FAUT-IL S’INTÉRESSER AU SUAIRE DE TURIN ?

Peut-on régler une fois pour toutes cette histoire du Suaire de Turin ?

          Que mes lecteurs me pardonnent et qu’ils veuillent bien attacher leurs ceintures : on va faire un peu d’exégèse (1).

 I. Les coutumes funéraires juives au I° siècle

           Nous avons peu de documentation, indépendante des Évangiles canoniques, sur la façon dont un cadavre était préparé en Palestine, à l’époque de Jésus.

           L’historien grec Hérodote, mort en 420 avant J.C., dit que chez les Juifs, “le corps est lavé et entouré, de la tête aux pieds, avec des bandelettes de lin fin, imprégnées de résine.” (Histoire, II,86)*

          Tacite, annaliste Romain mort en 120 après J.C. : “Les Juifs choisissent d’enterrer plutôt que de brûler leurs morts, suivant en cela la coutume égyptienne – avec laquelle ils s’accordent pour l’attention qu’ils portent aux morts.” (Histoires, V, 5)*

          Évangile de Nicodème, apocryphe grec du IV° siècle : « Je suis Jésus. Tu as demandé mon corps à Pilate, puis tu m’as enveloppé dans un pur linceul et tu as couvert mon visage d’un suaire. »*

          Les archéologues de l’Université Hébraïque de Jérusalem ont trouvé les morceaux d’un linceul dans une tombe de la première moitié du premier siècle, située dans la vallée de Hinnom. Malheureusement, leur interprétation est orientée par le souci de justifier la théorie du Suaire de Turin.

          Le rituel juif actuel n’apporte aucune indication : il dépend de la Mishna (III° siècle après J.C.) : le cadavre est enveloppé dans un linge qui ne doit être ni noué, ni fixé de façon contraignante.

           On est donc en présence de deux coutumes funéraires différentes :

          – D’origine égyptienne, le cadavre est lié avec des bandelettes.

          – Autochtone ( ?), le cadavre est enveloppé dans une pièce de drap, le linceul.

          En revanche, on sait qu’un linge était toujours placé directement sur le visage du mort : le suaire.

 II. Le témoignage des Évangiles

           Ces deux coutumes sont décrites dans les Évangiles : la coutume du linceul dans les synoptiques, la coutume égyptienne dans le quatrième Évangile, dit selon saint Jean. Pour chacun, nous décrirons d’abord la nature des linges ou bandelettes utilisés, puis leur agencement.

 1) Les synoptiques

 – Marc 15, 45 : Joseph d’Arimathie « enveloppa [le cadavre] dans le linceul », én-eilesen tê sindoni.

– Matthieu 27, 59 : il « l’enveloppa dans un linceul pur », én-etylidzen autô sindoni katharà.

– Luc 23, 52 : Joseph « l’enveloppa d’un linceul », én-etylidzen auto sindoni.

           Description du linceul : tous trois utilisent le terme sindôn, σινδών, dont le sens est donné par Marc 14,51 quand il décrit un jeune homme « revêtu d’une étoffe, (sindona) sur lui [étant] nu ». Sindôn est donc bien une pièce d’étoffe pouvant couvrir tout le corps.

           Son agencement : Marc emploie én-eileô qui signifie « envelopper, rouler dedans ». Matthieu et Luc utilisent én-etylidzen qui a le même sens.

           Marc a écrit un peu avant 70. Matthieu et Luc, qui écrivent vers 80, dépendent ici de lui.

          Tous trois témoignent d’une même tradition, selon laquelle le cadavre de Jésus aurait été enveloppé dans une pièce d’étoffe, le sindôn, de nature indéterminée (2), qui pourrait être le Suaire de Turin.

 2) Le quatrième Évangile

           Il décrit à deux reprises les coutumes juives : « résurrection » de Lazare et tombeau de Jésus.

 -a- Lazare, Jean 11, 44 : « Le mort sortit, [ayant été] attaché (dedeménos) aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage [ayant été] enveloppé (peri-edédeto) par un suaire (soudariô). »

          Keiria signifie ‘’bandelette, sangle de lit’’. Soudàrion est un terme générique pour ‘’linge’’.

