LA RECHERCHE SUR LE JÉSUS HISTORIQUE RÉCUPÉRÉE PAR UN CATHOLIQUE : le « Jésus » de J.C. Petitfils.

          La parution du Jésus de J.C. Petitfils a été largement médiatisée. Alors que je ne disposais encore que d’extraits significatifs, j’ai écrit ici un premier article sur ce livre (cliquez). L’ayant maintenant en mains, je vous en propose une analyse plus détaillée.

          Première évidence : la documentation de l’auteur est remarquablement étendue. Il a immensément lu, et rassemble en 630 pages des éléments éparpillés dans beaucoup de domaines.

          Mais son livre n’est pas (seulement) celui d’un historien de talent.

 I. Le rejet de la Quête du Jésus historique

           Après avoir résumé les trois étapes de cette Quête (cliquez), il énumère ses principaux critères d’analyse textuelle – pour conclure de façon lapidaire que « l’utilisation de ces postulats méthodologiques a ses limites… et présente l’inconvénient de jeter le doute sur tout ce qui n’entre pas dans un moule préétabli. » (p. 582).

          En quoi des outils de travail techniques sont-ils un « moule » ? Par cette condamnation du labeur d’un siècle et demi mené par des dizaines de chercheurs dans le monde entier, l’auteur ne dévoile-t-il un vrai « moule préétabli » – le sien ?

           Dans la foulée, il condamne aussi les enquêtes de Mordillat et Prieur (1), dont il affirme que « le but [de ces journalistes] est de dénoncer les inventions frauduleuses, les tromperies, la trahison de l’Église, bref de faire exploser l’imposture du christianisme » (p.21). C’est un procès d’intention, alors que Mordillat et Prieur n’ont donné la parole qu’à des exégètes de premier plan, catholiques, protestants et juifs, tous esprits libres et indépendants : défaut insupportable, peut-être, aux yeux de l’auteur.

           Lui-même n’est pas un exégète : quelles sont donc les autorités auxquelles il accorde sa préférence ?

          Tout du long, aux Pères de l’Église – dont il sait pourtant que ce sont eux qui ont contribué à construire le mythe chrétien, en inventant l’exégèse allégorico-mystique qui a été de règle en chrétienté jusqu’aux débuts de la Quête. Souvent, à des exégètes français conservateurs comme Léon-Dufour ou Feuillet. Parfois enfin, au pape Benoît XVI dont l’impartialité en la matière laisse à désirer.

          Et rarement aux chercheurs de la Quête.

          L’historien se serait-il mis au service de la réaction catholique ?

 II. Faire feu de tout bois

           Sa thèse pourrait être ainsi résumée : « Tout ce qui est écrit dans les évangiles, tout doit s’être passé comme c’est écrit ». Pour le prouver, il mélange les informations de façon stupéfiante. Pris dans une corrida, le lecteur tournoie devant un dédale de « preuves », agitées devant lui comme la cape du toréador. Entrons dans l’arène.

 – L’étoile des Rois Mages (pp. 461-463) : [pose des banderilles] Un jour l’astronome Kepler aurait observé « la conjonction très lumineuse de Jupiter et de Saturne… Le 9 octobre 1604, Mars se joignit à ces deux planètes. Par calcul, il établit que le même phénomène s’était produit en l’an 7 avant notre ère. C’est alors qu’il se rappela un texte du rabbin portugais Isaac Abravanel (1437-1508)… » [travail à la cape] A la suite de quoi Kepler « arriva à la conclusion que l’étoile de Bethléem avait été un phénomène naturel et non surnaturel et que Jésus était né… l’an 7 avant notre ère ». Notre historien ajoute qu’un juif de Bassora du IX° s., Masha’allah, traduit au XII° siècle par Jean de Séville, arrivait aux mêmes conclusions. [picador] « Au début du XIX° siècle, un savant Danois, Frederic Munter, en trouva confirmation dans un commentaire médiéval du Livre de Daniel. » Et « en 1902, un papyrus égyptien… conservé à Berlin » confirmait le toutim, quand en 1925 [muleta] « Tout changea lorsqu’un orientaliste germanique, Peter Schnabel, examinant les milliers de tablettes en terre cuite découvertes à Abbu-Habbah (l’ancien site sumérien et néo-babylonien de Sippur, à 32 km au sud de Bagdad » trouva une confirmation de l’apparition de l’étoile en l’an -7.

