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PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (II) Le désespoir

          Les révolutions françaises du XIX° siècle avaient fait naître un immense espoir : on changerait le monde, en changeant l’Homme (cliquez) .

          On commença par détruire deux des trois « ordres » féodaux, le premier-ordre ou clergé, le deuxième-ordre ou noblesse. Devenu tout alors qu’il n’était rien (1), le troisième-ordre ou Tiers-état s’engouffra dans l’ascenseur de la Révolution. Puis l’Empire et les Restaurations mirent fin au rêve : on revint pratiquement à la case départ.

          Était-il donc impossible de changer le monde ?

 I. Changer les sociétés ?

           Se produisit alors un bouleversement inattendu, la naissance du capitalisme industriel. L’ex Tiers-état se fractura en deux : d’un côté les patrons, qui investissaient leurs capitaux, et de l’autre les ouvriers qui les faisaient fructifier par leur travail.

          Pour rendre compte de cette mutation, Karl Marx inventa la notion de classes sociales. Son projet révolutionnaire n’était plus focalisé d’abord sur la création d’un Homme Nouveau, mais d’une société nouvelle. L’Homme valant ce que vaut son travail, la classe ouvrière était appelée à prendre le pouvoir en anéantissant la classe possédante.

           Les révolutions du XIX° siècle avaient voulu réhabiliter l’individu par des slogans inspirés du christianisme (cliquez) . Pour celles du XX° siècle l’individu n’était rien, qu’un atome du corps social. On les appela totalitaires, parce qu’elles s’emparaient de la totalité des individus pour les chauffer jusqu’à ce qu’ils fondent, et se fondent dans la masse. Elles ne laissaient aucune place aux inquiétudes morales, spirituelles ou métaphysiques sur la vie, la mort, la rencontre d’une transcendance.

            La naissance, la dictature puis l’écroulement de l’idéologie communiste ont parcouru le XX° siècle, avec son reflet exact, inversé comme dans un miroir, l’idéologie fasciste.

          Deux rêves messianiques et apocalyptiques, de nature identique (cliquez) .

          En principe vaincus par la chute d’un blockhaus puis d’un mur, ces formes du totalitarisme n’ont cessé de ressurgir. Entre autres dans la Révolution Culturelle chinoise ou chez les Khmers rouges, épisodes tragiques qui associèrent explicitement le projet de créer en même temps un Homme Nouveau, et une société nouvelle.

           Toutes les pistes révolutionnaires avaient été explorées, pour s’écrouler en ne laissant derrière elles que ruines et cadavres. Faute d’alternative, le capitalisme triompha jusqu’à vaciller à son tour dans la crise issue des subprimes, qui semble nous mener aujourd’hui dans le mur.

           Lucide, la jeunesse perçut dès le début la profondeur de cet échec planétaire. Elle ne se résignait pas et réclama un autre monde : « This world is over », ce monde-là est fini. Ce furent les vagues successives des mouvements altermondialistes, depuis les Hippies (1968) jusqu’aux Indignés (2011) : on criait dans la rue, puis les voix s’enrouaient de fatigue. Les protestataires finissaient par se soumettre, rentraient dans le système qu’ils retrouvaient inchangé, identique à lui-même.

          Les plus convaincus, les plus généreux tombèrent dans le désespoir : drogue, alcool, violence, terrorisme. Avec le suicide comme arme ultime.

           Dans ce monde qui pourrissait sur pied, il existait pourtant une institution dont le prestige et les moyens étaient encore intacts au milieu du XX° siècle. L’Église catholique aurait pu offrir une alternative aux révolutions manquées, une perspective aux idéaux trahis, une issue aux impasses mortifères : elle finit par reconnaître qu’un monde nouveau était en train de naître (2). Mais ce fut pour rendre les armes devant le capitalisme triomphant, en établissant des digues de protection devant la montée du socialo-communisme égalitaire (3).

          Ce compromis entre réalité et idéal (supposé évangélique) était-il viable ?

          Pouvait-on en même temps accepter le monde tel qu’il est, et chercher à le changer sans rompre totalement avec lui ?

          La « doctrine sociale chrétienne » n’a jamais été appliquée nulle part. L’Église affichait sa « préférence pour les pauvres », mais ne faisait pas pour elle-même le choix de la pauvreté. Quand elle ne se rangeait pas du côté des puissants et des riches, elle assistait en spectatrice à l’étouffement des protestataires, drapée dans un silence assourdissant (4).

          Les indignés de tous bords comprirent vite qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’elle.

           Après la terre, le ciel était désormais vide.

