Cet article prolonge les deux précédents.
Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.
Des révolutions successives (qui voulaient changer le monde en changeant l’Homme) avaient toutes échoué, provoquant à la fois le désespoir et des poussées anarchiques d’altermondialisme. L’effacement du christianisme laissait le ciel vide, la planète livrée au sectarisme et à la violence. Le XX° siècle finissant trahissait les espoirs mis dans le progrès, et s’enfonçait dans la nuit (cliquez) .
Il y a pourtant eu, dans le passé, des hommes qui ont réussi à changer le monde : revenons sur trois d’entre eux, les plus connus.
Trois veilleurs de l’aube
Au V° siècle avant J.C. l’Inde du nord était relativement prospère, la société, la morale n’étaient pas remises en question.
Pourtant la vallée du Gange était agitée par un bouillonnement de recherches philosophiques et religieuses qui trahissait une inquiétude profonde : la religion védique traditionnelle suffisait-elle à expliquer la destinée de l’Homme dans l’univers, et à assurer son salut ? On ne cherchait pas à changer le monde. Mais on savait qu’il ne se limite pas aux apparences que nous voyons, et on voulait savoir comment les transcender.
Le Bouddha Siddhârta répondit par son choix de vie – abandonner le luxe d’un palais pour devenir prédicateur mendiant itinérant – et par un enseignement entièrement centré sur la méditation.
Il l’inscrivait dans une conception de l’être humain et de l’univers unifiée autour cette pratique exigeante du contrôle des pensées. Rejetant les dieux, les sacrifices, les liturgies, il montrait que la méditation change l’Homme parce qu’elle le réunifie avec lui-même, avec le cosmos, et avec tout ce qui vit : sa première conséquence, la compassion universelle, remplaçait tout programme social ou politique en les rendant dérisoires.
Au I° siècle après J.C., la Palestine était saisie d’une « folie prérévolutionnaire » (1). L’injustice était partout, la morale juive traditionnelle attaquée par les mœurs gréco-romaines, le pays en révolte permanente et larvée contre l’occupant. Le nazôréen Jésus répondit par son choix de vie – abandonner sa position sociale pour devenir prédicateur mendiant itinérant – et par un enseignement centré sur la transformation de l’individu. Il prolongeait les prophètes ses devanciers en remplaçant le Dieu juge lointain et terrifiant du judaïsme par un père proche et aimant, la Loi de Moïse par une « loi du cœur », l’intolérance monothéiste par une ouverture à toute personne rencontrée en chemin.
Son anticléricalisme déclaré le rendit populaire auprès des foules. Mais quand il refusa de se ranger du côté des terroristes zélotes, de dénoncer les tares de la société juive comme l’avait fait Jean Baptiste. Quand il esquissa les premiers contours de la laïcité et de la non-violence active, quand il rendit aux femmes leur dignité et aux enfants leur place (la première !), quand il fit du libre-arbitre le juge de la Loi, quand enfin il fit comprendre que seule une nouvelle forme de relation à Dieu pouvait changer l’Homme et le monde, tous l’abandonnèrent et il fut tué (2).
Au début du XX° siècle l’Inde devenue misérable était brutalement exploitée par l’Angleterre, la société divisée en castes et en religions qui s’ignoraient ou se haïssaient, la violence partout présente.
Gandhi répondit par son choix de vie – abandonner le confort de sa profession pour devenir pauvre avec les pauvres, travailler comme eux de ses mains. Prêcher la non-violence (ahimsa) et la réconciliation entre castes, entre religions. Par le jeûne, il fit plier l’Angleterre mais ne parvint pas à réconcilier musulmans et hindouistes : s’il n’avait pas été tué, il en serait mort de tristesse.
De l’aube au crépuscule
Pour changer le monde, chacun de ces trois veilleurs de l’aube proposait d’abord de changer l’Homme. Tout comme les révolutionnaires (cliquez) , mais de façon totalement différente : chacun avait une vision de l’Homme qui découlait d’une perception de sa nature transcendante.
