CAHUSAC A CONFESSE DEVANT LA FRANCE CATHOLIQUE

          Le confessionnal avait été entièrement refait pour la circonstance. Depuis l’intérieur on ne voyait pas la nef mais un simple mur – un mur nu, tout comme allait devoir se mettre à nu le pécheur qui venait d’y pénétrer.

          Sous un éclairage vif – la Lumière de la Vérité.

           – Entrez, mon enfant.

          Débonnaire, le ministre du culte laissa Jicé s’installer devant lui. Le moindre détail avait été mis au point avec la dir’com’, la directrice en communication de Déhèskhâ. Les arguments, les termes employés seraient les mêmes, l’an dernier ils avaient fait leur preuve dans des circonstances analogues. Mais Jicé savait qu’il était meilleur que Déhèskhâ : lui, il avait des nerfs d’acier, un regard qui ne cillait pas, une respiration parfaitement contrôlée.

          Surtout, il était mince : Jules César ne voulait autour de lui que des gros, il disait que les maigres sont dangereux parce qu’ils pensent trop (1). Ce qui avait perdu Déhèskhâ, c’est que c’était un gros.

          Jicé, lui, ne se laisserait pas faire, il était maigre et dangereux. Il avait retiré sa cravate pour exposer son absence de bajoues, la sveltesse de son torse et la minceur de son cou, ainsi préparé pour l’offrande à la guillotine du peuple. Comme à la prière il joignit ses mains sur la table, et baissa les yeux dans l’attitude de l’Agneau immolé.

           – Eh bien, mon enfant, je vous écoute…

          – Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché.

           Et là, il leva les yeux, ses yeux limpides qui attestaient toujours de la pureté de ses intentions. Les yeux sont des fenêtres ouvertes sur l’âme : il planta les siens dans l’objectif de la caméra. Que chaque spectateur ait le sentiment de plonger aux tréfonds de son âme, sans un seul coin d’ombre.

          – Que demandez-vous à notre Église ?

          – Le pardon. J’ai détourné de l’argent, j’ai menti : je veux que cette double faute soit annulée, effacée par le pardon. Vous avez ce pouvoir, non ?

          Le ministre du culte sourit :

          – Mais Dieu seul, mon enfant, peut effacer la faute, avec ses conséquences – pour terribles qu’elles soient.

          – Je ne crois pas en Dieu, mon père… et ce n’est pas à lui que je me confesse.

          – Mais alors, à qui ?

          – Au public, mon père. Le public est plus puissant que Dieu, puisque Dieu juge dans le secret et ne condamne que dans l’au-delà. Tandis que le public juge… publiquement, et il est capable de foutre ma vie en l’air dès maintenant. Or, j’ai bien l’intention de continuer. Avec Dieu, on s’arrange toujours : le public, je dois le convaincre.

          – De quoi, mon fils ?

          – De mon innocence coupable. De ma coupable innocence.

          – Car vous êtes coupable ?

           Jicé durcit son regard. « Surtout, ne soyez pas larmoyant, lui avait répété la dir’com’. Pas trace de buée sur vos rétines : vous n’implorez pas le pardon, vous l’exigez, il vous est à cause même de votre confession. » Il martela les mots :

          – Oui, je suis le seul coupable, j’ai laissé parler ma part d’ombre. Et qui donc n’a pas, comme moi, sa part d’ombre ?

          C’était l’argument principal : il fallait désenclaver la notion de culpabilité, rappeler à chaque spectateur que lui aussi (hé hé !) il avait « la conscience jaune encore de sommeil dans le coin de son œil. » (2)

          Politiques ‘’tous pourris’’, certes. Mais avant tout, public tous coupables dans le secret des consciences. Un juge coupable est plus indulgent.

           Le ministre du culte saisit la balle au bond, et pencha sa tête de côté :

          – Voulez-vous dire que vous n’êtes pas le seul fautif ? Qu’il y a eu des complicités ?

          – Des complicités ? Mais lesquelles ?

          – Eh bien… par exemple, celle de Pépère ou de ses lieutenants. Savait-il ? A-t-il laissé faire… ou pire, a-t-il tenté d’étouffer l’affaire ?

           Jicé remplit d’air ses poumons. C’était le moment décisif : Pépère avait la haute main sur le Parquet, il pouvait lui faire savoir qu’il souhaitait, n’est-ce pas, que ses réquisitions tiennent compte… enfin, qu’on n’aille pas jusqu’à… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Tout ça de bouche à oreille, bien sûr, rien d’écrit. Les paroles sont légères, elles volent.

           – Je ne sais pas ce que Pépère savait… mais ce que je veux dire, c’est que…

          La séquence avait été répétée des dizaines de fois avec la dir’com’. Il ne fallait quand même pas dédouaner ses copains d’En-Haut, ils lui avaient fait porter, et à lui seul, toute la faute. Mais pour ménager l’avenir, il ne fallait pas non plus les accuser directement. Tout était dans le ton, dans le rythme de la phrase. Dire une chose puis la masquer, en appuyant sur ce qui suivait :

          – …surtout ce que je veux dire, c’est que je suis le seul coupable.

          Le message était passé, de façon subliminale. Agiter bien haut la muleta de sa faute personnelle – la thèse de Pépère -, mais après lui avoir planté dans le dos une jolie banderille. Les journalistes feraient le reste, c’était leur boulot.

           – Je ne suis qu’un ministre du culte mon fils, je ne puis que recueillir votre confession, le public seul a le pouvoir de vous absoudre. Selon la théologie de l’Église, vous savez que quand la faute est pardonnée, ses conséquences se paient dans le purgatoire ?

          – Oui (un soupir, lui aussi très étudié). J’y suis prêt.

          – Et… vous n’avez pas peur ?

          Il était parfait, ce ministre du culte. On ne lui avait pas fourni les questions à poser, mais la dir’com’ était une excellente professionnelle, elle savait ce qui viendrait et elle avait tout prévu.

          – Oui. J’ai peur. Et qui donc, dans ma situation, n’aurait pas peur ?

          Pendant les répétitions, on lui avait appris à moduler cette phrase-là dans le registre des graves, celui de l’homme blessé. L’animal à terre, qui se couche sur le dos, flanc exposé, pour implorer la pitié.

           Le soir même, les commentaires autorisés montrèrent qu’il avait réussi sa confession. Ses anciens amis soulignèrent la blessure de l’homme, sa sincérité évidente. Ses ennemis relevèrent sa petite phrase sur ceux dont il ne savait pas s’ils savaient.

          Et le public, qui n’était plus croyant depuis belle lurette mais restait profondément imprégné de traditions et d’habitudes catholiques, le public était prêt à absoudre le pécheur repentant. Par sa confession devant lui, Jicé ne l’avait-il pas érigé au statut de divinité ? Il lui en serait reconnaissant. Jusque là, le peuple n’avait jamais été que souverain, devenir Dieu grâce à la repentance de Jicé, quand même ça valait bien une absolution.

          Laquelle, après tout, ne lui coûterait pas d’impôts supplémentaires.

           Et demain serait un autre jour.

                                 M.B., 17 avril 2013

 (1) « Let me have men about me that are fat… Cassius has a lean and hungry look, he thinks too much : such men are dangerous.” (Shakespeare, Julius Caesar, I,2)

(2) Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I,4.

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