JÉSUS, LE PREMIER ALTERMONDIALISTE ?

« Jésus n’a pas cherché à transformer le monde, il annonce sa fin ».

          C’est une phrase-clé du roman Dans le silence des oliviers (cliquez) . Un lecteur me demande si elle est exacte, et si oui, comment décoder ce message ? Je résume donc ici pour lui ce qui parcourt tout ce roman.

 I. Le contexte historique

           Au 1° siècle avant J.C., le monde juif vivait dans un climat de fin du monde. On lisait les apocalypses de Daniel, de Baruch, les écrits de la mer Morte qui annonçaient une guerre entre les Fils de Lumière et les Fils des Ténèbres – une guerre qui serait la dernière.

          Au bord du Jourdain, Jean-Baptiste clamait que cette fin était proche, et qu’elle se manifesterait par un déluge de feu qui engloutirait l’humanité pécheresse. Ce message touchait les juifs, dont la majorité croyait au « Grand Jour » : la fin du monde, suivie d’une résurrection générale qui serait en fait une seconde création échappant à l’emprise du démon.

          La défaite finale et définitive du Mal, personnalisé par Satan.

          Un retour au paradis d’avant la chute d’Adam.

           Disciple de Jean-Baptiste, Jésus commence sa prédication en reprenant à son compte ce message : « Convertissez-vous, car la fin est proche. » Mais très vite, il abandonne ce catastrophisme radical.

          Pourquoi, sous quelles influences ? Les évangiles ne le disent pas, mais soulignent « qu’à la vue des foules hagardes et désorientées, il était ému jusqu’au fond de ses entrailles. » Sans doute est-ce son contact avec ces foules juives désespérées par l’occupation romaine, la collaboration des élites juives, le cynisme des dirigeants fantoches installés par Rome, leur mépris du peuple, cette « racaille » (selon les membres du Sanhédrin) – bref, le désespoir d’une population abandonnée à elle-même -, qui lui a fait dépasser le pessimisme de son maître Jean-Baptiste. Le premier de ses discours commence par le mot  » heureux « , répété comme une litanie : ce sont les « Béatitudes ».

 II. Le droit au bonheur

 

          « Heureux », makarioi, est le nouvel étendard brandi par Jésus. C’est une rupture complète d’avec le courant apocalyptique et l’enseignement des grands prophètes ses prédécesseurs. Heureux ceux qui pleurent, ceux qui ont faim de justice, ceux qui souffrent… Ce n’est pas du masochisme (la joie par la douleur), c’est le regard porté vers un horizon nouveau : le terme et l’accomplissement de la vie humaine n’est pas l’anéantissement dans une fournaise de feu, c’est le bonheur.

          Le droit au bonheur est la base fondatrice de l’enseignement de Jésus. En entendant ce mot la réaction des foules fut immédiate : un succès qui fit de lui une vedette, partout fêtée, suivie par ses fans.

          Le rêve (juif, américain, français) a toujours séduit les foules. Mais ensuite, il faut montrer comment ce rêve peut devenir réalité concrète ! Et là, les choses se compliquent, la popularité décroit.

 III. Transformer la société ?

           Jésus ne propose pas un programme de justice sociale. Témoin du chômage endémique qui régnait dans sa région, il n’en critique pas les causes mais demande aux employeurs de payer l’ouvrier de la onzième heure comme celui qui a travaillé depuis le matin – ce qu’aucun patron raisonnable ne peut accepter. Il donne en exemple le profit réalisé par ceux qui gèrent bien leur fortune (parabole des talents), et fait même l’éloge d’un intendant qui vole son maître en remettant en cachette les dettes de ses débiteurs.

          Comme par ailleurs il a des amis riches, dont il accepte sans hésiter les dons et l’hospitalité, ses disciples constatent qu’il n’a jamais dit qu’il fallait « prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres ». Et ils s’insurgent, voyez Judas qui fait remarquer qu’avec le prix du parfum gaspillé par Marthe à ses pieds (un an de salaire) on aurait pu venir en aide aux pauvres. Réponse de Jésus : « Les pauvres, vous les aurez toujours auprès de vous. Moi, en revanche… »

          Ce n’est pas là l’enseignement d’un réformateur social.

           Il ne propose pas non plus un renversement de l’ordre politique établi. C’était l’ambition des Zélotes, dont plusieurs de ses disciples étaient proches (Pierre, Jean et son frère Jacques, Simon, Judas). S’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, il faut aussi rendre à César (l’État en place) ce qui est à César. Aucune contestation politique : c’est sans doute pour cela qu’il a été trahi par la frange politisée de ses suiveurs, et livré au Sanhédrin.

          Ce n’est pas là l’enseignement d’un réformateur politique.

           Sa seule contestation, sans équivoque et violente, s’adresse à l’Église de son temps, les dignitaires Pharisiens et Sadducéens. Forme virulente d’anticléricalisme (et second motif de son arrestation) qui ne remettait pas en cause l’ordre économique et politique global de la société juive.

