LA FRANCE ET LA TENTATION DU SUICIDE

Les Français sont-ils devenus suicidaires au tournant du 21e siècle, ou bien l’ont-ils toujours été ?

En 50 avant J.C., la Gaule est peuplée de tribus qui passent leur temps à se faire la guerre. Quand Jules César envahit le pays, Vercingétorix tente d’unifier ces tribus pour repousser l’ennemi. Réfugié à Alésia, il disposait d’une écrasante supériorité numérique, mais voilà : incapables de s’entendre, les petits chefs se disputent à savoir qui sera calife à la place du calife. Vercingétorix comprend, jette les armes, les chefs gaulois sont massacrés ou emmenés en esclavage. Premier suicide collectif, déjà : la mort plutôt que l’abandon d’une miette de pouvoir, la mort et l’esclavage plutôt que la fin du privilège de commander.

Les siècles passent, la France devient catholique et féodale. Une société pyramidale : au sommet, Dieu et celui qui le représente, le roi. Puis une cascade d’autorités déléguées : chacun est en-dessous d’un supérieur et domine ses inférieurs. Une société bâtie sur le rapport de force, les couples autorité/respect et crainte/soumission. Entre les étages de la pyramide toute entente est impossible, ils sont condamnés à se déchirer dans des conflits à répétition. L’édifice ne tient que par l’autorité suprême. Il n’est pas question de médiation ou de conciliation, mais d’obéissance et de soumission.

Catholique, le peuple se soumet à l’autorité comme il se soumet à Dieu.

En 1650 la noblesse s’oppose au roi qui empiète sur ses pouvoirs locaux : pour mettre fin à la Fronde, Louis XIV construit Versailles, oblige la noblesse à s’y fixer et la couvre de privilèges. Il crée ainsi la féodalité salariée. En acceptant de n’être plus que ses valets, de n’être plus rien que des ombres, les nobles se noient avec volupté dans l’or, la soie, le bavardage, la morgue. Ce pays-ci, Versailles, perd tout contact avec ce pays-là, la France : une deuxième fois, son élite se suicide par inaptitude à la vraie vie.

 Alors émerge un mot qui enflamme les esprits : égalité. On en parle dans les salons, on en discoure dans les cafés en oubliant que l’égalité est radicalement incompatible avec la féodalité, elle en est même l’exact opposé. On rêve de remplacer la société pyramidale par… par on ne sait quoi d’horizontal et de fraternel. En 1774 le jeune Louis XVI partage-t-il ce rêve ? En tout cas, son premier gouvernement reçoit pour mission de commencer à démonter la pyramide. À peine Turgot a-t-il touché à la première pierre (la corvée) que le roi voit se dresser en face de lui le mur opaque et bétonné des privilégiés qui retrouvent leur os à mordre, l’autorité. Dans le pays, ces privilégiés ne sont qu’une petite minorité ? Qu’importe, ils tiennent la presse, font du bruit, savent trouver les mots qui touchent le peuple même s’il ne les comprend qu’à moitié. Et ils ont de l’argent : le roi les paye (leurs privilèges) pour qu’ils se tiennent tranquille, ils se servent de cet argent pour tenter de l’abattre en soudoyant le peuple (du moins à Paris). Louis n’a que 20 ans, il est seul, s’il savait parler on l’écouterait peut-être. Mais il ne sait pas, n’a aucun charisme, il n’est pas à la hauteur. Ce n’est qu’un homme normal, un serrurier manqué. Il a la clé (son désir de bien faire) mais ne trouve pas la serrure. En 1776 il cède aux privilégiés, renvoie Turgot, s’enfonce dans la dépression : il voulait une évolution, il aura une révolution.

Louis XVI s’est suicidé par incapacité. Suivi de près par la cohorte des privilégiés : les mémoires de Bésenval, du prince de Ligne, du duc de Croÿ, de tant d’autres, montrent qu’ils savaient pertinemment que tout allait, que tout devait changer – mais que eux, ils en étaient incapables. C’est les yeux ouverts, la tête haute devant leurs échecs, qu’ils ont préféré marcher gaiement vers la mort plutôt que de renoncer à leurs privilèges. Entraînant avec eux la France dans le chaos.

1789 est la prise de conscience que la France est ainsi faite : elle ne peut pas se réformer en douceur. Prisonnière de la pyramide féodale, pour que ‘’ça change’’ il lui faut l’opposition, la confrontation. Des convulsions, de la haine, du sang.