          Et dans ce vide, le monde continuait à tourner, inexorable.

 II. Changer la morale ?

           Commercialisée aux USA en 1966, en France en juin 1967, la pilule contraceptive fut pour le XX° siècle un événement aussi marquant que la révolution industrielle du XIX°.

          Elle a rendu possible la révolution des mœurs, l’irruption du plaisir pour lui-même.

           Entre mai 1968 et l’apparition du Sida en 1982, ce fut une explosion libertaire sans limites. Emmenée par de grands écrivains (Nabokov aux USA, Gide et sa postérité (5) en France), la société occidentale dépénalisa les homosexualités et proclama le droit universel à la liberté sexuelle, quel que soit l’âge. Bref moment d’ivresse, vite tempérée par l’apparition de l’exploitation commerciale des plus faibles livrés aux fantasmes de malades sexuels.

          La diffusion galopante d’un minuscule rétrovirus mit fin au règne du plaisir illimité.

          On légiféra contre les excès de la liberté, on revint au moralement correct, mais le mal était fait : le plaisir avait acquis droit de cité. Un monde nouveau venait de naître.

           Dans cette époque troublée, l’Église catholique aurait pu utiliser son audience pour proposer la réintégration du plaisir dans l’amour. Pour montrer comment l’un et l’autre, quand ils ne sont pas dissociés, sont l’une des voies ordinaires qui mènent à l’expérience directe de la transcendance.

          Au lieu de cela elle tourna le dos au monde nouveau qui se cherchait, s’enferma dans le refus et la condamnation.

           Perdant définitivement la confiance des jeunes, et le peu de crédit qui lui restait. Ils se retrouvèrent seuls pour gérer leurs vies affectives, sans conseils, sans repères, sans horizons.

          Heureusement pour eux et pour nous, l’amour est à lui-même son propre horizon.

           L’effacement des Églises du champ de la conscience morale accompagnait la maturité du Nouveau Monde : un monde décidé à « s’en sortir tout seul », sans maîtres ni horizon transcendant, en même temps qu’il était effrayé par la disparition des guides et des porteurs d’idéaux traditionnels.

          N’apercevant rien, ni personne, capable de remplir ce vide qu’il préférait ignorer ou éviter du regard, tant il est angoissant. Mais vers lequel il marchait les yeux fermés.

 III. Une nouvelle spiritualité ?

           Pendant 17 siècles, ce sont les Églises chrétiennes qui ont eu le monopole de la transcendance, et des moyens d’en faire l’expérience.

          Prisonnier de son héritage juif, le christianisme évangélisa les peuples à coup de liturgies et de prières vocales. « As-tu dit ta prière ? » : prier, c’était réciter des formules.

          Même les moines, fers de lance de l’évangélisation, se voyaient fixer par leur Règle un objectif quantitatif : plus on marmonnait de psaumes, mieux on se rapprochait de Dieu (cliquez) .

            Il y avait eu pourtant en Orient des Maîtres pour enseigner l’Hésychia, en Occident d’autres qui parlaient d’Oraison, ces deux formes de la prière silencieuse. Mais ils ne franchissaient pas le cercle des initiés, et surtout aucun n’expliquait de façon simple, claire et efficace comment parvenir au silence intérieur, porte d’entrée de la rencontre avec la transcendance.

          L’Occident se tourna alors vers l’hindo-bouddhisme, pour découvrir que tout y était dit et expliqué de façon lumineuse, dans un contexte anthropologique et cosmologique totalement différent du christianisme. Et infiniment plus cohérent avec l’expérience, la raison et la science.

          L’Église, seule à posséder la vérité, ignora splendidement ce champ de l’expérience spirituelle. Les meilleurs de ses fils se détournèrent d’elle pour aller défricher, chez les Maîtres orientaux, les chemins de la rencontre avec l’Ineffable dans le silence de l’esprit et des passions.

           Trois fois orphelin de son passé (socialement, moralement, spirituellement), l’Occident n’a pas aujourd’hui d’autre choix que de prendre ses destinées en mains, seul face à un avenir qu’il n’a plus les moyens de comprendre ni d’imaginer.

          Debout aux frontières des ténèbres, ses veilleurs ne voient-ils rien venir ?

                          M.B., 7 novembre 2011

                                        (à suivre – cliquez )

 (1) Qu’est-ce que le Tiers-état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. C’est le titre d’une brochure de Sieyès qui accompagna le début de la Révolution française.

(2) Encyclique Rerum Novarum (« Un monde nouveau »), 1891.

