprends-moi.
Mais on ne le fait pas. » (15)
« Un jour, on comprend la leçon.
Mais ce que l’on a compris ne sert plus à personne.
Alors on essaie de réapprendre l’affection, la douceur, la tolérance, la bonté, la patience, tout un monde sans violence…
Restent les amis, ceux qui ont bien voulu nous garder à titre expérimental. » (16)
« Il n’y a pas d’amour, rien que des preuves d’amour. » (17)
« Je crois aux regards, à tous les regards. Je crois à leur vérité.18 Et ce que l’on voit dans le regard des autres apprend l’amour. Et la compassion. Ce pincement au cœur, ce dégoût pour l’injustice et les injustices, cette envie jamais rassasiée de vouloir donner quelque chose à ceux qui ne reçoivent jamais rien. » (19)
« Il faut savoir dire adieu aux larmes de la terre.
C’est le seul moyen d’apprendre à pleurer. » (20)
Le testament d’Isabel
« Je pense vous avoir tout dit.
Si vous écrivez cette histoire, je vous en prie, souvenez-vous d’une chose : un homme est comme un soleil, il ne brille pas tous les jours. Alors soyez généreux avec nos erreurs. Je crois que nous le méritons malgré tout. » (21)
M.B., 29 octobre 2012
A ceux qui voudraient lire quelque chose d’Isabel, je conseille les deux livres dont j’ai tiré les extraits ci-dessus : références en notes.
1- Le diable a l’avantage, NiL, 1995 (cité désormais D), p. 42.
2- D 16.
3- Je voulais voir la guerre, La Martinière, 2000 (cité désormais G), p. 67.
4- G 36. 5- D 49 6- D 21 7- G 102 8- G 109.
9- D 44 10- G 111 11- G 115 12- G 54 13- G 49
14- G 8 15- G 164 16- G 165 17- G 168 18- G 67
19- G 79 20- D 144 21- D 159
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