          Vous avez le vertige ? Pourtant, j’ai abrégé. Cette accumulation d’érudition a un but : vous étourdir comme le taureau pour vous mener à la conclusion conclusive [estocade] : « Comment ne pas songer aux textes de Matthieu et de Flavius Josèphe dans lesquels il est question d’un astre qui apparaît puis disparaît avant de réapparaître » au-dessus du Petit Jésus couché dans sa crèche ? Vous voyez bien que l’évangile dit vrai !

           « Inutile de dire, poursuit l’imperturbable Petitfils, que les calculs ont été refaits par les astrologues modernes » et qu’ils ont confirmé que « la conjonction d’étoiles fut presque parfaite à la fin de mai, au début d’octobre et de décembre » de l’an – 7, pour se reproduire l’année suivante. Vous arrivez au [coup de grâce] : « Cette donnée, parfaitement scientifique, vient conforter le récit évangélique. »

          Jésus est donc bien né en décembre, sous une étoile aussi brillante qu’éphémère, en l’an -7 ou -6. Comme c’est justement l’année de sa naissance finalement retenue par les experts, même ceux du Vatican, on est heu-reux, mais heu-reux !

 – Les phénomènes accompagnant la mort du Christ (pp. 401-407) : Cet exemple illustre bien la dialectique que l’auteur emploie constamment, de manière particulièrement efficace.

          Pour commencer, rappel des autorités : « Les Pères de l’Église […suit une longue liste de noms prestigieux…] n’ont pas douté de la réalité de ces phénomènes… [Ầ leur époque] on pouvait, paraît-il, voir [encore] les traces du tremblement de terre sur le lieu même de l’exécution de Jésus ».

          Immédiatement après, virage à gauche : « la plupart des exégètes contemporains sont formels : il s’agit d’un langage symbolique, tiré de l’Ancien Testament… Les évangélistes auraient utilisé le langage [de la Bible], chargé d’imagerie poétique et orientale, pour montrer [par ces phénomènes] que Jésus est bien le Messie… Bref, l’affaire serait close. Il n’y a pas eu de ténèbres le vendredi saint, ni de tremblement de terre. »

          L’affaire est-elle vraiment close ? Que non, virage à droite : les travaux des « exégètes contemporains » ont l’inconvénient de semer le doute sur la réalité historique des faits rapportés dans 3 des 4 évangiles (mais justement pas dans celui de Jean, pourtant, selon l’auteur, le plus fiable historiquement).

          Rond-point dialectique : « Entre partisans d’une lecture symbolique et d’un événement réel, le débat n’est pas clos.» Finie la belle unanimité des exégètes ! L’auteur nous entraîne alors sur la route sineuse de l’érudition historique. « Des auteurs païens de l’Antiquité parlent d’un étrange phénomène solaire survenu sinon sur toute la terre, du moins en Palestine… Thallus, contemporain de Jésus et riche affranchi de Tibère, cité au II° siècle par Jules l’Africain… Le grec Phlégon de Tralles (II° s.), à qui on doit une Histoire universelle en douze volumes… Tertullien (II°-III° s.)…, Eusèbe l’historien (III°- IV° siècle)…, Lucien d’Antioche (IV° s.) …, le grammairien Philopone d’Alexandrie (VI° s.)…, Le pseudo-Denys l’Aréopagite (V° s.)… » Tous ont mentionné une éclipse survenue en Palestine au bon moment, au point que « l’idée d’une mystérieuse occultation solaire le 14 Nisan de l’an 33 [date de la mort de Jésus] n’est pas à rejeter d’emblée comme une galéjade pour simple d’esprits ou fondamentalistes avides de merveilleux… Il y aurait eu, dans l’après-midi du vendredi saint… un enténébrement extraordinaire sur toute la Palestine… »

          Comment transformer « il y aurait eu » en « il y a eu » ?