(3) Après Rerum Novarum, Quadragesimo Anno (Pie XI, 1931), Mater et Magistra (Jean XXIII, 1961) et Centesimus Annus (Jean-Paul II, 1991) marquent les tâtonnements successifs du magistère catholique dans le domaine social, pendant un siècle.

(4) Quand elle ne les condamnait pas s’ils étaient d’inspiration chrétienne, comme la « Théologie de la libération » en Amérique latine.

(5) Au hasard et sans ordre : Radiguet, Bataille, Genêt, Pauvert, Guillotat, Matzneff, Duvert, les surréalistes…

LE CHRISTIANISME, MYTHES ET RÉALITÉ (Conférence au  »Printemps du Verseau »)

          La personne de Jésus fut à l’origine de la chrétienté occidentale et de sa domination mondiale pendant 17 siècles. Le déclin de ce système à la fois idéologique et politique s’est accéléré au cours du XX° siècle. Quel enseignement peut-on en tirer, dans un Occident qui vit sa plus grave crise d’identité depuis les invasions barbares des IV° et V° siècle ?

           Pour répondre à cette question j’ai choisi de balayer large et d’être bref, laissant la place à un échange qui permettra de préciser et d’approfondir.

 I. Comment peut-on savoir qui était Jésus ?

           Jusqu’à une époque récente, le fondateur présumé du christianisme n’était connu que sous le nom de « Jésus-Christ » ou « le Christ ».

          On sait maintenant que cette appellation est née en Syrie, autour de Paul de Tarse, un peu avant l’an 45. Jusque là Jésus, mort en avril 30, était appelé par son nom, « Ieshua fils de Joseph ». La rapide transformation de Jésus en « Christ » marque la première étape de sa métamorphose en Dieu, accomplie dans les Églises fondées par Paul puis par le dernier rédacteur de l’Évangile dit « selon St Jean ». Parachevée entre l’an 90 et 100, cette divinisation de Jésus, gravée dans le Nouveau Testament, est devenue le socle inamovible du christianisme.

           Peut-on retrouver le visage de Jésus derrière l’icône sacralisée du Christ ? Impensable à l’époque de la chrétienté triomphante, cette entreprise a été amorcée au XIX° siècle par des chercheurs protestants, auxquels se sont joints ensuite des catholiques et des juifs. Leur labeur immense, pluridisciplinaire, a produit des fruits aujourd’hui incontestés.

           Ils ont d’abord mis au point une méthode, l’exégèse historico-critique, à l’aide d’une boite à outils : papyrologie, épigraphie, linguistique, analyse comparée des textes, de leur forme littéraire, de l’histoire de leur rédaction et de leurs sources. Le tout replacé dans le contexte historique qui a vu émerger chacun de ces textes.

          Au début, il y a donc eu des recueils de « paroles de Jésus », comme cet Évangile de Thomas découvert en 1945 à Nag Hammadi et qui contient 114 courts paragraphes, regroupés sans aucun ordre. Ces recueils ont d’abord circulé de communauté en communauté, et très vite le besoin s’est fait sentir d’insérer ces paroles, et quelques événements marquants de la vie de Jésus, dans un récit organisé d’allure chronologique. Ce sera l’évangile selon Marc, qui apparaît avant l’an 70 – date charnière, la destruction du Temple de Jérusalem. Il débute par la rencontre entre Jean-Baptiste et Jésus au Jourdain, et se termine avec sa mise au tombeau au soir du 7 avril 30.

           Après l’an 70, on a rajouté à ce texte un récit de la découverte du tombeau vide et des apparitions du crucifié, l’annonce faite par Jésus de la destruction du Temple, et quelques phrases qui tiennent compte de sa divinisation, dont l’idée commençait à s’imposer.

          L’évangile selon Marc a connu un vif succès, qui a provoqué une inflation galopante d’entreprises similaires : environ 50 à 60 évangiles et Actes apocryphes, dans lesquels les imaginations délirantes des conteurs orientaux brodaient à l’envie sur le « mythe Jésus » en train de se former.

           En plus de Marc, deux de ces évangiles ont été retenus par l’Église : celui de Matthieu, écrit sans doute en Judée et d’abord en araméen. Puis celui de Luc, écrit en Syrie et en grec. Chacun d’eux s’inspire de l’évangile de Marc et y ajoute sa touche personnelle. Mais comme c’était la coutume dans l’antiquité, il fallait que la vie du héros commence par une enfance merveilleuse : on a donc inventé le récit de la naissance miraculeuse et des premiers pas de l’enfant Jésus, ce sont les chapitres 1 et 2 de Matthieu et Luc, le folklore de nos Noëls d’antan.