Le roi mort, l’autorité divine disparue, naît vers 1791 la Gauche française. Dès ses débuts, elle est divisée et le restera jusqu’à aujourd’hui : une gauche qu’on pourrait appeler ‘’réformiste’’, dont Danton prendra la tête. Et une extrême-gauche bruyante, virulente, les Hébert, Marat, Robespierre qui parlent fort et l’emportent grâce aux médias qu’ils contrôlent en faisant tomber la tête de Danton.

Cette extrême-gauche, elle rêve d’un monde autre que le nôtre. Un Homme nouveau dans une société nouvelle, « Dieu a créé le monde, recréons-le ! » Des mots, des mots qui enflamment un peuple désorienté et crédule. Cette fois-ci, c’est lui qui se suicide : « La liberté ou la mort ! », et comme la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, la liberté infinie, sans limites, ce sera la mort pour tous. Dès septembre 93 s’installe en France une folie meurtrière, une fuite en avant dans la destruction collective – un suicide collectif. Conduite puis dominée par des agitateurs aveuglés par leurs utopies, la France s’automutile méthodiquement.

Heureusement, Bonaparte apparaît comme un Messie. Fous de gratitude les Français retrouvent en lui le père qu’ils avaient tué, qui les conduit et les protège en reconstruisant très vite la pyramide de l’autorité. Avec l’extrême-gauche ils cassaient tout et mouraient par dizaines de milliers : avec l’empereur-père ils reconstruisent tout et mourront par centaines de milliers. Toujours catholique, la France accepte tout, supporte tout à condition que cela lui vienne du Dieu-empereur.

Le même scénario se reproduit en 1871 avec la Commune de Paris : des gauchistes anarchistes brûlent la ville jusqu’à ce que Thiers, réfugié à Versailles (ombres tutélaires !) reprenne les choses en mains. Va-t-elle se tenir tranquille enfin, la société française ? Non, en 1894 elle se déchire à nouveau autour de l’Affaire Dreyfus. Les temps ont changé, pour la première fois apparaît ce qui sera un jour l’extrême-droite, nationaliste et xénophobe.

Surgit alors une spécificité française, la crise identitaire. Parmi les nations, nous sommes sans doute les seuls à nous demander en permanence qui nous sommes. Au lieu de regarder devant elle pour préparer son avenir, la France se regarde elle-même et se demande si c’est bien elle qu’elle voit. Dreyfusards et antidreyfusards, la question identitaire qui n’aurait jamais dû sortir des officines philosophiques coupe la France en deux et installe entre ses extrêmes, droite et gauche, une haine qui dure toujours.

Ne connaissant que le conflit pyramidal, la France s’épuise alors dans une crise sociale qui oppose patrons et ouvriers, une crise religieuse qui oppose « celui qui croyait en Dieu et celui qui n’y croyait pas. » Voilà réunis les ingrédients d’un nouveau suicide collectif, celui de la Grande Guerre. Entre 1914 et 1918, comme nos voisins ont la tête autant tourneboulée que nous, ce ne seront plus des milliers mais des millions de morts. Pour quoi, pour qui ? Personne ne sait au juste, mais la fascination de la mort est la plus forte.

Elle va trouver son chantre absolu chez Hitler et ses SS. Vernichtung, ‘’destruction’’, de nicht qui veut dire ‘’rien’’, accolé à Ver- : l’anéantissement comme avenir. Entlösung, ‘’solution finale’’ : le suicide comme ultime idéal, le suicide d’un continent. Cette fois-là, soixante millions de morts.

La France qui s’était couchée en juin 1940 devant la botte allemande se réveille en mai 1945, et entend un général deux étoiles lui dire qu’elle ne s’est pas suicidée en se donnant à Pétain, non, elle a toujours été héroïque, résistante. Ça l’arrange tant, ça lui évite tant de douloureuses hontes qu’elle le croit. Pour le remercier elle le laisse prendre le pouvoir, le congédie vite, le rappelle douze ans plus tard pour qu’il rétablisse la pyramide de l’autorité, puis l’insulte après l’avoir encensé, le vénère enfin une fois congédié. Drôle de peuple.

Pendant ce temps-là, que faisait la gauche ? ‘’La’’ gauche, car l’extrême-gauche avait disparu sous la bannière de Staline, qui gouvernait la France par Parti Communiste interposé. Depuis le Front Populaire Robespierre faisait la sieste : il se réveilla en 1968 et se muscla jusqu’à aujourd’hui. On retrouva le bonheur des mots qui claquent au vent, le déni de la réalité, la dictature de quelques milliers capables de bloquer au nom de la démocratie un pays de 65 millions d’aimables endormis. Un roi faible atteint comme Louis XVI d’une dépression qu’il masquait sous une charmante bonhommie. Tout était reparti comme en 1780, la France allait vers le précipice les yeux grands ouverts. Chacun le savait, et personne ne faisait rien, que des rapports classés dans un tiroir. Épuisé, le peuple continuait à croire aux mots en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus.