          En faisant appel à « la danse apparente du soleil observée le 13 octobre 1917, à Fatima, par soixante-dix-mille personnes. » « L’historien, sur ce point, ne pouvant naturellement se prononcer », il passe immédiatement à l’hypothèse d’un « sirocco noir ou khamsin… Ầ la Pentecôte de 396, saint Jérôme fut témoin d’un obscurcissement du même genre. » Puis il tire de sa manche deux professeurs d’Oxford : « Après avoir minutieusement reconstitué par le calcul astronomique le calendrier juif du I° siècle… ils arrivèrent à la conclusion que, le 3 avril 33, une éclipse de lune s’était produite… qui atteignit son maximum à 17h 15… La lune se leva dans le ciel de Jérusalem à 18h 20 à un moment, on peut le supposer, où le ciel était clair. [L’éclipse] donnait à l’astre, comme il arrive fréquemment en pareil cas… une étrange couleur rousse (l’atmosphère absorbant les nuances de bleu). »

          Pourquoi ce luxe de détails ? Parce que « précédé peut-être d’un nuage de sable qui avait momentanément obscurci le soleil », l’événement vient confirmer l’annonce du prophète biblique Joël : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang. Un phénomène que n’ont pas ignoré certains apocryphes [chrétiens]. »

          Vous êtes arrivé : la science confirme ce que rapporte l’évangile selon s. Luc.

           Pris dans ce tourbillon d’érudition où se mélangent les Pères de l’Église, les apparitions de Fatima, les calculs astronomiques – où, selon le proverbe romain, tout est dans tout, et réciproquement -, le lecteur ne sait plus où il en est. Comme il affectionne les légendes de son enfance, il finit par oublier totalement le consensus initial des « exégètes contemporains » pour conclure, abasourdi par tant d’autorités déployées, que les évangiles sont bien à prendre au pied de la lettre – comme le veut l’auteur.

          Mais attention, ce n’est pas du fondamentalisme : c’est de l’Histoire.

           Ầ tout propos, ce procédé est répété dans le Jésus de J.C. Petitfils.

          La multiplication des pains (pp. 226-227) ? Sa réalité est confirmée par « d’autres multiplications [miraculeuses] de vivres » qui se sont produites en Italie au 17° s., puis en Poitou, chez le curé d’Ars et à Bourges au 19° s..

          La transfiguration (p. 250) ? Elle est à « rapprocher de phénomènes de bioluminescence observés chez certains mystiques. On cite les cas de sainte Thérèse d’Avila, de saint Benoît-Joseph Labre, de saint Michel Garicoitz, de saint Séraphim de Sarov. »

          La prescience de Jésus ? Elle est de même nature que celle des mystiques : « Les exemples abondent… Je n’en citerai qu’un seul… celui d’une religieuse augustinienne » qui aurait eu en 1929 la vision selon laquelle elle serait un jour décorée d’une médaille militaire – ce qui se produisit bien en 1949. Sa cause de béatification est d’ailleurs introduite à Rome (note 53, p. 604).

          Jésus marchant sur les eaux ? (p. 230) : « Faut-il rapprocher ce prodige des phénomènes de lévitation observés chez plusieurs saints et grands mystiques ? …  On songe aux lévitations extatiques de sainte Thérèse d’Avila, de saint Jean de la Croix, de saint Joseph de Copertino, de saint Alphonse de Liguori, de saint Joseph-Benoît Cottolengo, de saint Gérard Majella, etc. » (p.601, note 31).

           Etc., etc. Ce qui est particulièrement pernicieux, c’est qu’on prend toujours soin de dire que l’historien n’a pas à prendre en compte ce genre de preuve. Pourquoi alors les étale-t-il avec tant de complaisance dans ses démonstrations, sinon parce qu’elles confortent sa lecture des textes ? Et qu’elles encouragent le lecteur non-averti à adhérer à ses conclusions ?