 II. L’ombre du « disciple bien-aimé »

           Une génération plus tard, apparaît en Asie Mineure un quatrième évangile, attribué à l’apôtre Jean. Sa version finale est fixée tardivement, vers l’an 100. C’est dans cet évangile que Jésus est le plus clairement divinisé, et c’est pourquoi il ne sera guère cité comme autorité avant la fin du II° siècle.

          Mes recherches m’ont conduit à retrouver, à l’intérieur de ce IV° évangile, l’écrit d’un disciple de Jésus dont l’existence a été soigneusement gommée de la mémoire chrétienne : le « disciple que Jésus aimait », un treizième apôtre donc, dont le témoignage visuel se trouve noyé dans le texte que nous connaissons. C’est le seul récit de première main que nous possédions de la part d’un témoin oculaire des événements qu’il raconte. Contrairement au souvenir de son auteur il n’a pas été supprimé, mais enrobé dans le texte final du IV° évangile.

          Mes lecteurs connaissent ce personnage, sur lequel j’ai même écrit un roman, Le secret du 13° apôtre (cliquez). Ensuite, j’ai tenté d’extraire son témoignage du texte du IV° évangile, entreprise délicate mais féconde puisqu’elle décrit Jésus avant sa transformation en Christ. Ces travaux ont peu de chance d’être portés à la connaissance du grand public : pourquoi ?

 III. Le mythe et la réalité

           Parce que très vite, la personne de Jésus a donné naissance à un mythe, qui est à l’origine du christianisme et de notre civilisation.

          Un mythe, c’est un récit qui a pour ambition de répondre aux grandes questions que chacun se pose, depuis les origines de l’humanité. D’où venons-nous, où allons-nous ? Mais surtout, quelle est la signification de la mort inéluctable ? Met-elle un terme final à la vie ? Et sinon, quelles perspectives ouvre-t-elle ?

           Au 1° siècle de notre ère, le plus célèbre de ces mythes était celui d’Orphée. Orphée affronte la mort par amour pour Eurydice, il descend aux enfers et en ressort triomphant. C’est une résurrection, que connaît aussi Mithra, l’autre mythe populaire de l’époque. Mithra affronte le taureau, le tue, se purifie dans son sang et vit ensuite pour l’éternité. Le culte de Mithra, véhiculé par les légionnaires romains, comportait un rite très proche de l’eucharistie chrétienne, au point que certains y ont vu l’origine païenne de ce sacrement.

           La grande question était donc l’interrogation sur la mort. C’est un penseur génial, Paul de Tarse, qui va dès ses premières lettres théoriser l’idée chrétienne de résurrection. Écrites autour de l’an 50, ses Épîtres aux Thessaloniciens affirment que la mort a été vaincue, puisque Jésus est ressuscité des morts 36 heures après avoir été mis au tombeau.

          Le judaïsme populaire, pharisien, enseignait qu’une résurrection des morts aurait effectivement lieu mais à la fin du monde, lors du « grand jour » conçu comme une seconde création où chacun serait recréé pour ne jamais plus mourir, comme Adam avant sa chute du Paradis. Mais l’idée d’une résurrection immédiate, d’une vie après la mort sans attendre la fin du monde, cette idée-là était étrangère au judaïsme. Elle va connaître un succès foudroyant, parce qu’elle répondait (comme les mythes d’Orphée et de Mithra) aux angoisses et aux aspirations de l’époque.

          Le raisonnement de Paul est simple : « Chacun de vous ressuscitera, puisque Jésus est ressuscité le premier. » Et ce sont ses disciples qui concluront : « Si Jésus est ressuscité, c’est parce qu’il était Dieu : seul Dieu peut se ressusciter lui-même ».

          Lancée par Paul, l’idée de résurrection (et donc de divinisation de l’Homme, cliquez) va faire son chemin, mais il faudra attendre le IV° siècle pour que la divinité de Jésus soit formellement définie au concile de Nicée, dans un texte qui est à l’origine du Credo des chrétiens.

          Non sans réticences d’ailleurs, dont la plus connue est l’arianisme, sauvagement combattu par l’Église devenue majoritaire dans l’Empire. L’exégèse historico-critique était inconnue d’Arius : elle montre qu’il avait vu juste, que jamais Jésus n’a prétendu être de nature divine, chose impensable pour un juif. Elle montre aussi comment, peu à peu, sa divinisation s’est imposée à partir de quelques courts passages des évangiles en même temps que des écrits attribués à Paul.

