Diplomate, rebelle et rêveur d’infinis, qui était cet homme énigmatique ?
Un petit îlot de trois hectares appartenant à sa famille, en rade de Pointe-à-Pitre. Une vaste demeure coloniale remplie d’ombres, recouverte de plantes grimpantes. Quantité de serviteurs noirs, un chien, des chevaux, des animaux rares importés de Guyane. Devant, derrière, partout alentour, la mer nourricière. Des oiseaux habillant de couleurs chatoyantes les navires échoués : toute une féérie d’enfance que le petit Alexis Saint-Léger Léger (c’est son nom), né ici en 1887 d’une lignée coloniale, ne cessera de poursuivre durant de son existence.
Formé très tôt à l’équitation, à la vie sur mer, à la botanique, à la géologie et à l’ornithologie, à douze ans l’enfant rentre en France. Étudiant en droit à Pau, il fait la connaissance de Francis Jammes et, chez ce dernier, de Paul Claudel puis de Jacques Rivière. En 1910, la NRF à peine fondée par André Gide publie un petit volume de poèmes au tirage insignifiant, intitulé Éloges. Voici les toutes premières lignes de cette toute première œuvre d’un poète de vingt ans :
J’ai une peau de tabac rouge ou de mulet,
j’ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche.
Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux femmes noires,
ma joie, qu’elle n’ait point honte de ma joue rude sous le poil, quand je rentre boueux.
Et d’abord je lui donne mon fouet, ma gourde et mon chapeau.
En souriant elle m’acquitte de ma face ruisselante ; et porte à son visage mes mains
grasses d’avoir éprouvé l’amande de kako, la graine de café.
Et puis elle m’apporte un mouchoir de tête bruissant, et de l’eau pure
pour rincer mes dents de silencieux.
Qu’elle se tienne toujours
à mon retour sur la plus haute marche de la maison blanche
et faisant grâce à mon cheval de l’étreinte des genoux,
j’oublierai la fièvre qui tire toute la peau du visage en dedans.
Cette enfance tropicale, il trouve pour l’invoquer des images flamboyantes :
Palmes !
Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais…
(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes clartés)
Palmes !
Et la douceur d’une vieillesse des racines… ! La terre
alors souhaita d’être plus sourde, et le ciel plus profond, où des arbres trop grands, las d’un obscur dessein, nouaient un pacte inextricable…
Et les hautes racines courbes célébraient
l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des voûtes et des nefs.
Alors, de se nourrir comme nous de racines, de grandes bêtes taciturnes s’ennoblissaient et plus longues sur plus d’ombre se levaient les paupières.
Vous l’avez compris : en ces débuts, le jeune homme est encore sous le charme de ses aînés, Rimbaud et Verlaine. Mais il a entendu le conseil de ce dernier :
De la musique avant toute chose !
Prends l’éloquence et tords-lui le cou.
O qui dira les torts de la Rime
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée.
De la musique encore et toujours !
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste n’est que littérature.
Fuyant donc le vers et la rime, il écrira une prose poétique qui « va fleurant » les tropiques, où l’éloquence cède le pas au souffle de l’épopée. Ne cherchez jamais le sens du poème dans l’énoncé : le sens est dans la musique des images, ou plutôt les cascades d’images qui se suivent en rafales comme autant de feux d’artifice colorés :
Mes yeux tâchaient à peindre un monde balancé entre les eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de lianes,
où, trop longues, les fleurs
s’achevaient en des cris de perruches.
Éloges : car toujours, il s’agira pour lui de glorifier l’homme, sa destinée, la nature multiforme dont il surgit. Il échappe ainsi à l’influence de Nietzche et des surréalistes qui triomphaient alors, tandis qu’il va se lier d’amitié avec Paul Valéry, André Gide, Valéry Larbaud et bien sûr Claudel, dont l’influence sur sa forme poétique sera déterminante.
Pendant un tiers de siècle, ceux-là seront ses seuls lecteurs.