          Il répond : « Pourquoi vouloir rejeter d’emblée ce que la raison n’explique pas ? Des phénomènes extraordinaires, supranaturels existent… pourquoi les balayer d’un revers de la main ? » (p. 20).

          Soit. Mais alors qu’on ne prétende pas, en bon historien, « utiliser et croiser les sources à [ma] disposition, de manière critique, bien entendu, en [me] gardant des assemblages artificiels » (p. 27). Ni avoir « une approche rationnelle » de son sujet (p. 21).

 III. La question des sources

           Depuis 17 siècles, la légende et la mythologie chrétienne coulent comme un fleuve majestueux, d’une grande beauté.

          Ce fleuve prend notamment sa source dans le quatrième évangile, dit selon s. Jean. C’est, affirme l’auteur, le plus fiable historiquement – ce qui est exact. Mais c’est aussi le plus philosophique et le plus splendidement théologique des quatre. Comment expliquer cette cohabitation intime dans le même texte entre détails historiques, philosophie et dogme ?

          Tout repose sur l’identité de son auteur.

          J.C. Petitfils convient que cet auteur, contrairement aux autres évangélistes, est un témoin oculaire qui « n’a rien à voir avec [l’apôtre] Jean, fils de Zébédée » (p.24) Il l’identifie « avec le disciple secret de Jérusalem, le « disciple que Jésus aimait », autrement dit Jean, l’auteur du quatrième évangile. » (p.98) : « l’évangile est l’œuvre d’une seule main » (p. 522), il y a un seul et unique auteur de l’ensemble du texte.

          Pour cela il s’appuie sur des écrits du II° au IV° siècle qui rapportent la légende d’un certain prêtre Jean, mort très âgé à Éphèse. Témoignages qu’il prend à la lettre, sans esprit critique : ce « Jean » était, dit-il, « prêtre, et à ce titre il a porté le pétalon… qui était l’insigne sacerdotal porté sur la poitrine par le grand prêtre au temps de l’Exode. »

          Donc, l’auteur du quatrième évangile était un membre de la haute aristocratie religieuse de Jérusalem : le disciple bien-aimé, qui s’appelait « Jean ».

          On apprend enfin qu’au Cénacle, « le maître de maison ou, en son absence son fils aîné, Jean, [a eu] à sa gauche celui qu’il voulait honorer, Jésus » (p. 298). De quel chapeau magique sort-on ce père de son aîné, « Jean » – qui avait donc des frères et sœurs ? On rêve…

           Soyons sérieux : l’exégèse du texte montre en effet qu’on y retrouve un témoignage oculaire précieux, dont tout semble indiquer qu’il remonte à un écrit du disciple bien-aimé, recueilli par la communauté qui s’était formée autour de lui (cliquez) . La mémoire de cet homme a été soigneusement gommée de tous les écrits du Nouveau Testament, sauf le sien : son nom est perdu à jamais. Une ou deux générations plus tard, son écrit a été enrobé dans un ensemble complexe de catéchèses chrétiennes primitives, le tout donnant l’évangile que nous connaissons (cliquez).

          L’hypothèse d’un seul et unique auteur du quatrième évangile n’est retenue par aucun exégète.

           J.C. Petitfils brode à perdre haleine sur la légende qu’il a choisie d’adopter pour vraie.

          Ainsi, l’apôtre André en personne aurait demandé à « Jean » d’écrire son évangile, et en aurait révisé ensuite le texte avec les autres disciples, lui apportant ainsi une garantie collective d’authenticité (pp. 25, 125).

         Si André a inspiré Jean, l’évangéliste Luc, lui, aurait« incorporé dans son texte une partie de l’enseignement oral du disciple bien-aimé. » (p. 544). « Son récit de la pêche miraculeuse, Luc l’a très vraisemblablement entendu de la bouche de Jean. » (p. 447). Luc est « le seul évangéliste à rapporter les origines familiales du Baptiste, qu’il tient de bonne source, peut-être de Jean l’évangéliste. » (n. 18 p. 587). « Luc, auditeur de Jean, a happé [ses paroles] au vol et [les] a reproduites. » (n. 4 p. 605).