 IV. Pourquoi le mythe chrétien s’est-il imposé ?

           Le succès du christianisme fut rapide, puisqu’en l’an 381 il devint religion officielle de l’Empire. Depuis lors, le sabre et le goupillon ont été tenus dans la même main, celle du pouvoir politique. Plus tard le théologien de Charlemagne, Alcuin, a mis au point la notion du monarque de droit divin, partout en vigueur jusqu’à la Révolution française. Comment en est-on venu là ?

          Jésus s’était dressé contre l’Église de son temps, le pouvoir des dignitaires pharisiens et sadducéens de Jérusalem. Mais il a refusé d’adopter l’attitude violente prônée à leur égard par les activistes zélotes, de s’associer à leur rêve d’un coup de main armé sur le Temple pour le purifier des collaborateurs juifs. Il est le tout premier à avoir enseigné, et mis en pratique, ce qu’on appellera après Gandhi la non-violence active. Ce faisant, il a aussi été le premier à défendre la séparation des pouvoirs religieux et civil, que nous appelons aujourd’hui la laïcité.

          Ce double choix, inédit à son époque, lui vaudra d’être considéré comme un allumeur sans feu par ses disciples, qui le trahiront parce qu’ils ne comprenaient pas son refus de s’engager dans le combat politique et sa violence.

           Sur ce point essentiel, c’est encore Paul de Tarse qui a amorcé le virage décisif : « ceux qui exercent l’autorité, écrit-il, la tiennent de Dieu ». Les chrétiens doivent donc leur être soumis en tout, sauf en leur conscience. Les esclaves serviront leurs maîtres sans se rebeller, ce qui ne les empêchera pas d’être chrétiens au fond du cœur.

          Paul a ainsi permis au christianisme de s’intégrer dans la société civile telle qu’elle était, d’en assumer toutes les tares et les injustices – que nous appelons aujourd’hui des violations des Droits de l’Homme. Ce faisant, il a tourné le dos à l’enseignement de Jésus.

          Mais l’intégration des chrétiens dans leurs sociétés respectives a eu une conséquence qu’il ne pouvait imaginer : plus tard, des évêques de Gaule et d’Italie vont utiliser leur pouvoir pour tenter de christianiser ces sociétés, qui étaient d’ailleurs en décomposition. Ils les ont fait évoluer vers ce qui deviendra la chrétienté, acceptation de la Cité des hommes telle qu’elle est, avec ses tares, afin d’essayer de la transformer vaille que vaille en Cité de Dieu.

           Pourtant, Jésus n’avait jamais dit qu’il acceptait notre monde tel qu’il est, et qu’il souhaitait le faire évoluer. Il a dit, avec force, que pour lui ce monde était fini, qu’il était arrivé à son terme et qu’il en proposait un autre, totalement différent, fondé sur d’autres valeurs.

          Un autre monde, un Royaume bâti autrement que ceux qu’il avait sous les yeux.

          Initiateur de la non-violence et de la laïcité, Jésus a donc été le tout premier des altermondialistes. Déjà de son vivant, il n’a pas été compris : quand il parlait devant eux de « Royaume de Dieu », les disciples qui l’entouraient entendaient « pouvoir au nom de Dieu » – ce qui n’est pas la même chose.

          Le mythe chrétien s’est imposé parce qu’il s’est révélé compatible avec le pouvoir des sociétés de domination, d’exclusions réciproques et de règne de l’argent. Les chrétiens ont prétendu transformer ces sociétés de l’intérieur, sans sortir de leur cadre : ils se sont coulés dedans. Le résultat, nous le voyons dans l’Histoire comme dans l’actualité la plus récente.

          Tandis que Jésus, lui, rêvait à une autre société, par le renversement total des valeurs qui dirigent ce monde.

 V. Posséder : la richesse et le partage

           Contrairement aux prophètes juifs ses devanciers, il n’a pas dénoncé les excès du capitalisme sauvage qui régnait à son époque, il semble même s’en être accommodé. Il fait l’éloge de ceux qui gèrent bien leur fortune ou leur carrière. Il ne s’élève pas non plus contre la pratique de l’esclavage, ne dénonce pas la politique de collaboration des roitelets juifs avec l’occupant. Car c’est par son choix de vie, plus que par ses déclarations, qu’il a rejeté l’argent et le pouvoir qui l’accompagne. Il a abandonné le cocon d’une famille relativement aisée, son métier, sa position de petit notable local, pour se lancer sur des chemins de hasard et vivre d’aumônes, ne possédant pas même une pierre sur laquelle poser sa tête. Il a tourné le dos à une société dans laquelle il était non seulement solidement établi, mais reconnu et respecté.