          A-t-il donc été un allumeur sans feu, un contestataire illuminé, vaguement anarchiste ?

 IV. La fin de ce monde, dès maintenant

           Jésus propose un Royaume différent de ceux qu’il avait sous les yeux.

          L’établissement de ce Royaume, c’est ainsi qu’il conçoit la fin du monde.

          Non pas par une transformation radicale de la société et de ses valeurs, une révolution sociale et politique. Mais par la transformation de chaque individu, à l’intérieur de lui-même : changer le cœur de l’Homme – puisque tout vient de là, pensées, paroles, actions. C’est la « Loi du cœur », qu’il substitue à la Loi juive avec ses 613 préceptes (cliquez) .

           Une révolution individuelle donc, non pas collective.

          Changer les individus pris un à un, pour changer la société qu’ils constituent. Et ceci, dès maintenant, sans attendre le « Grand Jour » ou une hypothétique transformation sociopolitique, qui lui a semblé hors de sa portée. Ou en tout cas, qu’il n’a jamais enseignée.

          Ce changement, il n’est pas pour plus tard, quand toutes les conditions d’une révolte collective seront réunies, mais pour tout de suite. Chaque malade qu’il guérit, chaque  mort en sursis qu’il relève, chaque aveugle qui retrouve la vue à son contact, chaque pécheresse rendue à la vie sociale est une parabole vivante du Royaume qu’il propose. « Va, et ne pèche plus » : désormais, tu es un homme ou une femme nouvelle. En toi, l’ancien monde est fini, tu es la preuve et l’annonciateur du monde nouveau.

          Le Royaume de Jésus, sa mutation sociale et politique est donc déjà là, « sous vos yeux » comme il le répète aux disciples témoins des guérisons, mais il est encore à venir – puisque tous les cœurs ne sont pas encore transformés.

 V. Une utopie individualiste ?

           Cette utopie, il l’a d’abord réalisée en lui-même par le choix radical d’une vie de vagabond. C’est-à-dire ne possédant absolument rien (fin du diktat des richesses) mais subsistant grâce à la générosité de ses amis riches (instauration d’un monde de partage).

          L’épisode de la « multiplication des pains » a été interprété par les évangélistes comme un miracle : c’en est un en effet, le miracle du partage. En le voyant entouré d’une foule affamée, ses bienfaiteurs lui ont fait spontanément parvenir au bord du lac des paniers de pain et de poisson. Dans le partage de cette nourriture, comme dans le repas improvisé sur l’herbe qui suit, Jésus a vu un double symbole de son Royaume : la richesse n’est pas répartie par une loi sociale, elle est partagée par l’élan du cœur. Et le repas de la foule, comme tous les repas de Jésus rapportés par les évangiles, est l’image réalisée de ce que sera le bonheur du Royaume à venir.

           Quant à la puissance injuste et oppressive de l’État, il la méprise et s’en moque avec humour. Oui dit-il, Hérode est « un renard ». Donnons-lui ainsi qu’à César l’impôt qu’ils réclament, et faisons advenir la justice à notre niveau individuel, le seul sur lequel nous ayons prise.

          Il semble avoir accepté la fatalité des pouvoirs (sauf le religieux), comme il avait accepté dès son séjour initial au désert la fatalité de la présence du Satan. Pour lutter, dans un anonymat historique assourdissant, contre chacun d’entre eux.

          Attitude de courage individuel pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême.

 VI. Le premier des altermondialistes

           Jésus avait donc compris que vouloir instaurer ici-bas un autre monde que le nôtre était une utopie, qu’aucune action sociale ou politique ne serait jamais capable de réaliser.

          Avec pragmatisme, il a proposé la seule révolution qui soit efficace, celle des individus.

          Non pas changer le monde, mais changer l’Homme.

          La contagion de la révolution par l’exemple et la proximité.

         Changer l’Homme, faire naître un Homme nouveau a été le programme de tous les révolutionnaires, de Robespierre à Lénine et Pol Pot. Ils ont voulu y parvenir par la violence, l’élimination des opposants, le sang répandu : on connaît le résultat.

          Jésus propose une autre arme révolutionnaire : la compassion d’un Dieu, père tendre et aimant. Qui ne condamne personne, ne ferme jamais aucune issue, offre à chacun (d’où qu’il parte) la possibilité de se transformer en changeant son cœur.

          Compassion dont les Hommes Nouveaux devront à leur tour faire preuve envers toute personne rencontrée en chemin (et pas seulement avec les membres du même Parti).

           Mystique, ou réalisme ?

          Programme en tout cas applicable par tous, quels que soient les talents, la position sociale, la fortune ou la pauvreté.

          Que l’Église chrétienne ait vite oublié ce programme en se rangeant du côté des puissants, n’empêche pas qu’une quantité de saints et d’anonymes l’ont entendu et mis en pratique.

           Ce sont les « justes » que vénère le judaïsme, et grâce à qui (selon lui) ce monde existe encore.

                                       M.B., 23 oct. 2011

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