LE CHIEN DE DIEU

J’avais 21 ans quand on m’a organisé un stage d’été dans le laboratoire d’une société agroalimentaire à Slough, près de Windsor (Angleterre) où je logeais dans un petit hôtel. De ma fenêtre je pouvais voir, de l’autre côté de la rue, l’entrée d’un estate très chic, très old England : un demi-cercle pavé pour l’éventuelle arrivée des carrosses, dominé par une haute porte de bois massif. Encadrée de granit, majestueuse, cette porte avait quelque chose de solennel et vaguement hostile. Jamais je ne la voyais s’ouvrir, elle semblait rendre l’intérieur de l’estate et son intimité à la fois lointains et inaccessibles.

Sur le pavé, chaque matin face à la porte fermée, il y avait un chien qui avait assurément passé la nuit en ce lieu, dans le froid et l’obscurité. Accroupi, ses pattes ramassées sous lui, il restait éveillé, en alerte, et semblait prêt à bondir à tout instant. Mais il demeurait immobile des heures durant, totalement absorbé par la contemplation de la porte fermée et silencieuse. Au point que si des chiens maraudeurs venaient tourner autour de lui, il ne leur prêtait aucune attention. Connaissant les chiens, je m’étonnais de cette posture dans laquelle il semblait comme abîmé devant une porte muette et peu avenante.

Et puis soudain, ô surprise, il se redressait et sa queue se mettait à frétiller de joie, comme s’il avait entendu, de l’autre côté de la porte, un bruit qui comblait sa longue attente. Un bruit que lui seul avait perçu semblait-il, et qui le remplissait de bonheur.

Et je compris : ce bruit qu’il avait entendu, c’étaient les petits échos de la vie de son maître derrière la haute porte. Ce qu’il avait discerné dans le silence, c’était la présence de son maître. Qui se manifestait par moments, discrète et inaudible pour un chien moins vigilant, moins concentré que lui sur l’objet de son attente.

Ces bruits derrière la porte fermée, ces signes imperceptibles à tout autre oreille que la sienne, ils étaient la récompense de la patience du chien. Longtemps il avait guetté une preuve que son maître était là, vivant. Et quand parfois la porte s’entrouvrait, quand le maître, sans se faire voir, lui disait quelques mots, lui parlait – à lui, le chien ! – alors il fallait voir la fête que c’était, les débordements de jubilation, les bonds, les transports de joie.

Puis la porte se refermait, et c’était à nouveau l’attente. L’attente d’un petit bruit venant du maître derrière le silence du froid obstacle qui se dressait devant le chien. Mais désormais il savait. Il savait que le maître est là, qu’à nouveau il lui parlera quand il lui plaira d’entrouvrir la porte. Et qu’un jour sa place, à lui le chien, sera d’être bien au chaud couché aux pieds de son maître tant aimé, tant espéré. Ȧ l’intérieur de l’estate où la famille, émue de compassion, l’aura enfin fait rentrer. Et ce bonheur, il l’anticipait dans sa longue, sa persévérante, sa silencieuse attente de chien devant la porte fermée.

Je suis le chien de ‘’Dieu’’. Attentif aux petits signes de sa présence – et avec les années qui passent, il semble que je les entende un peu plus souvent, un peu mieux qu’avant. Je suis le chien couché devant la porte fermée, dans le silence nocturne de ‘’Dieu’’. Et rempli de joie quand je perçois, ici ou là, le son étouffé de sa voix. Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais je sais qu’il le dit.

Un jour, sûrement, j’entendrai tout, je comprendrai tout de mon Maître. En attendant je sais qu’il est là, derrière le silence de la nuit. Je sais que la porte s’ouvrira, que je quitterai un jour la rue froide et inhospitalière pour pénétrer, enfin, à l’intérieur de sa demeure.

Et que j’y aurai ma place préparée chez lui – chez moi.

J’attends, et cela suffit à mon bonheur de chien.

                                                                                      M.B. 1er déc. 2023
P.S. : On m’a dit que les « maraudeurs » qui cherchaient à distraire mon chien de son attente n’étaient autres que les démons, acharnés – comme on sait – à nous nuire.

17 réflexions au sujet de « LE CHIEN DE DIEU »

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  2. Nadab

    Effectivement, l’homme ne peut rien mériter de Dieu. L’offrande de Caïn n’a pas été acceptée. Dieu lui a simplement recommandé d’être patient et maître de lui. On connaît la suite de l’histoire.
    Et Jonas, ce perpétuel mécontent, ne s’attendait-il pas à voir détruits sous ses yeux les habitants de Ninive, la grande ville ennemie. Il a eu simplement pour l’ombrager ce petit arbre inconnu dont on traduit souvent le nom par ricin. Le mot hébreu qui le désigne, présent une seule fois dans le Tanakh, rappellerait plutôt Cain. Et Dieu de ratatiner l’arbrisseau !
    Cette leçon bien utile est répétée chaque année à Yom-Kippour dont le livre de Jonas est le maftir, donc le dernier enseignement.
    Je me suis laissé dire que Jesus lui-même l’avait repris dans la parabole du serviteur inutile.
    L’homme ne peut rien mériter de Dieu. La leçon est dure à avaler, mais on se sent plus léger quand on est sur la voie de l’accepter, même s’il faut la répéter tous les ans, voire plus souvent si nécessaire..
    Merci pour votre joli texte.