          Et à chaque fois que l’occasion se présentait, il a invité ses amis – il les a amicalement obligés – à partager leur richesse avec plus pauvres qu’eux.

           Sa décision de tourner le dos à la société a été individuelle, elle n’engageait que lui et ceux qui choisissaient de le suivre. Mais elle s’accompagnait d’un appel constant au partage, soit par des actes (la distribution des pains), soit par des injonctions (la rencontre avec Zachée). (Voyez Dans le silence des oliviers)

          S’était-il déjà rendu compte que tout programme de partage et de justice sociale, s’il est proposé à une société plurielle et libérale, est voué à l’échec ? Il n’a pas écrit un manifeste, comme les socialistes du XIX° siècle. Son manifeste, c’était sa façon de vivre, la rupture totale qu’il a choisi d’adopter. C’était le mode de vie d’un individu, qui a cru pouvoir faire naître un autre monde en commençant par vivre lui-même autrement.

          Sa vie est une parabole muette, mais éloquente.

           Logique avec lui-même, il n’a créé aucune structure, religieuse, politique ou sociale, destinée à promouvoir ou à mettre en œuvre son message.

          C’est seuls contre tous que les prophètes ses devanciers avaient affronté les lourdeurs de leurs sociétés : comme eux, il a choisi l’action individuelle, la force significative des gestes symboliques. Il a fait confiance à la puissance d’une contagion de proche en proche, par l’exemple : « Comme j’ai fait pour vous, faites aussi pour les autres. »

           Pendant les toutes premières années du christianisme, à Jérusalem les apôtres ont tenté de suivre cet exemple. Consigne fut donnée à chacun des nouveaux convertis de renoncer à tous leurs biens : mais c’était pour les déposer aux pieds des apôtres, qui en disposaient à leur gré. Sans parler des dissimulations de patrimoine, ce système s’est révélé être un fiasco si total que Paul a été obligé d’organiser une collecte dans tout l’Empire, pour venir en aide à l’Église de Jérusalem sinistrée.

          S’ils avaient médité cette toute première expérience de communisme, ceux qui se sont réclamés de Karl Marx pour imposer un système, qui profitait surtout aux dirigeants du Parti, nous auraient épargné bien des souffrances.

          L’Église catholique a retenu la leçon : dans les siècles suivants elle s’est fort bien accommodée des richesses de ce monde, dont elle a su profiter, laissant à quelques religieux le soin d’en distribuer les miettes aux pauvres.

 VI. Mort de l’utopie ?

           Vous comprenez pourquoi la redécouverte du prophète galiléen et de son enseignement par le geste et la parole a peu de chances de transformer le christianisme tel qu’il a évolué jusqu’à nous, et nos sociétés telles qu’elles sont.

          Non-violence, laïcité, altermondialisme, le partage comme règle de justice… ces enseignements, et d’autres encore comme le statut des femmes ou la place des enfants, ont été longtemps recouverts par le manteau flamboyant du mythe chrétien.

          Certes, ces semences n’ont pas disparu. Aujourd’hui elles poussent douloureusement, timidement dans les Églises chrétiennes mais surtout dans un monde sur lequel ces dernières ont perdu tout pouvoir d’entraînement. Longtemps, elles avaient détenu le monopole de la vérité sur l’Homme et sa destinée : c’est désormais sans elles, et parfois contre elles, que l’utopie altermondialiste proposée par Jésus s’affronte aux lourdeurs des réalités sociopolitiques.

           Le mouvement altermondialiste est aujourd’hui porté par les peuples, contre leurs dirigeants. S’il reprend à son compte certaines intuitions du fils de Joseph, il ne partage pas sa vision de l’être humain et de sa destinée, enracinée dans une certaine conception du « prochain », accompagnée d’une compassion sans limite, universelle.

           Dans le chaos qui s’annonce, la voix du prophète galiléen a-t-elle encore une chance de se faire entendre ?

                                                M.B., 21 nov. 2011

CHRISTIANISME : SE RELEVER DE SES CENDRES ?

          Entendu hier le sociologue Boris Cyrulnik commenter son dernier livre, sur la résilience.

          Qu’est-ce que la « résilience » ? En physique, c’est la capacité des aciers à conserver leur intégrité après avoir subi des chocs. Analogiquement, c’est la capacité, pour un individu, à se relever d’un échec grave, à repartir après avoir frôlé la mort physique ou l’anéantissement psychologique ou mental. « Résilience » a la même racine que « résistance ».
          Cyrulnik donne comme exemple les rescapés des Camps de la mort, ou les génocides récents.
          On lui pose la question : « La résilience individuelle peut-elle s’appliquer de la même façon à des groupes humains, à des communautés, voire à des nations ? »
          Oui, répond-t-il : exemple certains peuples, récemment soummis à des guerres qui avaient pour but de les exterminer, et qui s’en sont sortis mieux que d’autres, lesquels avaient pourtant connu une épreuve comparable à la leur.

