LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ère Post-chrétienne

          Les IV premiers articles de cette série Le temps des Prophètes (I. Légaut, II. Bultmann, III. Les historiens, IV. La résurrection) menaient à cette conclusion : nous sommes désormais entrés dans l’ère post-chrétienne. En dire plus, c’est cesser d’être un historien, c’est laisser parler sa subjectivité : que le lecteur me pardonne de m’y hasarder.

1) Le temps des bilans

Pendant 15 siècles, le christianisme (malgré ses soubresauts internes) a régné sans conteste sur l’Occident. C’est à partir du XIX° siècle qu’on voit apparaître une double contestation de cette suprématie.

-a- La fin de la chrétienté

          Fin du consensus tacite entre le christianisme et les États (laïcité), diminution spectaculaire de la pratique religieuse et du clergé, effacement des Églises traditionnelles, montée en puissance des mouvements sectaires. A cela, de multiples causes, analysées par les sociologues qui en ont arrêté le bilan.
          Mais bien peu relèvent la raison profonde de ce déclin : la fin des théologiens.
          On peut dater des années 1980 (Jean-Paul II et Ratzinger) la disparition, par élimination, de tout ce qui réfléchissait ou qui cherchait dans l’Église catholique. Une société d’idéologie sans penseurs, qui vit sur son acquis séculaire et ne fait que le répéter, est condamnée à n’être plus qu’un musée du passé. Le bilan, là aussi, est sans appel : l’Église n’a plus rien à dire au monde, qui n’attend plus rien d’elle.
          Le christianisme n’est pas mort, puisqu’il y a encore des chrétiens : mais il n’est plus vivant, moteur dans nos sociétés.
          Fin de la chrétienté ? Mais au même moment, renaissance de l’exégèse.

-b- La quête du Jésus historique

          Initiée en 1778 par Herman Reimarus, la redécouverte de l’homme Jésus derrière l’icône du Christ (1) est entrée dans sa troisième phase avec la redécouverte, dans les années 1970, de la judaïté de Jésus.
          Si Jésus était bien un juif, ses gestes et ses paroles ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du judaïsme qui fut le sien, celui du 1° siècle.
          Les résultats de cette quête sont considérables, la série d’émissions sur ARTE (cliquez) les a largement vulgarisés. La recherche donne parfois l’impression qu’elle aboutit à autant de « Jésus » que d’historiens et de chercheurs : c’est inévitable, l’exégèse n’est pas une science exacte, elle avance par tâtonnements successifs. Malgré tout, des évidences se font jour, admises par tous : il ne viendrait plus à personne l’idée de parler aujourd’hui de Jésus, comme on en parlait encore il y a 50 ans.
          Bultmann, radicalisant la pensée de Strauss, avait tracé une ligne infranchissable entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi : le premier, Joachim Jeremias a montré qu’on pouvait atteindre le Galiléen à travers les textes. Depuis, tous les exégètes empruntent cette voie. L’identité de Jésus leur est désormais connue, et si aucun n’ose dénoncer la tromperie des Églises, cette évidence découle de leurs travaux.
          Elle ébranle le christianisme traditionnel, plus encore que son évolution sociale.

          L’enseignement de Jésus (ce qu’il a dit, et non ce qu’on lui a fait dire) mobilise toujours les efforts des chercheurs. C’est qu’ils se heurtent à l’épaisse muraille des dogmes qui ont fait vivre le christianisme pendant des siècles, et dont les croyants peinent à s’éloigner.
          Mais déjà, on commence à percevoir les limites de cette quête du Jésus historique.

2) La quête du Jésus historique : une impasse ?

          La quête comprend de mieux en mieux ce que Jésus a été et ce qu’il a voulu dire, en tant que juif immergé dans sa culture juive. Déjà, se vérifie la pertinence de cette parole de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ».
          Condamnée de l’intérieur par la quête du Jésus historique, comme elle l’est de l’extérieur par l’évolution culturelle et sociodémographique de l’Occident, l’ex-chrétienté moribonde continuera longtemps d’ignorer l’une et l’autre. Y faire face, accepter l’idée que le juif Jésus n’a jamais voulu fonder une quelconque organisation – que le christianisme qui se réclame de lui est un « christiano-paganisme » -, ce serait, pour les Églises, officialiser leur disparition en tant que mouvement dirigeant les masses.