          Dedeménos et peri-edédeto dérivent tous deux du même verbe déô (δέω) qui signifie  »lier, attacher, être lié juridiquement ».

 -b- Le tombeau, Jean 19, 40 : Joseph et Nicodème « prirent le corps de Jésus et le lièrent (hédesan) par des bandelettes (othoniois) avec des aromates, suivant l’usage des juifs pour ensevelir »

20, 5-6 : le disciple que Jésus aimait « se penchant voit posées là les bandelettes (othonia)….  Pierre… « entra dans le tombeau et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudàrion) qui était sur sa tête [de Jésus], non pas posé là, mais à l’écart, [ayant été] plié dans un autre lieu. »

           Description des linges :

          Pas d’hésitation pour Lazare, ses bras et ses jambes ont été liés, serrés le long du corps par des bandelettes (keiria). Pas de drap (sindôn) autour du corps.

          Son visage a été enveloppé (peri-edédeto, littéralement ‘’lié tout autour’’) par un linge de tête (soudariô), le suaire. : Lazare a été enterré selon une coutume de type égyptien.

           En a-t-il été de même pour Jésus ?

           Avec quoi a-t-il été préparé ? En grec de la koiné (3), othone (ὀθόνη) désigne habituellement une pièce de toile ou une nappe, comme en Actes 10, 11. Mais son diminutif, othonion (ὀθόνιον) désigne une bande taillée dans la toile : une bandelette.

          C’est ce mot, othonion, qui est utilisé dans le quatrième Évangile pour désigner la façon dont Jésus a été préparé au soir du 7 avril 30. Il est au pluriel (othonia), ce qui montre bien qu’il y avait plusieurs bandelettes, et non pas une seule pièce de toile.

           L’agencement des bandelettes :

          Pour Lazare, ses membres ont été attachés au corps, dedeménos qui vient du verbe déô (δέω), utilisé à deux reprises (bandelettes et suaire).

          Pour Jésus : Joseph et Nicodème « prirent le corps et le lièrent, hédesan » : hédesan vient du même verbe déô (δέω) utilisé chez Lazare : la technique de préparation est la même dans les deux cas.

           Ầ la découverte du tombeau vide, le témoin précise que les bandelettes étaient « posées là » : keimena, ce qui peut aussi se traduire par « laissé là », « laissé tel quel » – en opposition au suaire qui est, lui, soigneusement plié à part.

           Conclusion : Comme Lazare, Jésus a été préparé en suivant le rituel de type égyptien décrit par Hérodote et Tacite.

 3) Une contamination « johannique » dans l’Évangile de Luc

           Luc, on l’a vu, suit la même tradition que Matthieu, qui remonte à Marc. Voici pourtant comment il décrit l’inspection par Pierre de l’intérieur du tombeau : « Pierre… courut au tombeau : se penchant, il voit les bandelettes (othonia) seules… » (Luc 24, 12) C’est un copié-collé du quatrième Évangile : Pierre court au tombeau, mais c’est lui (et non le disciple que Jésus aimait, absent de la scène) qui se penche sans entrer et voit les bandelettes.

           Ce petit récit appartient à une péricope (4) qui contredit la précédente, laquelle parle de linceul et non de bandelettes. S’agit-il d’une contamination de la tradition synoptique par la tradition johannique, ou bien Luc prend-il directement sa source dans une tradition pré-évangélique, la même que celle du quatrième Évangile ? Ce genre de question est toujours difficile à trancher.

 4) Quelle tradition choisir ?

           Celle dont témoignent les synoptiques, un linceul de la taille d’une nappe, enveloppant tout le corps… ou bien des bandelettes, maintenant les membres serrés le long du corps comme en témoigne le quatrième Évangile ?

          J’ai pu reconstituer, à l’intérieur de cet Évangile, sa partie la plus ancienne (5). Il apparaît que les deux épisodes, « Lazare » et le tombeau vide, appartiennent tous deux à ce noyau initial – dont l’auteur est sans doute le disciple que Jésus aimait.

          Quand, avec sa minutie habituelle, John P. Meier dissèque l’épisode « Lazare » (6), il conclut que sa description des coutumes funéraires appartient à une tradition pré-évangélique, c’est-à-dire non remaniée : autrement dit, il conforte l’hypothèse à laquelle je vais me ranger.