Car la poésie n’est pas encore, et de loin, sa seule vocation. Elle reste enfouie dans le secret, l’estime que lui portent ses amis de qualité lui suffit. L’aristocratie de l’âme sera toujours sa marque. Elle le conduira à la solitude intérieure la plus complète, finissant par l’opposer à tous pour se trouver lui-même.
Ầ la veille de la guerre, il est reçu au concours des Affaires Étrangères, et envoyé à Pékin en 1916. Il y restera cinq ans, s’initiant à la diplomatie sur les traces encore chaudes de Claudel. Mais surtout, il y rencontre un monde aux antipodes de la luxuriance heureuse de son île natale : le désert de Gobi, qu’il parcourt et qui va le transformer. Là, il découvre la réflexion méditative ; l’exigence de l’intériorité ; au contact des guerriers mongols, le souffle de l’épopée ; entre ciel et sable, le vent ; enfin, l’amer de ce qui est déjà une solitude d’exil.
Toute son œuvre à venir naîtra de cette semence, qui va s’épanouir dans une transformation radicale du langage, du rythme et de la pensée. En témoignent les titres de ses grands poèmes narratifs, Exil, Vents, Neiges, Amers. Et le tout premier, Anabase, dans lequel l’épopée fait irruption pour la première fois. Sur le modèle de Xénophon auquel il emprunte ce titre, c’est l’histoire imaginaire d’une expédition lointaine dans quelque continent indéterminé, de victoires coûteuses suivies d’un retour par mer.
Encore incertain de lui-même, il accède à un territoire inconnu, un monde intérieur non-élucidé, « un grand pays plus chaste que la mort ».
Aux pays fréquentés sont les plus grands silences, aux pays fréquentés de criquets à midi.
Je marche, vous marchez dans un pays de hautes pentes à mélisses, où l’on met à sécher la lessive des Grands.
Or je hantais la ville de vos songes et j’arrêtais sur les marchés déserts ce pur commerce de mon âme, invisible et fréquente ainsi qu’un feu d’épines en plein vent.
Inutile dans son œuvre de chercher des clés : aiguillonné par les forces de la nature, poussé en quelque sorte par les nécessités telluriques, il se réfugie dans une volonté de survie à la fois physique, mentale et irraisonnée. Anabase rompt définitivement avec la tradition poétique française, avec les symbolistes de son temps, avec Valéry et Claudel. Pionnier d’un nouveau langage évocateur et ésotérique, il s’engage sur un chemin qu’il sera désormais le seul à arpenter.
Seul, et incompris.
Anabase paraît en 1924, mais pendant dix-huit ans l’auteur va interdire toute diffusion de ses œuvres. Ce n’est qu’à partir de 1947 qu’il autorisera l’édition de poèmes longuement médités, Exil, Vents, Neiges, Amers, Pluies et Oiseaux. Pour comprendre chacun de ces titres, en même temps que le long silence éditorial qu’il s’est imposé, il faut revenir sur le parcours de sa vie.
Rentré de Chine en 1921, il intègre le personnel du Quai d’Orsay où Aristide Briand le choisit en 1926 comme son directeur de cabinet. Ầ deux reprises, en 1930 et 31, il l’accompagnera à Berlin déjà sous la menace nazie, et restera son proche collaborateur pendant sept ans. Anabase avait assuré sa réputation partout ailleurs qu’en France, où les échos avaient été rares et timorés. Est-ce le premier signe de la rage d’un éternel incompris ? Diplomate, il adopte le nom d’Alexis Léger. Mais poète, il se dissimulera sous un pseudonyme saugrenu, Saint-John Perse. Ầ l’époque de Dada et des surréalistes, un poète sérieux et grave camoufle sa paternité en jouant, lui aussi, au farceur.
En tout cas, à choisir entre les destinées du monde et l’œuvre qu’il porte en lui, sa décision est prise : un haut fonctionnaire ne peut pas avoir deux vies publiques. Désormais, la politique au plus haut niveau accapare Alexis Léger.
Diplomate livré à l’actualité mais poète masqué, il s’installe pour toujours dans une double vie.