La tentation suicidaire est-elle inscrite dans l’ADN français ? Mes lecteurs m’en voudront peut-être de ce coup de gueule, mais conviendront sans doute que la question mériterait d’être traitée par quelqu’un de (plus) sérieux (que moi).

                                                                       M.B., 12 juin 2016

11 réflexions au sujet de « LA FRANCE ET LA TENTATION DU SUICIDE »

  1. Dominique Gris

    Bonjour,
    Bien sûr que la spécifité de l’homme suicidaire n’est pas française. C’est quasi un fait de fonctionnement de l'(H)homme dû à son statut culturel ( par rapport à l’homme soit-disant naturel).
    Voici le lien d’actualité pour info « historique » sur une procédure en cours …
    http://videos.videopress.com/7EJSHXms/larossi-aballa_hd.mp4
    La croyance n’est-elle pas fille de l’ignorance ?
    Bien à vous

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      « La croyance fille de l’ignorance », c’était le credo des Jacobins révolutionnaires repris par les communistes. En fait, l’expérience montre que la croyance est inscrite au coeur de l’Homme, qu’elle est un besoin irrépressible, qu’elle se fraye un chemin et s’exprime de toutes façons. Les religions tentent de l’éduquer… ou de s’en servir pour accéder au pouvoir.
      M.B.

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  2. de Potter Yvan

    Cher Michel,
    Bravo pour la précision de l’étude historique ainsi que pour la lucidité des évènements passés et à venir.
    L’histoire étant un éternel recommencement, nous savons à quoi nous en tenir!
    Cordialement
    Yvan

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  3. LECOCQ J-François

    Merci M.BENOIT, de ce très bel article. Puisse-t-il être lu par le plus grand nombre d’aimables endormis…
    A l’heure des pétitions qui se multiplient sur les réseaux sociaux, on peut rêver par ce biais à ce que, chacun individuellement prenne conscience des enjeux. Restera le plus dur : trouver le traitement et surtout le docteur pour guérir ce « mal français » !

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  4. JR

    Bonjour,
    Je suppose qu’il faut lire juin 1940 et non juin 1939. Pour le reste, il y a de quoi chipoter dans les détails, forcément avec un tel survol, mais belle envolée !

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    1. JR

      Il est d’ailleurs piquant de voir ce que wiki signale pour juin 39 :
      1er juin : premier vol du chasseur allemand Focke-Wulf Fw 190.
      3 juin : le boxeur français Marcel Cerdan est champion d’Europe des mi-moyens en s’imposant face à l’Italien Turellio.
      6 juin : le général Gamelin, nommé chef d’état-major de la Défense nationale, se rend à Londres pour mettre au point la coopération militaire entre les deux pays.
      7 juin : l’Allemagne, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie signent des pactes de non-agression.
      17 juin : exécution capitale d’Eugène Weidmann. En raison du comportement de la foule, Albert Lebrun interdit les exécutions publiques.
      Départ de la 16e édition des 24 Heures du Mans.
      18 juin : victoire de Jean-Pierre Wimille et Pierre Veyron sur une Bugatti aux 24 Heures du Mans.
      22 juin : la Slovaquie est intégrée économiquement au Reich.
      23 juin : le sandjak d’Alexandrette est cédé par la France à la Turquie contre un traité d’alliance avec la France et le Royaume-Uni. Les Arméniens du sandjak sont déplacés vers le Liban. La Syrie ne reconnaît pas cette annexion.
      25 juin : victoire d’Hermann Lang sur Mercedes au Grand Prix automobile de Belgique.
      27 juin, France : le scrutin majoritaire d’arrondissement à deux tours est remplacé par la représentation proportionnelle pour les législatives.
      28 juin : Sacha Guitry est élu à l’Académie du Prix Goncourt.

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      1. Ange Lini

        Vu l’ Historique (non exhaustive) précitée du peuple francais (et bien d’autres peuples sans aucun doute). Et en attendant constamment son homme providentiel. Croyants ou non. Ces peuples ne sont ils pas tout bonnement messianiques ? … Si oui ! Finalement Dieu nous emmerdent plus qu’autre chose avec son Fils …

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