           Des deux traditions en présence (linceul ou bandelettes), je choisis sans hésiter celle dont témoigne le quatrième Évangile (et Luc 24, 12). Parce que, contrairement aux synoptiques, elle semble provenir d’un témoin oculaire direct des événements, celui qui a vu (Jean 19,35).

          Et qui raconte ce qu’il a vu.

           Tandis que les synoptiques élaborent après-coup un récit à partir de traditions orales/écrites, qui véhiculent des éléments non-visuels et font souvent appel à des coutumes qui n’étaient pas en vigueur dans la Palestine des années 30.

 III. Conclusion

           Si l’on suit sur ce point le quatrième Évangile parce que plus fiable historiquement que les synoptiques, Jésus a été déposé dans le tombeau de Joseph d’Arimathie en suivant les coutumes funéraires dont bénéficia également Lazare : les membres serrés dans des bandelettes enduites d’onguents, un linge posé sur son visage.

          Pas de linceul enveloppant tout le corps.

          Ce sont les coutumes d’origine égyptienne. On sait que les deux propriétaires de tombeaux, Joseph d’Arimathie et Lazare, étaient riches (et donc plus éduqués que la moyenne). Ầ cette époque et à Jérusalem, la coutume égyptienne était-elle adoptée par les classes aisées ? Ou bien était-elle suivie par l’ensemble des juifs, comme semble l’indiquer le quatrième Évangile quand il témoigne que le cadavre de Jésus fut préparé « suivant l’usage des juifs pour ensevelir » (19, 40) ?

          En l’état actuel des connaissances, on ne peut pas trancher.

           En revanche, c’est un fait établi que cette coutume égyptienne a été utilisée pour Lazare et pour Jésus.

           Ceux qui sont venus chercher son cadavre à l’aube du 9 avril (7) ont défait les bandelettes pour pouvoir transporter le corps. Ils les ont laissées telles quelles sur la table centrale du tombeau. Mais ils ont plié le linge de face (suaire) et l’ont soigneusement mis de côté.

           Il n’ya a jamais eu de linceul enveloppant le corps de Jésus mort.

          Certes, le Suaire de Turin est un objet archéologique surprenant, dont l’origine n’a jamais pu être prouvée avec certitude.

           C’est un buisson, qui cache la forêt des textes.

          Un parasite, dans la recherche exégétique.

                    P.S. : Le quatrième Évangile témoigne sans ambiguïté possible qu’un linge (soudarion) était placé directement sur le visage de Lazare comme sur celui de Jésus. Comment donc, si le cadavre de ce dernier avait été enveloppé dans un linceul (sindôn), l’empreinte de son visage aurait-elle pu traverser ce suaire pour s’imprimer sur le linceul ? Et l’image du suaire d’Oviedo (supposé être LE suaire de Jésus) est-elle exactement superposable à celle qu’on discerne sur le Suaire de Turin ?

          On perd son temps.

                                                     M.B., 23 mars 2012

 * D’après la traduction anglaise. Je n’ai pas pu vérifier les originaux grecs ou latins.

 (1) Afin de préciser ce qui manquait, sur ce point, dans ma critique du Jésus de J.C. Petitfils, cliquez.

(2) A moins que l’ajout de Matthieu (repris par l’Évangile de Nicodème), « un linge pur », puisse être interprété comme un linge de lin ? Pour ma part je pense que Matthieu, qui écrit en milieu judéen, désigne plutôt ici un linge « casher ».

(3) Grec colloquial (légèrement différent du grec littéraire) utilisé par les rédacteurs des quatre évangiles tels qu’ils nous sont parvenus.

(4) Petite unité littéraire ayant circulé de façon indépendante, d’abord oralement puis par écrit, avant d’être intégrée dans le texte final par « l’évangéliste. »

(5) Dans un essai exégétique que j’ai, pour l’instant, du mal à faire publier !

(6) John P. Meier, Un certain juif Jésus, tome II, Cerf 2005, pp. 588-627.

(7) J’ai longuement relaté ce qui a dû se passer à l’aube de ce 9 avril dans Dieu malgré lui : cliquez.

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