Ses missions seront nombreuses, il devient un personnage important de la III° République. Ầ la Société Des Nations, c’est lui qui négocie le pacte franco-soviétique, élabore un Traité de renonciation générale à la guerre. En 1930 il travaille à « La nécessité d’organiser l’union européenne », titre d’un rapport qu’Aristide Briand présente à la SDN sous forme d’un Mémorandum sur l’organisation d’une union fédérale européenne. Travail prémonitoire, toujours d’actualité, qui montre ce que Léger avait compris avant Jean Monnet, qui s’en inspirera pour fonder l’Europe en 1950.
Devenu Secrétaire Général du Quai d’Orsay, en 1938 il joue un rôle déterminant dans les accords de Munich, où Hitler lui aurait dit « je sais que vous faites de belles poésies. » Deux photos le montrent aux côtés des dictateurs, puis de Goering et Ribbentrop : ceux qui l’accuseront de sympathies nazies auraient dû scruter, sur ces images, le visage torturé du diplomate français, le regard dramatique qu’il jette sur Hitler et Mussolini. Ầ la défaite de 1939, il rejette la paix de l’armistice et se voit révoqué par Paul Reynaud pour bellicisme. Alors il fuit, se réfugie aux États-Unis, pour apprendre qu’il a été déchu par le gouvernement de Vichy de sa nationalité française, ses biens confisqués, ses manuscrits détruits.
A-t-il été limogé à cause de Munich comme défaitiste, ou pour son refus de la défaite – ou pour l’un et l’autre ? Est-il pacifiste, ou belliciste ? Sympathisant allemand ? Mais alors, pourquoi Pétain le condamne-t-il en même temps que De Gaulle, et comme lui ?
Qui donc était Alexis Léger ? Européen, ou nationaliste ? Pro-allemand, mais refusant de capituler devant Hitler ? Opportuniste, ou clairvoyant ? Lâche et fuyard, ou courageux et résistant ?
Toujours, brouiller les pistes sera sa marque de fabrique. C’est qu’il veut n’être rien d’autre qu’un serviteur de l’État légitime, obstinément, viscéralement attaché aux formes de la légitimité. Plus tard, il dira : « Pendant la guerre, je n’avais pas à choisir entre un traître, et un usurpateur. »
Des millions de français, pris comme lui dans la tourmente, ont connu ce même déchirement entre légitimité et aventure. C’est son triomphe final qui fera de l’aventurier De Gaulle un sauveteur acclamé par les français. Son succès arraché de haute lutte l’a rendu légitime, un échec eût confirmé son statut d’usurpateur.
Alexis Léger était-il, lui-même, de ceux qui mangent au râtelier ? A-t-il fui par lâcheté ? Quand De Gaulle lui écrit en 1942 pour lui demander de rejoindre le mouvement de la France Libre, il lui répond depuis Washington :
« Mon Général, je vous remercie de la confiance que vous voulez bien me témoigner : elle m’assure de la franchise avec laquelle je puis vous répondre. Si j’étais militaire, je serais depuis longtemps avec vous dans l’action que vous menez pour la libération de la France. Mais je suis diplomate de métier et je ne saurais m’associer à votre activité… Ce serait inopportun pour votre mouvement de la « France Libre », et ce serait contraire à la conception que je me fais de moi-même. Nul ne garde plus que moi le souci de ménager le prestige et l’autorité morale de ce mouvement qui a suscité déjà tant d’héroïques sacrifices, et dont j’espère qu’il donnera à la France des titres, à l’heure du règlement final. » Et d’assurer De Gaulle « de sa haute considération et de ses vœux sincères. »
Aucune connivence avec ces français qu’il méprise déjà pour s’être couchés devant l’ennemi. Une indéniable sympathie pour la Résistance, mais l’impossible compromission avec des voies qu’il juge illégitimes. Cette solitude hautaine sur une crête étroite, il se l’imposera jusqu’au bout. Il sait que le poète n’a pas à expliquer son poème, que seule la contradiction est fructueuse en ses mouvements mystérieux. En politique comme en poésie, il n’explique rien. Il s’établit durablement dans une distance, qui est celle du visionnaire. Désormais, son masque ne le ne quittera plus :
Et l’homme au masque d’or
Se dévêt de son or en l’honneur de la mer.