          Mais la quête du Jésus historique porte en elle-même ses limites : celles du judaïsme dans lequel il est né et s’est exprimé.
          Si, pour comprendre cet homme, il faut pouvoir replacer chaque phrase des Évangiles dans leur contexte juif du 1° siècle, qui donc aura les moyens d’une telle démarche ? Seule une minorité d’intellectuels – ce qui est déjà le cas. La quête du Jésus historique ne sera jamais un mouvement de masse.

          Comprendre Jésus ne suffit pas, il faut pouvoir rentrer en contact avec lui. Le rencontrer, comme une personne vivante.

          Comme chacun de nous, l’homme Jésus n’est pas tout entier contenu dans ses paroles et ses gestes – à supposer qu’on puisse les retrouver, ou du moins s’en approcher d’assez près. Ce qu’il fut est bien plus que ce qui nous en a été transmis, ce qu’il apporte est bien plus qu’un message ou un enseignement.

          La quête du Jésus historique n’est pas, ne sera jamais, la rencontre bouleversante d’un homme, avec la richesse et la profondeur de son expérience intime, de ses non-dits, de ses non-faits.
          Le Jésus historique est passionnant : à elle seule, sa redécouverte ne peut suffire à transformer une vie – et encore moins des sociétés.

          Le judaïsme est la clé du Jésus historique : il est aussi son tombeau.

          Pour franchir l’étape suivante, dépasser la quête en cours, il faudra accepter de nous ouvrir à d’autres cultures que la judéo-chrétienne.
          C’est ce que j’ai tenté de faire dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (cliquez). Les chercheurs occidentaux semblent pour l’instant fermés à toute ouverture vers l’expérience et la pensée de l’Orient extrême (cliquez) : il faudra bien, sauf à tourner en rond dans leur science chèrement acquise, qu’ils finissent par consentir à faire tomber cette dernière barrière.
         
          Car s’il était juif, et rien que juif, s’il a ensuite été récupéré par les chrétiens, Jésus est d’une envergure telle qu’il appartient à toutes les cultures. L’expérience accumulée par 30 siècles d’hindo-bouddhisme, en particulier, permet d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de cet homme. Elle éclaire les faits troublants dont témoignent les Évangiles, elle nous éclaire sur nous-mêmes.
          Pendant combien de temps encore nos savants vont-ils se priver (et nous priver) de cet éclairage ? Aurions-nous peur de perdre la maîtrise de l’image de Jésus, en même temps que nous perdrions notre monopole du savoir sur les choses essentielles de la vie et de la mort ?

3) Dans l’attente des prophètes

          Quelques intellectuels engagés dans la quête du Jésus historique, et des chrétiens en recherche qui se mettent à leur école, resteront toujours une petite minorité sans avenir, un corps sans tête.
          Pour que la redécouverte de Jésus devienne source de vie et d’inspiration en-dehors du petit cercle des initiés, il lui faudra des prophètes (ou prophétesses).

          Qu’est-ce qu’un prophète ?
          C’est d’abord un Voyant : il « voit » dans le passé, il dégage ses lignes maîtresses, il comprend sa signification cachée.
          Il « voit » dans le présent, il est lucide, rempli de compassion pour ses contemporains : ce qu’il voit autour de lui le bouleverse.
          Il « voit » enfin dans l’avenir, ou plutôt il l’annonce : I have a dream !
          Il dit bien haut ce que certains pressentent – sans oser le nommer.
          On le juge brutal : il n’est que clair, et on lui en veut. C’est pourquoi, toujours, le prophète souffre. Et souvent, il meurt d’avoir été prophète. 

          Prophètes ? Tous, ils l’ont été à titre posthume.

          La quête de nos chercheurs est une étape indispensable. Mais si aucun(e) prophète ne prend leur relai pour inscrire leur recherche dans la vie et la société, la personne du rabbi galiléen restera toujours cantonnée aux rayons des bibliothèques.

          En les voyant, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles : car ils étaient comme un troupeau sans berger.


                                   M.B., 2 février 2009


(1) Voyez mon essai récent Jésus et ses héritiers (cliquez) et dans ce blog l’article Les historiens à la recherche de Jésus (cliquez).

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