          On lui pose alors la question : « Dans le cas d’une communauté humaine, quelles sont les conditions de la résilience ? Que faut-il, pour qu’un peuple se relève de ses cendres ? »

Il faut deux choses, répond Cyrul :

 1) De la solidarité entre les individus. Qu’ils se tiennent les uns les autres, qu’ils se soutiennent (moralement, idéologiquement, matériellement), qu’ils agissent en responsabilité collective.

2) Du sens. Qu’ils comprennent ce qui leur est arrivé, et pourquoi, et comment c’est arrivé.      

          Qu’ils puissent prendre du recul et se donner de la perspective. Pour qu’une communauté entre en résilience, il faut qu’elle sache d’où elle vient, comment elle en est arrivée là, pourquoi elle est menacée de disparaître. Ayant une idée claire et juste de son passé, elle peut commencer à se demander où elle va, et en prendre le chemin.
          Pour une communauté, la claire connaissance de son histoire, son analyse honnête et sans concessions, est le préalable à toute renaissance.
          Plus on y verra clair sur le passé, mieux on l’analysera, moins on se mentira sur les raisons et les causes du déclin, et mieux – et plus vite -on y verra clair pour repartir : pour avoir un avenir.
          Une analyse lucide, courageuse, sans dérobade, du passé, est la condition nécessaire de la résilience – de la survie, de la renaissance, du redémarrage.

          J’applique cette analyse pertinente à l’Église catholique, et à la civilisation qu’elle a nourri de l’intérieur pendant 17 siècles.
          Si la communauté des catholiques (ou ce qui en reste !) demeure hypnotisée par son passé, ses références dogmatiques
          -a- Sans faire face à la réalité : l’effondrement récent qu’elle connaît
          -b- et en se contentant de répéter les slogans et les certitudes de ce passé évanoui…
Alors, il n’y aura pas pour elle de résilience : elle restera sous perfusion, alimentée par le goutte-à-goutte des certitudes figées.
          Morte, en fait, dans un monde qui vit.

          Mais si cette communauté  accepte de comprendre le sens de ce qui lui est arrivé depuis 50 ans. Remontant le temps, si elle analyse le sens des grands tournant de son histoire, c’est-à-dire la création puis la lente pétrification de ses dogmes fondateurs. Si, enfin, elle se tourne à nouveau vers Jésus pour entendre ce qu’il a dit (et non pas ce qu’elle lui a fait dire)…
          Bref, si elle cherche du sens non plus dans le retour aux certitudes qui ont prouvé leur faillite, mais dans l’analyse des événements passés, puis dans le message original du grand prophète dont elle se réclame, Jésus le nazôréen,
          Alors, elle remplit la première condition.
          Si, au lieu de condamner ou d’ignorer (ou d’étouffer) ceux qui sont à la recherche du sens, elle les écoute et répercute leurs voix, les diffusant pour qu’elles rencontrent d’autres voix, d’autres chercheurs de sens – bref, si la solidarité dans la quête de sens prend la place de l’autorité totalitaire, alors, elle remplit la deuxième condition.

          Sans recherche du sens, et sans solidarité dans son expression et sa diffusion, le catholicisme continuera d’être un mort-vivant. Et l’Occident d’être privé de référent identitaire.
          I have a dream…

                          M.B., octobre 2008

UNE ÉGLISE PEUT-ELLE SE RÉFORMER ? Robert Hue quitte le PCF

            En démissionnant avec fracas (Le Parisien, 29 nov.) du directoire du Parti communiste, Robert Hue projette sur le catholicisme une lumière inattendue.
          L’ancien dirigeant suprême du PCF confesse :  » j’ai tenté de conduire une mutation, dont j’espérais qu’elle permette à notre Parti de retrouver une réelle influence dans la vie politique française. Cette mutation a échoué… Je l’ai fait parce que j’y croyais, même si le doute m’habitait parfois… Désormais – en dépit de la richesse humaine et du dévouement des milliers de militants communistes – je ne crois pas que le Parti soit réformable« .

          Et il écrit à Marie-George Buffet : « A propos du communisme, plutôt que de s’enfermer dans le fétichisme d’un mot », il faut reconnaître « que ce mot a été malheureusement souillé, aux yeux des peuples, par les erreurs commises en son nom ».
          Son amer constat, c’est « l’impossibilité du Parti à s’auto-transformer : je serai communiste autrement ».