Pendant ses 17 années d’exil aux USA, il sera l’absent par excellence. Il s’y fait pourtant de puissants amis : le poète Archibald MacLeish qui lui obtient un poste alimentaire à la Library of Congress de Washington. Francis Biddle, Ministre fédéral de la Justice, qui le reçoit occasionnellement dans sa propriété du Maine. Il entreprend une immense correspondance : littéraire avec Gide, Claudel, Caillois, Paulhan, Max-Pol Fouchet, T.S. Eliot, Supervielle. Mais aussi politique avec son ami Léon Blum, Herriot, Churchill à qui il écrit : « J’ai été heureux de vous revoir ici ; heureux de vous retrouver, humainement, le même, au sommet de ce drame universel dont vous portez si hautement honneur et charge. » Avec Roosevelt, à qui il écrit avant les accords de Yalta : « Le dépôt est entre vos mains ; c’est le dépôt même de la confiance française, sur lequel est gagé, pour longtemps, le véritable rapport moral, de peuple à peuple, qui lie démocratiquement la France à l’Amérique. »
Soigneusement sélectionnée par lui, parfois un peu trafiquée, cette correspondance occupe mille pages de l’édition de La Pléiade.
Mais pendant l’exil il va aussi voyager aux États-Unis, et naviguer longuement sur la côte est. La mer, le vent, les étendues sauvages achèvent en lui ce que le désert de Gobi avait commencé : il retourne à la botanique, à la géologie, à la minéralogie, toutes sciences qui trouvent un écho dans sa poésie, accentuant encore son caractère ésotérique. Il écrit Exil, qui porte la marque du désespoir :
Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,
l’été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies
et, sur toutes grèves de ce monde,
l’esprit du dieu déserte sa couche d’amiante, et les poèmes de la nuit avant l’aurore répudiée, l’aile fossile prise au piège de l’ambre jaune.
Curieusement, il n’entretient alors aucune relation avec deux autres français exilés comme lui et comme lui visionnaires, Saint-Exupéry qui vit entre 1939 et 44 à New York où il écrit Le Petit Prince, Lettre à un otage et l’esquisse de Citadelle, et Marguerite Yourcenar qui vit également à New York où elle mûrit les Mémoires d’Hadrien, avant de s’installer sur la côte est, dans le Maine, en 1950.
Après Exil, il écrit Vents :
C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
de très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
en l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toute la face des vivants !
Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,
et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
c’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses.
Prodigieux poème cosmique, dont l’insupportable Roger Peyrefitte, ivre de jalousie à son égard, dira un jour : « Quand Perse allait mal, il lâchait des vents. » Ce qui semble prouver que l’auteur des Amitiés Particulières et des Ambassades n’avait jamais dépassé le niveau affectif du CM2.
Il consacre plusieurs années à l’écriture de Amers, sans doute son œuvre la plus monumentale, torrent impétueux et prolixe, déroutant et fascinant, dominé par la présence de l’océan :
Et vous, Mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laisserez-vous un soir aux rostres de la Ville, parmi la pierre publique et les pampres de bronze ?
La Mer en fêtes sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes – la Mer elle-même notre veille, comme une promulgation divine…
La mer, en nous, portant son bruit soyeux du large.
La publication de Amers coïncide avec son retour en France, en 1957. Réhabilité, rétabli dans sa citoyenneté française, pourquoi est-il venu assister à l’agonie d’une IV° République qui l’écœure ? Vivre au milieu de ces français, dont je soupçonne qu’il les méprise à nouveau pour avoir consenti au putsch de De Gaulle en 1958 ? De Gaulle, dont il dira alors qu’il « appartient à la paléontologie » ?