Chacun a voulu hausser l’Homme au-dessus de lui-même, supprimer les barrières qui opposent l’homme à l’homme, l’homme à la femme (3). Aucun n’a songé à fonder une Église qui lui survivrait (4), aucun n’a voulu avoir une action purement politique : le refus de l’engagement politique est clair chez Siddhârta et Jésus, et Gandhi a très vite délégué à Nehru la partie proprement politique de son action, pour se concentrer sur l’essentiel à ses yeux : rendre son âme à l’Inde.
Mais le ressort le plus puissant de leur action réside dans leur choix de vie : chacun a volontairement abandonné la sécurité de sa position sociale, pour choisir les hasards de la mendicité, de l’itinérance, devenant pauvre parmi les plus pauvres.
Ils ont donc d’abord fait le don de leur vie, ils l’ont offerte comme premier enseignement, jusqu’à affronter lucidement l’éventualité d’une mort violente.
E = MC2 : en s’offrant à la désintégration de leur personne, chacun a libéré une énergie qui a transformé le monde.
Ou du moins, qui aurait pu le transformer : car Jésus n’a pas pu éviter la naissance du christianisme impérialiste, Gandhi n’a pas pu éviter la partition de l’Inde et la permanence des castes. Et si le bouddhisme n’a jamais été invoqué pour justifier des guerres, Siddhârta n’a pas pu éradiquer d’Asie la violence, pour la remplacer par la compassion.
Mais la mémoire de ces veilleurs de l’aube, ainsi que leur enseignement, restent aujourd’hui la seule fenêtre ouverte dans notre monde-prison, la seule lumière dans sa nuit, le seul espoir dans sa désespérance crépusculaire.
La question que ses disciples posaient à Jésus reste d’actualité : « Maître, à qui irions-nous ? » L’expérience du passé montre que le monde ne peut changer que si des hommes ou des femmes se lèvent, acceptent de donner leur vie plutôt que de promouvoir leur carrière personnelle, ont une vision transcendante de l’Homme et de sa destinée avant de publier un programme économique ou politique de plus.
L’expérience montre qu’on va dans le mur quand on se confie à ceux qui ne sont que des politiciens ou des économistes.
Il paraît que c’est l’enseignement de quelques papes récents. Je dis « il paraît », parce que s’ils l’ont enseigné, personne ne les a entendu. Et pourquoi ? Parce que l’Église catholique, contrairement à son fondateur présumé, n’a pas fait (pour ses prélats, ses prêtres et ses moines) le choix de la vraie pauvreté, qui est l’incertitude du lendemain.
Nous allons donc devoir continuer de confier nos vies et nos destinées à des politiciens, à des économistes qui sont tout, sauf des Éveillés (6). Il n’y a, pour chacun de nous, de salut et d’aube attendue que dans une démarche personnelle, individuelle faute de mieux.
Siddhârta distinguait deux sortes de Bouddhas : ceux qui enseignent, et ont une audience : ce fut son cas, celui de Jésus et de Gandhi. Et les praçekha bouddhas, les Éveillés silencieux, dont personne ne parle, ignorés de tous mais répandant secrètement autour d’eux la lumière de l’Éveil qu’ils cherchent ou ont vécu dans le secret.
Ce sont les « justes » de la tradition juive. Ceux qui font que ce monde n’a pas explosé.
Pas encore.
M.B., 13 nov. 2011
Sur cette question, voyez un article postérieur : cliquez
(1) Comme le dit Flavius Josèphe.
(2) Tout ceci est raconté Dans le silence des oliviers.
(3) D’abord opposé à la création d’une branche féminine de son ordre monastique, Siddhârta finit par y consentir et s’en réjouit à la fin de sa vie.
(4) Le Mahâparinibbanâsuttra rapporte les dernières consignes de Siddhârta sur la direction et l’organisation de son ordre monastique : il refuse de désigner son successeur, et rappelle à Ananda que chaque moine doit être « une île à lui-même ».
(5) En pali/sanskrit, Bouddha signifie « qui a vécu l’Éveil ».