Après L’Express (cliquez), c’est au Point de consacrer trois articles au judéo-christianisme (1).
Le premier, un entretien avec Denis Tillinac sur son Dictionnaire amoureux du christianisme (2), mérite qu’on s’y arrête parce qu’il résume en quelques phrases les malentendus et l’impasse dans lesquels se trouve notre civilisation postchrétienne.
I. L’inévitable constat
On y lit d’abord l’inévitable constat, partout ressassé (3) : « La déchristianisation culturelle [de l’Occident] est un fait presque accompli ».
Cette sentence mériterait précisions : ce qui est accompli (et pas « presque » !), c’est l’effacement de la pratique religieuse catholique dans notre pays, qui va de pair avec la fin de l’emprise de l’Église catholique sur notre vie privée, sociale, et la fin de son emprise sur notre religiosité profonde d’êtres humains hantés par la transcendance.
S’ensuit l’inévitable corollaire : « … mais le nihilisme intellectuel et moral contemporain est à bout de rouleau ».
Là aussi, Denis Tillinac confond un peu vite le nihilisme, mouvement intellectuel qui a envahi l’Europe entre la fin du XIX° siècle et le milieu du XX°, avec la quête d’une identité non-religieuse, qui se cherche aujourd’hui un peu partout de façon positive, et nullement nihiliste.
Quant à « l’amnésie de nos compatriotes vis-à-vis de leur plus haute mémoire », tous les débats en cours le montrent, il vaudrait mieux parler de nostalgie. Nostalgie d’un temps dont on se souvient, où l’Europe était fédérée par une religion commune à tous, malgré les querelles sanglantes qui la divisaient.
Mais la nostalgie ne se projette pas dans le futur, on n’avance pas à coup de regrets. Une déclaration d’amour (un « Dictionnaire amoureux ») ne suffit pas à faire revenir à elle la belle endormie, l’Europe triomphante des cathédrales.
II. L’Église est invincible
Autre lieu commun attendu : « La situation actuelle de l’Église de France présente des analogies avec des époques de grande crise [de l’Occident] ».
L’Histoire dément ce diagnostic : dans « les époques de grande crise » – par exemple, les invasions barbares des V° et VI° siècle – l’Église au contraire a été le seul pilier stable d’un Occident en voie de décomposition.
A Rome, le pape Grégoire de Grand a eu seul l’autorité suffisante pour traiter avec les Huns, sauvant l’Italie de la ruine. Et jusque dans un XVI° siècle tourmenté, les papes conserveront une autorité politique indiscutée, allant jusqu’à trancher entre l’Espagne et le Portugal dans leur expansion coloniale en Amérique du sud.
Non, la crise récente de l’Église est un phénomène que l’Occident, de toute son histoire, n’a encore jamais rencontré. Sa perte d’autorité politique, morale et spirituelle est inédite. Depuis 17 siècles, nous n’avons aucun point de comparaison, aucun repère historique pour l’analyser.
Plutôt que de regretter cette perte, ne faut-il pas en chercher les racines profondes ?
Devenues adultes, les sciences de l’infiniment petit et de l’infiniment grand n’ont-elles pas discrédité à jamais la vision catholique du monde, aveuglée par des dogmes devenus insoutenables ?
L’aspiration à la démocratie, la prise de parole de peuples libérés par Internet (cliquez) ne rend-elle pas insupportable l’édifice pyramidal, autoritaire et absolutiste, d’une Église devenue sourde et aveugle à l’évolution de la planète ?
Dire que « l’Église est invincible », alors qu’elle est partout vaincue dans ce qui fut si longtemps son domaine de compétence et d’expertise, c’est se bander les yeux.
Pour l’affirmer, Denis Tillinac reprend une vieille distinction médiévale. On distinguait au Moyen âge l’Église triomphante, celle du ciel, de l’Église militante, celle de la terre.
Tour de passe qui a longtemps permis à l’Église visible de triompher intellectuellement, moralement, politiquement, et de manifester ce triomphalisme dans un décorum liturgique dont les fastes faisaient illusion.
L’Église invisible, longuement construite et décrite par des théologiens, magnifiée par des artistes, permettait de justifier nos souffrances ici-bas et la complicité de l’institution ecclésiale avec les pouvoirs politiques.
C’est ce schéma qui ne fonctionne plus, et le mouvement réactionnaire qui a suivi le concile Vatican II se montre impuissant à lui rendre vie.
III. L’Église, ou le chaos ?
C’est pourquoi (contraitrement à Denis Tillinac) je crains que les occidentaux ne s’aperçoivent pas, « tôt ou tard, que [l’Église] peut les sauver du chaos ».
Il y a dans l’Histoire des points de non-retour, et l’Église catholique, en l’espace d’une génération, vient d’en franchir un.
Que l’Occident, au même moment, traverse une profonde crise d’identité, c’était inévitable – tant son passé fut organiquement lié au christianisme.
C’est ailleurs que dans la nostalgie qu’il nous faut chercher notre voie au milieu du chaos actuel. Pas d’autre solution, l’Histoire ne recule jamais.
Mais quelle voie ? Mes lecteurs savent qu’à tort ou à raison, je n’en aperçois guère d’autre que le retour à la personne de Jésus, tel qu’il fut en vérité – et non tel qu’il fut si longtemps travesti, pour servir de matériau à la construction des mythes fondateurs de notre civilisation.
Mythes si puissants, si profondément ancrés dans notre inconscient collectif, culturel, social, moral, qu’il semble bien illusoire de proposer ce retour au rabbi Galiléen subversif du I° siècle.
« Ầ qui irions-nous ? » Cette question, mise par les Évangiles dans la bouche de ses disciples, il est bien possible qu’ils l’aient posée à Jésus – au moment même où ils songeaient à le trahir.
Parce qu’il a si longtemps trahi Jésus, l’Occident sera-t-il incapable de se poser aujourd’hui la même question, dans toute sa fraîcheur ?
M.B., 7 mars 2011
(1) Le Point du 10 février 2011. Propos recueillis par Jérôme Cordelier.
2) Dictionnaire amoureux du catholicisme, Plon, 628 p.
(3) Et longuement analysé dans ce blog, voyez (entre autres) les rubriques Crise de l’Occident et Le Christianisme en crise.