Marié à une riche américaine, où donc ce Robinson Crusoé moderne va-t-il échouer sa barque ? Il finira par s’établir sur la presqu’île de Giens, en face de Porquerolles, à cause de l’éloignement et de la solitude qu’il y trouve. Car il dira à qui veut l’entendre qu’il « hait la Méditerranée », berceau d’une rationalité à laquelle il échappe par toute son œuvre poétique.
Pour le volume de La Pléiade paru en 1972 et entièrement composé par lui, il rédige lui-même sa biographie, parlant de soi à la troisième personne comme Jules César dans la Guerre des Gaules. Recomposant avec complaisance les racines anciennes (et plus que douteuses) de sa famille coloniale, donnant sa version toute personnelle d’une carrière politique où, comme Tintin, il est toujours du côté des bons. Énumérant avec gourmandise ses hautes relations – écrivains, musiciens, hommes politiques -, et les distinctions littéraires dont il fut l’objet pendant son exil, mais jamais de la part de ses compatriotes.
La reconnaissance et la gloire lui viennent enfin avec le prix Nobel de poésie qui lui est attribué en 1960. Personne au monde n’est surpris, sauf l’entourage du général De Gaulle, Malraux qui le déteste, et le public français. Après Gide, Mauriac ou Camus qui l’ont reçue, c’est la première fois que cette récompense mondiale est conférée à un poète qui n’est ni compris ni reconnu dans son propre pays. Quatorze gouvernements le féliciteront officiellement : le gouvernement français ne figure pas parmi eux.
La première phrase de son discours de réception devant l’Académie Nobel mérite d’être citée, car elle finit peut-être d’éclairer l’homme qui la prononce :
J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.
Accepte-t-il l’hommage ici rendu à la poésie… ou bien l’hommage enfin rendu à sa personne ? Cet hommage, a-t-il hâte de le restituer à la poésie… ou ne le retient-il pas au passage pour lui, le savourant avec délectation ? Amoureux de l’œuvre, je ne partage pas l’avis de ceux qui voient en elle des « chants gonflés à l’hélium du mot rare. » (1) Mais je pose la question sur l’homme : jusqu’où allait la paranoïa de Saint-John Perse ?
Vous savez qu’une certaine dose de paranoïa permet seule à chacun d’entre nous de faire face aux agressions de la vie. Devenue pathologique, elle s’exprime par un sentiment de persécution universelle, et l’exaltation consécutive de l’Égo. Condamné, exclu et banni, Saint-John Perse l’a été plus qu’un autre. Ayant une « haute conception de lui-même », farouchement conscient d’être unique dans sa propre valeur, son Égo est indéniablement massif : ne laisse-t-il pas entendre à De Gaulle que s’il ne le rejoint pas, c’est pour ne pas lui faire de l’ombre ?
Mais… quand la paranoïa donne naissance aux chefs d’œuvres de l’esprit et de l’âme. Quand, du sein de son enfermement, s’ouvre une fenêtre d’où jaillit la création, je dis qu’elle est heureuse, bienvenue, et peut-être même nécessaire à celui qui s’installe devant une page blanche pour faire advenir un monde nouveau de l’imaginaire, de la pensée, du sentiment humain. Saint-John Perse d’ailleurs l’avoue à mi-mot dans la suite de son discours du Nobel :
La dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique, et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète… Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme [à la fois matérielle et spirituelle]. Et c’est assez, pour lui, d’être la mauvaise conscience de son temps.
Dissociation, en chacun de nous, entre l’humain collé à la glaise, embourbé dans le matériel, et une possible ouverture au mystère qui nous transcende. Poète indivis, Saint-John Perse échappe à cette dissociation par l’acte poétique qui est recherche d’unité, et unité réalisée. Jamais il ne dira, comme De Gaulle, que « les français sont des veaux » : son mépris pour ses compatriotes qui l’ignorent, il le manifeste en s’installant dans sa posture d’homme seul, de résistant contre l’épicerie démocratique, la poésie du tract, le lyrisme de boulevard, la littérature dégoulinante de sentiments, la philosophie des kiosques à journaux.