          Vraisemblablement, peut-être… Devant ces affirmations totalement dénuées de fondement textuel, l’exégète reste muet, confondu, atterré.

           Un fleuve qui prend sa source dans de telles manipulations ne peut que charrier les mythologies qui plaisent aux foules.

          Mais il les trompe.

 IV. Historien, ou mystificateur ?

           Je me contenterai maintenant d’énumérer rapidement quelques-unes parmi les nombreuses mystifications réjouissantes de l’auteur.

 – Les Nazôréens ? On ne sait presque rien de cette secte juive à l’époque de Jésus, mais on sait qu’il en faisait partie. Pages 80-81, l’auteur retrace pourtant son histoire depuis le retour de l’exil à Babylone, sans donner aucune source de ce qu’il avance (il serait le premier à en savoir tant !) Pour affirmer enfin que « Jésus est à la fois un habitant de Nazareth et un Nazôréen. » (p. 81), et que sa famille constitue « le clan des Nazôréens » (p. 197).

          J’ai montré ailleurs (cliquez) pourquoi il importait aux fondateurs du christianisme que l’identité nazôréenne de Jésus (transformé en habitant de Nazareth) disparaisse de la mémoire chrétienne : mais passons, ceci n’est que de l’exégèse.

 – Pour expliquer la parole de Jésus à Pierre avant le lavement des pieds : « Celui qui s’est baigné n’a pas besoin de se laver », l’auteur invente une purification préalable des disciples « dans une petite grotte au flanc du mont des Oliviers, aménagée en mikvé. Il leur restait à se purifier les pieds, couverts de poussière » (p. 297), d’où le lavement des pieds du quatrième évangile. Cette grotte, il la décrit avec un luxe de détails (n. 33 p. 609).

 – Malchus, à qui Pierre tranche l’oreille, « serait le préfet des prêtres, soumis aux règles de pureté sacerdotale. Sa blessure le rendait invalide pour les fonctions du Temple, d’où le geste de Pierre » (p. 310). Astucieux Pierre !

 – « Afin de faire pénétrer le corps [de Jésus dans le tombeau], les porteurs exécutent un demi-tour. Celui qui tient la tête entre le premier à reculons, en se baissant fortement. Les pieds sont ainsi disposés vers l’ouverture » (p. 419).

 – La prière de Jésus à Gethsemani : Ce jardin « appartient vraisemblablement à Jean » (p. 289). « Comment les apôtres ont-ils pu raconter [la scène de la prière de Jésus à l’agonie], alors qu’ils étaient endormis ? » Qu’à cela ne tienne, « c’est après la scène des rameaux… que la scène a eu lieu, non après le dernier repas. » Pour justifier ce scoop exégétique vraiment inédit, l’auteur s’appuie sur l’autorité du pape Benoît XVI (p. 291).

          J’arrête là.

 V. Les reliques de la Passion au secours du dogme

           J.C. Petitfils accorde autant de crédit, sinon plus, aux reliques de la Passion qu’aux textes des évangiles. Il consacre des dizaines de pages à l’examen croisé du linceul de Turin, du suaire d’Oviedo et de la tunique d’Argenteuil.

          Je ne me prononcerai pas ici sur le dossier controversé du Suaire de Turin. N’étant qu’un exégète, je ferai deux brèves observations à l’auteur (observations complétées et précisées dans un article ultérieur, cliquez ) :

 1- Jésus a été mis au tombeau par des juifs, en suivant les coutumes juives. Or on trouve dans le quatrième évangile une description très précise de ces coutumes, la « résurrection » de Lazare. Mis à part quelques ajouts postérieurs des derniers rédacteurs de cet évangile, qui le corrigent deux générations plus tard, ce petit reportage est de la main de disciple bien-aimé, témoin oculaire de la scène.