           Mutatis mutandis, cette analyse lucide s’applique à l’Église catholique.

          Elle aussi, c’est un grand « parti », avec des militants, des dogmes fondés sur une utopie. Après la Révolution, les lendemains qui chantent. Après la mort, le bonheur éternel : utopie vient du grec ù-topos, « nulle part », et de nù-topos, « lieu de bonheur ». La vie présente, dans le monde tel qu’il est, n’est qu’une somme de souffrances : vivons-la tant mal que bien, animés par l’espérance d’un lieu de bonheur futur – la société sans classes d’un côté, le paradis des Apocalypses de l’autre.

          Le Parti communiste était la structure, sociale et mystique, qui devait apporter ce bonheur ici et maintenant. Constatant qu’il ne menait nulle part – ù-topos – Robert Hue a « tenté de conduire une mutation » de cette structure, et « cette mutation a échoué ». Mais il va plus loin : « Je ne crois pas que le Parti soit réformable…, il est dans l’impossibilité de s’auto-transformer ».

           L’Église catholique a toujours faite sienne la fière devise de la Chartreuse : Numquam reformata, quia numquam reformanda. Elle n’a jamais été réformée, parce qu’elle affirme n’avoir jamais eu besoin de réforme.

          En 17 siècles, il y a bien eu trois tentatives de réforme : la réforme carolingienne, qui consacra l’adoption d’une théocratie durable (l’Église et l’État ne font qu’un). La contre-réforme, qui fut – comme l’indique son nom – une réaction à Luther par la réaffirmation des fondamentaux catholiques. Vatican II, enterré en quelques années par Jean-Paul II.

          L’Église ne peut être réformée en profondeur, sinon elle l’aurait fait depuis longtemps. Il faut le savoir, et ne rien espérer d’impossible : si elle n’est « nulle part », l’utopie n’est certainement pas dans une Église, ou un quelconque Parti.

           « En dépit de la richesse humaine et du dévouement des milliers de militants », se désole Robert Hue. Eux aussi ils sont là, les fidèles catholiques : généreux, idéalistes, désireux de croire. Que faire d’eux ? Ils ne sont pas aveugles, ils voient que la route est barrée, seulement ils se trompent d’obstacles.

          L’obstacle ce n’est pas le célibat des prêtres, mais l’existence d’un sacerdoce hiérarchique. Ce n’est pas le manque d’engagement aux côtés des exclus, mais la lourdeur d’une institution fondée (dès son origine) sur l’exclusion. Ce n’est pas l’ordination de femmes-prêtres, mais le mépris des femmes (dès l’origine). Ce n’est pas la foi mise en danger, mais l’accent mis (dès l’origine) sur la pratique des sacrements, au détriment d’une spiritualité qu’on ignore ou qu’on réserve à quelques mystiques – regardés de travers. Ce n’est pas telle ou telle politique, mais (dès l’origine) la fascination pour « César », quelle que soit la couleur de sa toge.

           Déçu, désabusé, Robert Hue refuse de « s’enfermer dans le fétichisme du mot communisme… souillé par les erreurs commises en son nom »
          Il y a un fétichisme des mots « christianisme », « chrétien », au nom desquels bien des erreurs ont été commises. Hélas – déjà Épiphane de Salamine le regrettait au IV° siècle – il n’existe pas de mot « Jésuisme«  pour qualifier ceux qui ne sont plus juifs, et ne veulent pas être chrétiens. Qui ne veulent que suivre Jésus.
         Les ruines du christianisme annoncent-elles la naissance du « Jésuisme » ? D’une religion conforme à ce que Jésus le nazôréen a été, a fait, a voulu faire ? Une chose me semble sûre en tout cas : ce que Jésus prêchait n’avait rien d’une utopie.

          Les humains étant ce qu’ils sont, peuvent-ils se passer de fétiches et d’utopie ? Suffit-il de dire qu’on sera « chrétien autrement » – ou « communiste autrement » ?

          Certes, quelques-uns ont toujours su rencontrer Jésus tel qu’il fut. Mais « le peuple » ? Il n’a ni le temps, ni les moyens, ni la force de se lancer dans une aventure solitaire.

          Je ne doute pas que Robert Hue saura être « communiste autrement », après avoir quitté le système qu’il a dirigé pendant dix ans. Mais les petites gens, les humbles, qui n’ont ni sa culture, ni son expérience, ni ses cicatrices ?

          « Voyant qu’ils étaient comme un troupeau sans berger, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles »

                                          M.B., 30 nov. 2008