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  3. vallet

    Et trouvez vous normal que le « maitre » qui est aussi « Notre Père » laisse le chien (humain) là, dans le froid, la nuit, la faim, accroupi de soufrrance et d’attente juste pour entr’ouvrir sa porte – quelques instants- quelques mots – et le relaisser dans le silence et le froid……….. Ce n’est pas l’image que Jésus nous a appris du « Père » ni du « Maitre » .

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      La réponse de la Bible (elle est dure à entendre) : la souffrance est utile pour nous inciter à demander à notre Père, à crier vers lui. Bref, à (re)devenir enfants. Car « c’est à leurs semblables… ». Voyez la parabole de l’enfant fugueur de Luc 15. C’est la souffrance & le désespoir qui le poussent à se lever pour retourner vers son père. Tant que tout allait bien pour lui, il était très content loin de sa maison !
      Et Jésus… et sa vie d’incompris, et sa mort abominable, le sentiment d’être abandonné de Dieu ! Mais quelle fécondité…
      Son Père et notre Père n’est pas un bisounours.
      Bon vent, M.B.

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  4. ANDRÉ É

    Très belle parabole qui exprime bien certains moments de la vie. Comme il est dit, une seule parabole ne résume pas toute une vie ni un seul mode de vie.
    Au fait combien de fois Jésus a-t’il enseigné par parabole ?

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Jésus enseignait par sentences (à la mode pharisienne) et paraboles. Combien, ? Relisez les évangiles une calculette à la main, et faites le compte.
      M.B.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Un humain, c’est complexe, ça ne se résume pas en une seule parabole !
      Après avoir beaucoup bougé (m’être bcp engagé) extérieurement, j’apprends à bouger intérieurement. O vieillesse amie !
      M.B.

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      1. M.Bon

        Merci pour votre réponse qui répond mieux au Michel Benoit qui m’a effectivement beaucoup apporté par ses écrits et sa vaste expérience vécue…
        Bonne fin d’année.

        Répondre
  5. louis renard

    Bonjour,

    c’est une très belle parabole, mais elle ne nous dit pas si le chien a pu finalement entrer auprès de son maître tant aimé et tant attendu.
    Ce qui est sûr par contre , c’est qu’il restait là des heures durant à attendre.

    Bien à vous
    Louis Renard

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Je ne sais pas, le chien ne m’en a rien dit.
      Nous ne sommes pas dans la  »vision claire », mais dans l’anticipation. C-à-d que nous voyons, au mieux, « comme dans un miroir ». Ou bien à travers la nuit. Mais ce que nous ne voyons pas en clair (ce sera pour après la mort), nous SAVONS que cela est (sans savoir COMMENT cela est). Notre joie est là, dans cette certitude nocturne. Et elle est bien grande

      Répondre
      1. louis renard

        C’est bien cela la foi. C’est certainement ce qu’elle apporte.
        Quand parfois j’ai le sentiment que notre vie ne se résume pas à notre simple matérialité, mais qu’une autre dimension existe, c’est un peu comme si une respiration plus ample s’ouvrait, une autre amplitude à ce que nous sommes, qui souvent peut paraître dérisoire, même lamentable ,mais aussi parfois extraordinaire.
        Malheureusement le doute ne me lâche pas.
        Un jour peut-être…

        Bien à vous

        Louis Renard

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        1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

          C’est bien cela ; un élargissement, un approfondissement. Silencieux et +++ discret.
          Alors le doute se transforme en inquiétude : ne pas confondre l’un et l’autre ! L’inquiétude ne doute plus, elle donne envie d’avancer.
          l’inquiétude est l’une des marques du judaïsme pharisien. Pharisien lui-même, Jésus a connu toute sa vie l’inquiétude. Le « éloï lama sabachtani » n’est pas un cri de doute, mais d’inquiétude.
          Soyez inquiet (de ne pas avancer)
          Bon vent !
          M.B.

          Répondre
    2. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Nous ne sommes pas dans la »vision claire », mais dans l’anticipation. C-à-d que nous voyons, au mieux, « comme dans un miroir ». Ou bien à travers la nuit. Mais ce que nous ne voyons pas en clair (ce sera pour après la mort), nous SAVONS que cela est (sans savoir COMMENT cela est). Notre joie est là, dans cette certitude nocturne. Et elle est bien grande
      Merci, M.B.

      Répondre

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