Voici comment, dans Vents, il se décrit face à la débâcle et à l’effondrement français :
Ha ! oui, toutes choses descellées, toutes choses lacérées ! Et l’An qui passe, l’aile haute !… C’est un envol de pailles et de plumes !
L’impatience encore est de toutes parts. Et l’homme étrange [c’est lui], de tous côtés, lève la tête à tout cela : l’homme au brabant sur la terre noire, le cavalier en pays haut dans les polypes du ciel bas, et l’homme de mer en vue des passes. Tête nue devant sa porte, il voit la Ville, par trois fois, frappée du signe de l’éclair – un golgotha d’ordures et de ferrailles, sous le grand arbre vénéneux du ciel !
Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée !
Il est témoin de la fin d’un monde : Tout à reprendre !, de son impuissance d’homme, mais du pouvoir de la poésie : Tout à redire !
Pendant les quinze dernières années de son existence il ne se mêlera pas à la vie de la cité, prolongeant en France cet exil qui l’a construit, et par lequel il se définit.
Il n’avait pas tort de se considérer comme le dernier des poètes français, car il l’est, et des plus grands. Mais il n’a pas compris qu’après le temps des cataclysmes mondiaux, la poésie avait quitté le cercle du petit nombre de ceux qui pouvaient seuls la goûter, pour s’exprimer et s’installer ailleurs, dans la chanson qu’on entend dans sa cuisine en épluchant les légumes. La chanson, qui rassemble les foules et, de là, court de rue en rue, de théâtre en barricade sanglante. Car :
Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes aient disparu,
leur chanson, court toujours, dans les rues.
Après lui, le flambeau de la poésie française ce sont les Trenet, Léo Ferré, Brassens, Jean Ferrat, Jacques Brel, Alain Souchon, Laurent Voulzy, qui l’ont repris. Et dans la veine non-figurative qui fut la sienne, Gainsbourg et (peut-être ?) quelques rappeurs de talent.
Vieil homme désabusé, après le prix Nobel il ne publiera plus de grande œuvre, sauf Chronique, pour laquelle j’ai une affection particulière :
Grand âge, nous voici. Fraîcheur du soir sur les hauteurs, souffle du large sur tous les seuils, et nos fronts mis à nus pour de plus vastes cirques…
Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous suit, à hauteur du front d’homme.
Lève la tête, homme du soir. La grande rose des ans tourne à ton front serein. Le grand arbre du ciel, comme un nopal, se vêt en Ouest de cochenilles rouges.
Si ce grand narcissique qui disait que « la personne de l’auteur n’appartient pas au lecteur », s’il suscite un malaise indéfinissable, c’est qu’en se masquant obstinément, il s’est voulu au-dessus de toute définition. Au crépuscule de sa vie, Chronique laisse enfin percer la tendresse, tendresse du poète envers lui-même, tendresse pour ses compagnons de route si volontairement et durement tenus à l‘écart. C’est peut-être parce qu’il consent enfin à entrevoir, derrière les forces telluriques et cosmiques devant lesquelles il se tient depuis son enfance, un au-delà. Une transcendance, qu’il ne nomme pas : ce païen absolu, qui se refusait à diviniser même la Nature, semble contraint de reconnaître en elle une Présence qui la dépasse – et qui le dépasse, lui.
Grand âge, vous mentiez : route de braise et non de cendres. Le temps que l’an mesure n’est point mesure de nos jours.
Grand âge, nous voici. Rendez-vous pris, et de longtemps, avec cette heure de grand sens. Le soir descend, et nous ramène, avec nos prises de haute mer. Il est temps de brûler nos vieilles coques chargées d’algues.
Grand âge, vois nos prises : vaines sont-elles, et nos mains libres. La course est faite et n’est point faite. La chose est dite et n’est point dite. Et nous rentrons chargés de nuit, sachant de naissance et de mort plus que n’enseigne le songe d’homme.
Et ceci est à dire : nous vivons d’outre-mort, et de mort même vivrons-nous. Et Dieu l’aveugle luit dans le sel et dans la pierre noire, obsidienne ou granit.
Je vous remercie de votre héroïque attention.