          On y lit que Lazare sortit du tombeau « ayant été attaché aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage avait été enveloppé par un suaire (soudarion) » (Jn 11, 44). Lazare est un homme riche (comme Joseph d’Arimathie) : pour le déposer dans sa sépulture définitive, on a lié ses pieds et ses mains, recouvert son visage d’un suaire. Telle était la coutume juive, le cadavre était maintenu serré par des bandelettes : pas question d’un linceul, grande pièce de toile lâche enveloppant tout le corps.

 2- Le disciple bien-aimé décrit un peu plus loin le tombeau de Jésus, second témoignage oculaire : « Se penchant il vit posées là les bandelettes (othonia)… Pierre entre [après lui] dans le tombeau, et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudarion) qui était sur sa tête, non pas avec les bandelettes (othonia) posé là, mais à l’écart, [ayant été] enroulé dans un lieu à part » (Jn 20, 5-7).

          Question : que signifie le grec othonion ? Tous les traducteurs, sans exception, traduisent par « bandelettes ». Ont-ils tort, faut-il traduire par « linceul », c’est-à-dire une pièce de drap et non des bandelettes ? Mais alors, pourquoi à trois reprises le disciple bien-aimé écrit-il othonia au pluriel, comme il avait écrit keiriais au pluriel ? Y avait-il plusieurs othonia, plusieurs linceuls superposés ?

          L’auteur a-t-il fait les deux enquêtes indispensables, linguistique (sens de othonion dans le grec de la koiné) et historique (examen détaillé des coutumes juives de mise au tombeau, en Judée, au début du I° siècle) ? (cette recherche, je l’ai esquissée dans l’article signalé plus haut, cliquez)

          Non. Il écrit que « l’ensevelissement… a été pratiqué à la manière juive », mais ne fournit aucune enquête sur cette manière juive. En revanche, il nous apprend qu’à la mort de Jésus, Joseph d’Arimathie « quittant le Golgotha, va en ville acheter un long drap de lin de 8 coudées judéo-assyriennes de long qui va servir au linceul… Au lieu de l’acheter en ville, où les magasins étaient sans doute fermés… Il se le serait procuré dans les magasins du Temple…Quand il revient, il est 17 heures environ » (p. 415). Ce qui laisse « une heure environ » pendant laquelle le cadavre serait resté sur le sol, au pied de la croix. Un linge (le suaire d’Oviedo) aurait été posé sur son visage, car « c’est la coutume de dissimuler aux passants les stigmates de la souffrance chez un mort. » (p. 413).

          La coutume : historien, où sont vos sources ?

           Je passe sur la façon dont le lecteur se fait ensuite balader dans une infinité de détails anatomopathologiques, textiles, botaniques, pharmacologiques, numismatiques : c’est toujours la technique de la corrida.

            Pour ajouter quand même une simple remarque de bon sens : le visage de Jésus a été recouvert d’un suaire, comme en témoigne le disciple bien-aimé. Il n’a donc pas pu être en contact direct avec l’hypothétique linceul, pour y laisser son empreinte photographique.

           Quant aux « inscriptions paléographiques en latin, en grec et en écriture hébraïque lues… autour du visage de l’homme [sur le] linceul », l’auteur pense sans rire que ce seraient « les marques de deux huissiers, l’un romain et l’autre juif, présents lors de l’ensevelissement : le premier aurait inscrit… la sentence de mort en lettres noires ou rouges, comme cela se faisait habituellement ; le second aurait garanti l’identité du défunt. » Enfin, Pilate aurait diligenté « l’intervention d’un fonctionnaire romain (l’exactor), attestant que la procédure s’était déroulée normalement » (p. 421).

          Deux notaires plus un huissier assistaient donc à l’enterrement de Jésus, avec leurs tampons encreurs, autre scoop. On pardonnera à M. Petitfils d’avoir oublié de mentionner le journaliste de l’AFP, habituellement présent lui aussi en pareille occasion.

           Deux derniers exemples récréatifs de son enquête :

 1- Selon Matthieu, un ange serait descendu du ciel pour ouvrir le tombeau de Jésus au matin de Pâque, et « son aspect était comme l’éclair » (Mt 28,3).

