La mort de l’Abbé Pierre nous touche, parce qu’elle sonne un peu comme un bilan. Bilan d’un demi-siècle de société française d’abondance, qui laisse ses déchets à la rue aujourd’hui comme en 1954. Mais bilan aussi de l’Église catholique à l’orée du XXI° siècle.
Comment se fait-il que la figure la plus populaire d’un des pays les plus farouchement laïcs au monde soit un prêtre, qui n’a jamais caché ni sa soutane, ni sa croix de guingois sur la poitrine ? Pour deux raisons, semble-t-il :
1- D’abord, l’abbé rappelle aux plus mécréants d’entre nous que nous sommes un pays profondément marqué par les valeurs évangéliques. Les socialistes, et même les communistes, se reconnaissent dans le message de Jésus le nazôréen, sans lequel leurs partis politiques ne seraient pas ce qu’ils sont. Je n’y peux rien, c’est politiquement incorrect mais c’est ainsi.
Des évangiles, l’abbé n’a retenu qu’une chose : l’amour du prochain, dont Jésus lui-même fait l’égal de l’amour de Dieu. La re-connaissance du prochain, dont Jésus fait l’égal de la connaissance de Dieu.
Pour les Églises (qui se réclament pourtant des évangiles) la connaissance de Dieu – la possibilité de s’en faire une idée, de savoir qui il est, de le connaître – passe par le dogme. Et le dogme, c’est l’Église qui l’élabore, le façonne à son gré, le proclame puis l’impose. Tout comme Jésus, l’abbé ne se référait à aucun dogme : le prochain, c’est-à-dire l’homme ou la femme abandonnés sur la route (comme dans la parabole du Bon Samaritain), voilà le dogme. L’amour en action.
Le peuple ne s’y est pas trompé, croyants comme athés : cela sonne juste. Si Dieu existe et peut être rencontré quelque part, c’est bien dans ce regard-là. Le regard que Jésus lui-même portait, en son temps, sur le monde tel qu’il était et Dieu tel qu’il est.
Et la France, pays de Voltaire et de Hugo, se retrouve dans cette approche-là de Dieu. L’approche non-dogmatique qui est avant tout un regard sur l’autre, qui forme et éduque le regard intérieur.
2- La France se retrouve dans cette distance prise avec les dogmes. Mais aussi dans les conséquences pratiques de cette distance : par son choix des pauvres, l’abbé insulte Rome et ses richesses. Par sa préférence pour les sans-voix, il fouette Rome et son amour de la puissance. Par sa liberté sexuelle, il horrifie Rome et sa hantise du sexe.
Un abbé Pierre ne pouvait sans doute naître que dans ce pays qui n’a jamais oublié l’évangile, mais n’en retient pas forcément ce que lui conseille sa hiérarchie ecclésiale.
L’abbé Pierre ne sera jamais canonisé : le successeur de Pierre ne peut donner en exemple, au peuple qu’il administre, un homme qui lui fait ouvertement pareils pieds de nez.
Pauvre Pierre, qui n’a jamais été pape, et aurait peut-être rêvé d’être un jour un abbé aux chaussures éculées et à la soutane verdâtre.
M.B., 26 janvier 2007