          L’événement est-il « authentique ou symbolique », se demande M. Petitfils ? Réponse : pour l’Église, la résurrection est « un phénomène objectif en soi, donc historique, même si elle échappe… à l’Histoire. » D’ailleurs, c’est l’enseignement du pape Benoît XVI sur lequel l’auteur, en bon historien rationnel, s’appuie pour boucler son enquête (p. 435).

            Des preuves ? Dans le linceul de Turin. Et de citer pêle-mêle (p. 436-438) les hypothèses de la vaporographie (confirmée sur une momie vieille de 2000 ans et le suaire de saint Charbel Makhlouf, mort en 1898), des radiations électromagnétiques, « un double bombardement de protons et de neutrons, provenant de la désintégration des noyaux de deutérium présents dans le corps », aucune de ces théories « ne rendant compte de la façon dont s’est formée l’image ».

          Quelques lignes plus loin pourtant, « d’autres données sont aussi certaines et tout aussi mystérieuses », ce qui permet à l’auteur de conclure que « le corps [de Jésus] semble s’être dématérialisé de l’intérieur, laissant le linceul s’affaisser sur le vide. »

 2- Les reliques de la vraie croix, dont Daniel-Rops disait que « si on les rassemblait toutes, il y aurait de quoi remplir un paquebot ». Eh bien, M. Petitfils, lui, nous apprend que « si l’on s’en remet aux analyses [des reliques] de la cathédrale de Pise, du Dôme de Florence, de Notre-Dame de Paris et de Sainte-Croix-de-Jérusalem, le bois utilisé [pour la Croix] aurait été du pin » (p. 369).

          On aimerait quand même savoir si ces reliques ont conservé jusqu’à aujourd’hui la légère odeur de térébenthine qui devait flotter sur les collines de Judée.

 VI. La schizophrénie catholique

           Je n’abuserai pas de la patience de mon lecteur : il comprend mieux maintenant ce qu’est la schizophrénie catholique.

           La schizophrénie consiste à vivre dans deux mondes différents. Comme certains intellectuels catholiques, J.C. Petitfils a un pied dans d’immenses connaissances, et l’autre dans le conformisme le plus étroit.

          Il tricote subtilement des informations historiques ou exégétiques exactes, avec des légendes savantes destinées à conforter la soif de merveilleux de croyants, déboussolés par l’effondrement de la mythologie chrétienne.

          Il sait tout de la Quête du Jésus historique, mais il choisit son bord : ne publier que ce qui est catholiquement correct. Il s’attire donc la bienveillance des médias, qui connaissent la frilosité du grand public.

          Et ce public, ébloui par tant d’érudition, par la virtuosité des passes du toréador, soulagé enfin d’être savamment conforté dans ses nostalgies d’enfance, le public se convainc qu’il est inutile d’aller chercher plus loin.

           « Le Jésus de l’Histoire, auquel ses disciples renvoient, reste une énigme, un mystère insondable » (p.478). Ce mystère, m’a-t-il dit lors de notre rencontre, l’historien le reconnaît. Mais il ne peut le pénétrer.

          Oui, la personne de Jésus, comme toute personne humaine, est un mystère insondable – et d’abord à elle-même.

          Mais l’historien ne reconnaît que les zones d’ombres de l’Histoire qu’il tente d’éclairer, avec la rigueur de sa discipline.

          Mais l’exégète ne reconnaît que des textes du passé qu’il tente de comprendre, avec les outils dont il dispose aujourd’hui.

           Mystérieux, Jésus ? Certes. Comme vous, comme moi. Mais plus encore que vous et moi, car il ne cesse d’interroger nos vies, et d’illuminer la mienne.

                                          M.B., 14 déc. 2011

 (1) Enquêtes diffusées en 3 séries sur Arte, disponibles sur DVD, et reprises en 3 livres, Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus.

Une réflexion au sujet de « LA RECHERCHE SUR LE JÉSUS HISTORIQUE RÉCUPÉRÉE PAR UN CATHOLIQUE : le « Jésus » de J.C. Petitfils. »

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